lundi 4 août 2025

Enjoy NY

 Trier les vêtements. Rouler les robes. Préparer la trousse de toilette. Peser la valise. Enregistrer la carte d'embarquement. Imprimer les étiquettes. Demain, c'est le départ. C'est à la fois si banal et si surréaliste, de prendre l'avion et de s'envoler pour près de deux semaines, loin de tout ce tumulte.


Il y a deux semaines de cela, si les billets étaient déjà réservés, le scénario me paraissait absolument inconcevable. Je garde l'image de mon père, vidé de son humanité, prostré, furieux, anéanti. Celle de ce drôle de personnage sur son lit, qui fixe le plafond sans plus rien pour le toucher ou lui rappeler qui il est. J'aimerais évacuer ces douloureux souvenirs, mais ils font désormais partie de notre histoire familiale, de ces épisodes que l'on aimerait définitivement ne plus vivre, mais que l'on ne peut effacer.

De nouvelles images aussi terribles, nous n'en sommes pas à l'abri, hélas, mais les médicaments ont fait effet. J'ai retrouvé un papa rigolard, un peu à l'ouest, certes, mais apaisé, qui a même eu sa permission du week-end. Il fallait le voir me montrer son bracelet d'hôpital, tel un prisonnier qui s'amuserait de sortir quelques heures pour bonne conduite! 

Nous ne sommes à l'abri de rien, non, mais nous avons cette chance inouïe d'être en vie. Alors, j'ai fait mes valises, plutôt joyeusement, pour retourner, vingt-cinq ans depuis mon dernier séjour, à New York, là où tout a commencé dans ma carrière de journaliste sportif; assise dans les travées lointaines du Madison Square Garden, scrutant pour choper Pat Ewing et se "contenter" d'une interview avec Derek Harper, dont seuls les afficionados des Knicks se souviennent, j'imagine.

Je me sens partagée entre l'excitation réelle de redécouvrir cette ville que j'ai tant aimée - jusqu'à imaginer y vivre - et l'angoisse de laisser mon papa ici. Les dernières nouvelles sont rassurantes, je me sens un peu plus sereine. Mais si... Si... Si... Allez, on respire et on se souvient: j'ai la chance d'être là, ici et maintenant.

Je suis toujours frappée par la force qui nous anime, nous poussant à passer au delà des tourments émotionnels, des larmes et du désespoir, pour se retrouver un lundi après-midi simplement affairée à empaqueter au mieux ses affaires. Comment le trouble d'un jour, qui nous laisse abasourdi et impuissant, qui semble nous transporter dans un puits sans fond, peut-il à ce point laisser place aux questions les plus banales du quotidien, quelques jours plus tard? On parlera de résilience, je suppose, et celle de mon père relève du haut niveau.

Pourtant, je sais aussi qu'il ignore ce par quoi il est passé - et tant mieux - ne mesurant pas à quel point son état actuel et ses blagues à trois balles relèvent presque de la science-fiction. Je me souviens encore parfaitement du discours du médecin, m'annonçant "un probable coma, une arrivée en soins palliatifs et une sédation profonde." 

Aujourd'hui, cet homme, que le corps médical semblait condamner, m'a demandé de lui rapporter une casquette. Et pas n'importe laquelle, celle des Yankees. Une marron.

Je file chercher le sommeil. Pas certaine de le trouver, tellement je me sens fébrile. Tellement à fleur de peau que j'ai parfois l'impression d'avoir perdu toute dérision. Je compte sur New York pour retrouver de l'énergie. Me détendre, en savourant juste ce qui passe. Et, pourquoi pas, y glaner deux, trois histoires, sans oublier de rire, vraiment, sans retenue et surtout sans plus de nuage là-haut.

lundi 21 juillet 2025

Revenu des ténèbres

 J'ai senti mon ventre se nouer, alors que je prenais la route pour l'hôpital, ce soir. Pourquoi s'infliger cela? S'abîmer toujours plus? Souffrir et s'enfoncer dans le chagrin? Combien de temps le calvaire allait-il durer, pour lui, avant tout, pour nous également?

Les deux derniers jours n'avaient guère été rassurants. Samedi, son regard, shooté, s'éveillait ça et là et je gardais un mince espoir, celui que la médecine ait jeté un peu vite l'éponge et que mon père se relève. Dimanche, en revanche, il était parti dans les limbes, dans une logorrhée incompréhensible et des râles de douleur qui obscurcissaient régulièrement son visage fermé. Les lèvres desséchées, les bras bleuis des chocs qu'il s'était infligés lors de ses crises de fureur, les yeux clos, littéralement ailleurs, il était attaché de partout, coincé dans ce lit et enfermé dans son corps.

Ici et déjà parti.

Je vous passe les torrents de larme et l'angoisse, la colère et la tristesse mêlées, le tourbillon des émotions, jour et nuit, l'impression que son monde s'écroule, que plus rien ne sera jamais pareil.

Alors, oui, ce soir, j'avais la boule au ventre. Allez, une inspiration et j'ai ouvert la porte.

...

Et j'ai vu le sourire de ma soeur. Ses pouces levés pour que je comprenne, avant même de le voir, qu'il était revenu des ténèbres. Puis le visage ouvert de ma maman.

Oui, les miracles existent. Encore confus, évidemment, notamment dans sa parole, mon père vient de tromper les prévisions médicales et revient vers nous. 

Je le sais pertinemment, rien n'est gagné et son état reste préoccupant. Mais nous avons pu rire ensemble, partager ce moment lunaire et même envisager l'après, quand il sera sorti. Lui qui était promis aux soins palliatifs nous parle d'une soirée au restaurant et assure même que ça va aller. Même son habituel pessimisme s'est fait la malle!

On le sait, à la fin, tout le monde meurt. En attendant, on va continuer de surfer sur les montagnes russes, celles de la folie, de l'angoisse, de l'amour et de l'espoir qui s'entremêlent dans un joyeux bazar que l'on appelle la Vie.

samedi 19 juillet 2025

Papa, où es-tu?

 "Là, il n'est plus avec nous".

Elle me regarde, de ses yeux emplis de douceur et d'empathie, et va nous chercher nos affaires. Elle nous demande de partir, gentiment. J'entends mon père crier, éructer, délirer, il est là, mais n'est pas là. Elle a raison, cette jeune femme médecin. Il n'est plus avec nous.

Hier soir, en rentrant dans sa chambre d'hôpital, où il est depuis quelques jours, ma mère et moi l'avons découvert derrière un siège, prostré, comme un animal traqué. Il cherchait à enlever une sangle et s'obstinait, en marmonnant avec le reste de langage à sa portée. Il a levé les yeux vers nous. Regard de fou.

Où est mon papa?

Où est celui qui me balançait dans l'océan en riant, qui avalait les bonbons avec malice, qui posait fièrement en haut du Tourmalet ou de l'Alpe d'Huez? Où est mon papa gâteau?

Où est celui qui, il y a encore deux jours et malgré une nouvelle grosse crise d'épilepsie, dévorait un ourson en guimauve avec gourmandise et me reprochait de ne pas lui avoir apporté de gâteau à l'hôpital?

Il n'est plus vraiment avec nous, non.

Il est vivant, oui, dans le sens où il respire. Son âme est enfermée dans un cerveau qui a débloqué et qui l'a propulsé dans un monde sombre et effrayant.

Il a peur et il fait peur.

L'image de ces yeux fous ne m'a pas quittée depuis hier. Surtout, je suis terrifiée par ce qu'il vit, lui, actuellement, seul dans son monde, contentionné, perdu, sans doute en colère. J'y ai pensé toute la nuit, impuissante.

Ce matin, j'ai appris que ça avait été pire que tout, ensuite. Comme me l'a dit le médecin, il est vraiment devenu dangereux, pour lui et pour les autres, d'où la décision de lui casser son délire, à coups de médicaments. Quitte à le plonger dans le coma. Et, sans doute, en soins palliatifs.

...

Où est mon papa?

lundi 12 mai 2025

Dix fois le monde qui s'écroule

Un oeil sur mon portable.

Un message de mes parents.

...

Je souffle. Je reprends le plus calmement possible ma respiration. C'est rarement une bonne nouvelle. J'y vais mais j'ai peur.

"Ton père a été hospitalisé".

...

Ma mère a toujours été très factuelle.

Il y a un peu plus de deux ans, lorsque mon père avait vrillé pour la première fois, perdant temporairement l'usage de la parole, elle m'avait appelée.

10 grosses attaques plus tard, elle écrit. Sobrement.

 "Ton père a été hospitalisé".

Et, étonnamment, je lis ce court résumé avec calme. Pas de détachement, non, on n'est jamais vraiment blasé face à pareille nouvelle mais disons que le caractère pernicieux de l'habitude fait taire les quelques angoisses initiales.

Pour la dixième fois, il est donc parti, un peu paralysé et guère conscient, à l'hôpital. Son cerveau est grignoté par la maladie. La maladie, oui, mais laquelle? J'ai bien quelques sérieuses hypothèses à ce sujet mais quoi, je suis pas médecin et mon père refuse de se faire soigner.

A chaque fois, c'est ce même ciel gris et bas qui finit de plomber le moral, au moment de rentrer dans cet établissement aux contours soviétiques. Lorsque nous rentrons dans cette chambre si triste, la colère se lit aussitôt dans le regard bleu gris de mon père. Il est persuadé qu'on complote contre lui, que tout ça, c'est l'oeuvre de ma mère et de ma personne. On veut l'enfermer; au milieu de ces blouses blanches qu'il conchie. J'enclenche comme je peux ma carapace émotionnelle, celle que j'endosse un peu trop souvent depuis quelques temps, pour que cette agressivité glisse sur moi comme sur les plumes d'un canard.

Même elle, elle se fissure parfois.

On s'habitue sans s'habituer.

Ces mêmes chambres désuètes, ces mêmes murs tristes et vieux, ces fenêtres coulissantes qui ne s'ouvrent plus, cette dame hagarde qui tient un radiateur dans le couloir en jurant qu'il n'est pas le sien, le coup violent que mon père, ivre de rage, donne à la porte, au risque de se blesser davantage. Ces plateaux-repas immondes, ces allers-retours des chariots, seule animation à l'heure du dîner, comme l'unique rendez-vous avec l'humanité, tant les journées sont longues dans ces quelques mètres carrés. Ces sourires de travers et ces phrases débitées de façon infantile par le personnel, souvent las, pour prodiguer les soins et faire passer la pilule.

Ces envies d'en finir, qu'on suppose boostées par la maladie, qui n'en sont pas moins insupportables.

Tout s'effrite, l'envie de vivre de mon père, les peintures de ces couloirs froids comme mon coeur. La démence, ce concept que j'ai découvert avec quelques effrois à la lecture du Horla de Maupassant, au collège, s'infiltre, ça et là, dans notre vie familiale, devenant une réalité, bien loin du spectre romanesque que je m'en faisais.

C'est concret, palpable, violent et en perpétuelle évolution.

C'est ça, vieillir. C'est voir son papa perdre la boule, mais pas toujours. C'est le sentir diminué. C'est goûter bien malgré soi à sa frustration, c'est espérer, puis renoncer, puis y croire encore, parce que, quand même, ça va mieux par moment, non?

S'accrocher au moindre regain ou accepter la déchéance? Bousculée par cette double injonction, je me sens plus que jamais une petite chose, un peu naïve. J'ai l'impression qu'en fermant les yeux, je pourrais retrouver la saveur des souvenirs d'enfance avec ce papa-gâteau. Mon impuissance n'en est que plus forte et pourtant, j'ai besoin de ces images pour me rappeler de l'amour qui a bel et bien existé entre nous. Des moments simples qui ont émaillé nos vies, de ces instants insouciants, quand on ne savait rien de cette torture mentale.

J'ai aussi besoin de ces piqûres au parfum nostalgique pour me rappeler, aussi, que ce sentiment d'amour demeure, même lorsque mon papa s'enfonce dans les méandres si effrayants de ce monde qui, doucement, l'engloutit.

jeudi 19 septembre 2024

Un chiffre rond, avec des bords acérés

 

La lune hier soir. Les ténèbres sont proches :)

Aujourd'hui, j'ai 50 ans.

50 ans.

50.

Un chiffre rond, mais les bords du 5, ils piquent quand même un peu.

...

Voilà deux ans, lorsque j'ai découvert qu'Abricotine squattait ma caboche sans vergogne, je me suis promis de célébrer mes 50 ans. Je savais que je n'allais pas en mourir, de cette saleté d'incruste, mais enfin, elle m'avait bien rappelé à l'ordre quant à l'urgence de la vie.

Plus que jamais, je sentais cette urgence, oui, à savourer tous les moments forts, parce que tout s'évanouit si vite... Je sentais, aussi, l'apprentissage du temps long, moi qui ai toujours été en mode speed. 


Deux ans plus tard, alors que sonne le glas (vous avez dit drama queen?), je traîne des pieds pour marquer cette espèce de bascule qui s'opère en moi. Ah, le temps long, je l'ai tellement expérimenté que j'ai besoin d'un moment pour me mettre en route. C'est ça, la vieillesse - ou tout du moins le début, j'en conviens - j'imagine.

50 ans, c'est pas un moment où la finitude se révèle? Le moment où on réalise qu'au moins les deux tiers de notre existence ont filé? 

Les bords du 5, ils piquent un peu, je vous le dis.

J'ai 50 ans, et pourtant, je continue de tomber à vélo. Régulièrement. J'ai 5 ans quand on me dit qu'on va à la mer ou en Bretagne. A peine plus quand on me parle de chocolat. Oui, j'ai 5 ans quand il s'agit d'aller danser, faire les 400 coups ou entendre le brame du cerf dans une forêt du chemin de St Jacques de Compostelle, j'ai juste l'âge de lire dès que je franchis la porte d'une librairie et je suis à peine plus mûre sur un terrain de basket.

Mon visage s'est creusé raisonnablement, les rides m'ont à peu près épargnée et les cheveux blancs restent rares - quoiqu'agaçants. Ma taille s'est arrondie, pour mon plus grand malheur, moi qui me suis battue toute ma vie contre le poids. Je suis épuisée si je fais plus d'une activité par jour et la sieste est devenue l'un de mes loisirs les plus réjouissants.

Je sais, je vends du rêve. Merci Mamie.

Je suis triste et excitée simultanément. Je nourris une forme de nostalgie face à ces moments que je n'ai pas su apprécier à leur juste valeur, à l'époque, ou que j'ai vus fondre comme neige au soleil. J'ai plus que jamais envie de me lover dans les bras de ma copine la mélancolie. Je me sens comme un petit animal blessé par les derniers aléas de la vie, mais qui aurait envie d'explorer, encore, vaille que vaille, ce qu'il reste à vivre.

J'ai 50 ans. Mon fils, bientôt 21, a quitté la maison. Mon père, 75, continue de voir des rillettes dans le ciel, lui qui m'a rappelée, au téléphone, il y a quelques minutes de cela, combien, voilà 50 ans, ma mère avait souffert. Je ne suis sortie de son ventre que sous la menace des forceps. Hop, hop, hop, téméraire mais pas trop, j'ai sans doute compris, du haut de mon statut fœtal, que la vie n'allait pas forcément être toujours douce, qu'elle ressemblerait parfois à un champ de bataille, parfois à un tango maîtrisé. Mais qu'il fallait y aller.

J'ai compris, avec les coups passés, que ma coquille, celle qui m'a protégée, s'est avérée fort encombrante. Qu'Abricotine m'a aidé à détricoter complètement les derniers verrous pour m'offrir un cadeau précieux: m'accepter telle que je suis, avec toutes mes failles. Je vous écris cela alors que j'ai pleinement conscience que les hormones bousculeront bientôt ces belles (vaines?) croyances, parce  que 50 ans, si c'est l'adolescence avec une carte bleue, comme en rit si bien Florence Foresti, c'est aussi le temps de la ménopause, qui traîne pour l'instant la même nonchalance que celle qui m'envahit souvent, mais qui finira bien par survenir et faire sauter la sagesse de ce jour.

J'ai 50 ans, je viens de perdre mon travail. Demain, c'est l'inconnu, mais je vais faire comme j'ai toujours fait: un pas après l'autre. A chaque jour sa peine - ou sa joie, selon l'humeur.

On ne peut plus faire mine, à 50 ans, non? Finies les postures. Je sais dire aujourd'hui ce qui me traverse. J'ose davantage. J'exprime mes ressentis. Je donne mes pré-requis. Pas question d'accepter tout et n'importe quoi, j'ai appris à me respecter davantage. C'est bien le luxe d'une femme de 50 ans, pas vrai?

Pourtant, la petite fille n'est pas toujours si loin. Saurais-je un jour dire "Je t'aime", sans rougir ou appréhender je ne sais quelle catastrophe? Sans imaginer que mon karma va aussitôt m'en remettre une petite couche? Je commence à le faire. Ce n'est pas simple pour moi. Mon amoureux et mes amis, ma famille aussi, le savent, je pense. La mue est en cours et continuera de se faire.

La mémoire, tant qu'elle résiste, permet tellement de surfer sur cette vague mêlée de joie, de résilience, de souvenirs doux-amers, de bonheurs furtifs, que j'enregistre le moindre rire, le moindre éclat, ce léger sourire qui se dessine, face à moi. Je savoure doucement chaque bouchée, me délecte de chaque miette et laisse mon corps se gorger de ce frétillement. Je prends, je prends, je prends. Avec une envie folle de partager cet élan.

J'ai 50 ans. Et j'ai décidé que ce chiffre rond serait synonyme de douceur, même si je sais que les bords du 5, quand même, ils piquent.

vendredi 5 juillet 2024

La femme qui haussait les yeux au ciel

 Voilà quelques semaines, j'ai eu envie d'écrire ici sur un deuil, que j'étais en train de vivre. Et puis, je ne sais pas, une forme de pudeur, peut-être, le besoin de digérer surtout, je me le suis interdit. Lorsqu'est arrivée la vague RN, j'ai cherché à relativiser. Que valait ma peine intérieure comparé au désastre imminent pour notre pays?

La gueule de bois, j'espère ne pas l'avoir lundi. Mais là, je suis dévastée, sans doute sensibilisée par un trop-plein d'informations que j'ingurgite, mais à titre très personnel aussi, par une consultation chez ma neurochirurgienne. Je croyais être tombée sur le champion du manque d'empathie et avais demandé à changer. Lorsque je l'ai vue l'an dernier, je n'avais pas été marquée par une chaleur époustouflante. Mais là, j'ai pris cher cet après-midi.

Alors, bonne nouvelle, Abricotine fait moins la maligne et a commencé à se ratatiner, merci les rayons. Pourtant, étonnamment, je suis sortie en pleurs de cette entrevue qui aura duré moins de dix minutes. On expédie ça, madame, vous avez une tumeur bénigne qui ne prend plus que 3 ou 4 cm dans la tête, vous n'allez pas m'empêcher de partir en week-end, hein.

Ce qu'elle n'a pas compris, c'est que cette bille à qui on n'avait rien demandé, qui est venue bousculer mon existence, que j'ai bénie par moments, et qui m'a permis de vivre autrement, eh bien, elle laisse des traces. Ce deuil dont je vous parlais, c'est le deuil de mon ancien moi, tout simplement.

Je l'ai déjà écrit, ça m'a bien soulagé de tourner la page, de faire reset et de démarrer plus lentement, de savourer tout ce qu'il y avait à prendre, de vivre et d'exister.

Je n'avais juste pas envisagé que le nouveau moi serait livré avec une batterie à plat, sans résistance et avec quelques petits accrocs (sensibilité à la lumière, au bruit, vertiges, je vous passe les détails). On n'est pas sur une première main et ma capacité intense de travail s'est réduite à peau de chagrin. Quand, en juin, j'ai reçu ce courrier de la sécu m'indiquant une invalidité, je n'en ai pas tout de suite saisi la portée.

Au fil des jours, tu comprends. Ce concept de "handicap invisible", je le vis maintenant pleinement. Dans ce cabinet froid de l'hôpital, j'ai essayé d'expliquer cette immense asthénie qui ne me quitte plus beaucoup, les aménagements que j'ai dû imposer à mon travail avec un temps partiel. Ces vertiges, cette hyperacousie, mon évitement face aux grands magasins et à la foule.... En face, j'ai vu une femme qui se retenait de hausser les yeux au ciel et qui m'a répondu, d'un ton terriblement méprisant, qu'elle ne voyait pas le moindre rapport avec ma tumeur, que je devrais songer à voir mon médecin pour qu'il me redirige.

Vers un psy, tu veux dire, madame la sachante? Je ne suis pas la dernière à avoir consulté, c'est ok pour moi. Elle insinuait juste que j'étais dépressive et que, bon, là, faudrait penser à partir, parce que c'est pas tout ça, mais va y avoir des bouchons sur la route.

Je me sentais minable, à me plaindre telle Cosette. Elle a juste creusé un peu plus le trou. 

Je suis sortie en pleurs, dans le couloir, ne pouvant retenir davantage ce mélange de colère et d'incompréhension face à une attitude aussi méprisante. 

J'ai enfourché mon vélo, pédalé de toutes mes forces, longé la Loire, prolongé la balade en espérant que la nature m'aiderait à retrouver mes esprits, à m'apaiser, à me connecter de nouveau avec ce sentiment de sérénité qui m'accompagne souvent.

Entre la voiture qui ne fait même pas mine de freiner pour t'éviter et ces piétons qui squattent la piste cyclable, autant vous dire que la méthode ne s'est pas avérée très efficace.

Il fera jour demain.

On va résister à la menace fasciste, je vais oublier cette femme maltraitante et me concentrer sur la bonne nouvelle du jour: Abricotine se ratatine.

Oui, il fera jour demain.

samedi 29 juin 2024

Le jour où j'ai demandé de ne pas essayer le vitriol

 Un dimanche ensoleillé, à la campagne. Nous nous mettons à table, nous sommes une dizaine d'amis, nous n'avons pas 30 ans.

Nous sommes en avril 2002. Le week-end précédent, Jean-Marie Le Pen a fait près de 18% au premier tour des élections présidentielles, évinçant Lionel Jospin. Il n'y aura pas de duel droite/gauche pour la présidence. L'extrême-droite est au second tour et avec elle la résurgence de vieux traumas et des peurs légitimes, me semble-t-il. Celles de voir son pays sous l'éteignoir de l'extrême-droite.

Je crois que, parfois, j'aime mettre les pieds dans le plat. Depuis une semaine, je suis catastrophée. Je me demande comment c'est possible. C'est vrai, nous sommes en colère contre les hommes politiques et je me suis personnellement fendue d'un vote de contestation - j'ai voté Noël Mamère. La chute de Jospin, c'est les gens comme moi qui l'ont engendrée (bon, on est d'accord, la gauche s'était tiré une balle dans le pied toute seule, à l'époque) (mais ça n'enlève pas ce goût amer de la culpabilité qui ne m'a jamais quittée) (Noël Mamère) (bref).

J'aime mettre les pieds dans le plat, disais-je. Nous sommes dix à table. Je les regarde un par un. Si on suit les statistiques, y'en a bien un ou deux qui a donné son vote au Front National. Je demande à la volée que la ou les personnes qui l'ont fait, non pas se "dénoncent" mais m'expliquent. J'ai toujours besoin de comprendre. C'est chiant, mais c'est comme ça.

Je sais aussi qu'on ne parle pas des sujets qui fâchent, avec les amis, paraît-il. Trop tard.

Regards interloqués, bouches fermées, ils me scrutent et le silence s'installe. Et puis, l'une des personnes, sans doute plus courageuse que les autres, m'explique qu'elle n'en peut plus des femmes voilées dans les transports. Et commence à dérouler le discours habituel, sur l'envahissement supposé de nos contrées par des sarrazins à qui on a rien demandé, mais à qui on donnerait tout.

J'ai envie de vomir, à l'époque, écoutant ce flot pas encore décomplexé - elle a conscience, je crois, de franchir la ligne, mais c'est devenu trop pesant pour elle de se taire, de se laisser faire.

Je n'en peux plus, je me lève. Je quitte la table, prends mes affaires et décide de rentrer à pied. Ma bravoure est vite limitée par un élément factuel: nous sommes à 25 km de la ville dans laquelle j'habite à l'époque. Après avoir marché quelques centaines de mètres, je suis rattrapée par mon compagnon d'alors, qui tente de me "raisonner" - visiblement, c'est moi qui ai semé le trouble (j'avais pas ça en tête).

Je regarde la route devant moi. On va mettre un paquet de temps à rentrer, ma colère, mon désarroi et moi, alors je le suis et ne décroche plus un mot de la journée, avec ces gens qui, entre-temps, sont passés à quelque chose, rient, parlent, s'amusent comme si de rien n'était.

...

29 juin 2024.

A la veille du premier tour des législatives, je réalise que ma colère et mon désarroi ne m'ont jamais quittée, face aux discours actuels. "On a qu'à essayer", slogan lunaire, pour le moins, pour laisser les manettes du pouvoir à un parti xénophobe et sans aucun fond autre que celui construit sur un terreau de haine et de fascisme.

Le Rassemblement national est aux portes de cette accession qu'il fantasme depuis tant d'années et, justement, ce n'est plus un fantasme. Oui, évidemment, autour de moi, je ne vois que des personnes aussi catastrophées que moi - qui se ressemble s'assemble - mais j'entends aussi ce "on a qu'à essayer", comme pour suivre la stratégie de notre cher président : "vous voyez bien, je vous l'avais dit que c'était de la merde, dans deux ans, vous re-voterez pour moi."

Ou pas. En aura-t-on au moins la possibilité, déjà? Où en sera ce qui n'est plus déjà plus une démocratie depuis le macronisme? Soyons clair, je n'ai aucune intention de redonner un jour ma voix à cet homme irresponsable qui a précipité notre chute - je l'ai fait naïvement en 2017, merci, j'ai eu le temps de réfléchir depuis.

Moi, j'ai jamais essayé de boire de l'eau de javel ou de mettre le feu à mes cheveux pour voir comment ça faisait.

En 2002, j'avais eu peur, comme tous ces Français qui ont voté massivement pour Chirac au second tour des présidentielles, tel un pare-feu au fascisme. La menace était là mais sincèrement, qui aurait cru un jour que le peuple français, qui s'énorgueillit du "Liberté, égalité, fraternité", en viendrait à donner les rênes à des gens qui fondent leur marche sur la destruction de l'autre, sans solution par ailleurs?

J'écris ces mots et je me sens tellement naïve et vide, tant la sidération s'est emparée de moi.

J'ai toujours pensé qu'avoir grandi dans une banlieue parisienne, où toutes les couleurs et nationalités étaient représentées, avait constitué une chance pour moi. La question de la différence, je ne me la suis pas posée. Elle était là face à moi et, du haut de mes 6 ans, la seule chose que je n'ai pas comprise, en arrivant dans un quartier nantais plutôt BCBG, c'est pourquoi il n'y avait que des blancs dans ma classe.

J'ai élevé mon fils dans ces valeurs. Quand il m'a demandé, avec sa petite trogne, pourquoi notre voisin était noir, alors qu'on était tous les trois dans un ascenseur exigu, je lui ai juste conseillé de poser sa question directement au monsieur. Ce que ce dernier a fait. La différence peut interpeller; pourquoi devrait-elle faire peur à tout prix?

Naïve? Peut-être. Sûrement, même. Je suis une utopiste. Sans pouvoir comparer ce que vivent des populations entières aujourd'hui en France, qui n'ont pas eu l'outrecuidance de se repeindre la face en blanc, j'ai senti une fois ce parfum malaisant du racisme, à mon encontre. Oui, une seule fois, qui m'a suffi à réaliser l'injustice et la cruauté, l'envie de défiance qui s'engouffre en soi, aussi, face à autant d'hostilité illégitime.

A Atlanta, ville noire à 96%, je suis rentrée un jour dans un restaurant, situé à une sortie de l'autoroute, dans ces drôles de zones totalement dépersonnalisées où le seul point commun est le Denny's, le Mc Do et un Motel 6 crasseux. J'étais là-bas pour le All Star Game de la NBA, il était 16h et je n'avais toujours pas mangé. J'arrive donc, pousse la porte et sens d'emblée le malaise. C'était un dimanche, les gens étaient attablés en famille et je suis saisie par l'intensité du regard d'une petite fille, qui me dévisage, tourne les talons et va voir sa grand-mère en me montrant du doigt.

Je ne comprends pas, au début. Ai-je une patate sur la joue ? Je commande, et je sens la pesanteur de ces regards sur moi. Je n'exagère pas. Ils me scrutent, plus que perplexes quant à ma présence à leurs côtés.

Je suis une blanche au milieu des noirs, et clairement, je ne suis pas la bienvenue.

Autant vous dire que je n'ai pas terminé mon repas, que j'ai pris mes cliques et mes claques, effarée de cette situation que j'ai provoquée sans même y avoir songé. Je me suis sentie l'étrangère. Celle qui n'a rien à faire là. J'ai pensé à ce que ça doit faire, d'être un arabe en France.

C'est complètement irrationnel. Tout simplement. 

Aujourd'hui, la parole est décomplexée. Au boulot, c'est une dame qui m'explique au téléphone que son fils a perdu sa carte d'identité, et que celui-ci lui a rapporté que, "quand même, y'avait beaucoup de migrants avec lui ce jour-là". Insinuations perfides et abjectes, que la femme te balance sans vergogne.

Ce n'est pas nouveau, évidemment. Je me souviens de cette agent immobilier qui, croyant me rassurer, m'avait dit, alors que j'emménageais dans un appartement au 1er étage, situé dans un immeuble du centre-ville: "Ne vous inquiétez pas, ils sont tous au 4e étage.

- Ils?" lui avais-je répondu, interloquée, incrédule.

"Oui, vous savez, les familles africaines."

J'avais vraiment besoin de cet appartement. Je me suis contentée de lui dire combien j'étais choquée par sa réflexion, mais j'ai quand même emménagé. A l'époque, elle s'était sentie bête, mais maintenant? Qu'en serait-il?

Aujourd'hui, c'est cette élue du RN qui assure fièrement que "ces gens-là, si on ne les voit pas le matin au marché dans lequel elle tracte, c'est parce que ce sont des fainéants, qui ne font rien de leur journée". Toutes ces caricatures, tous ces clichés purement xénophobes, qui sont (pour l'instant) punis par la Loi, combien de votants français vont les autoriser explicitement par leur adhésion au RN ce dimanche, et le suivant?

Oui, je sais, j'ai un discours très simpliste, il n'y aucune analyse de ma part, je réagis sous le coup de l'émotion. Mais je ne peux pas croire qu'on en soit là. La priorité est-elle vraiment de dévoiler les femmes? De traquer tout musulman? N'y a-t-il pas plus urgent, des hôpitaux, des écoles, des services publics, à gérer?

Je me sens impuissante.

J'irai voter demain, pour le Nouveau Front Populaire, parce qu'à ma minuscule échelle, c'est le seul geste utile que je puisse faire.

Je ravale ce goût de vomi qui me vient en bouche. Décidément, c'est pas bon, l'eau de javel.