samedi 15 novembre 2025

Poussière d'étoile


 Ciel bleu. Douceur extraordinaire d'un mois de novembre. Et ces arbres, si hauts, côtoyant les limites d'un univers que nous ne pouvons que deviner.

C'était le 12 novembre. Drôle de coïncidence, on fêtait la Saint-Christian, le prénom de mon papa, comme un signe.

D'ailleurs, je crois que nous voulons voir des signes partout, quand un être aimé vous quitte, comme ça, là, une silhouette au loin, ici une ombre près de soi, un chuchotement, le sifflement d'un oiseau qui se transforme soudainement, dans notre esprit, qui prend corps et ressemble à s'y méprendre à un appel depuis l'au-delà.

Une façon de nous consoler, j'imagine, d'apaiser notre douleur, notre chagrin infini.

Papa est parti et, évidemment, je ne me résous pas à ce funeste destin.

J'entends, autour de moi, des mots doux, qui se veulent réconfortants. Oui, il est en paix, il ne souffre plus, il ne ressent plus ses tourments qui l'ont tant affecté.

"Un mal pour un bien", ai-je même entendu... Je le sais, consciemment, que l'existence n'a plus beaucoup de saveur quand la tête a vrillé, quand l'obscur s'est engouffré dans ces grottes mystérieuses et a englouti toute la lumière qui subsistait. Quand on n'est plus que l'ombre de soi-même et que l'on se met à détester ceux que l'on a tant chéris. A rejeter son quotidien si terne et à interroger la pertinence de respirer quand tout devient compliqué.

Quand il n'y a plus d'espoir.

Mais allez raisonner un cerveau qui pleure, une âme qui ne comprend pas, qui a perdu une partie d'elle-même...

Ce mercredi 12 novembre, nous lui avons donc dit un dernier au revoir. Nous avons mis en route l'enceinte, pour offrir la bande-son que mon papa aurait adorée, lui le mélomane aux goûts pointus. Nous nous sommes serré les uns contre les autres, droits comme des i ou plus prostrés. Délicatement, la personne des pompes funèbres a ouvert le couvercle de l'urne, s'est approchée de la terre, en contrebas d'un bel arbre que nous avions choisi, et a laissé se déposer - et s'envoler, pour certaines - ces cendres si blanches, comme des grains de ce sable que mon père aimait tant fouler.

Poussière d'étoile, voilà ce qui m'est venu en tête, réalisant ce paradoxe fou, propre à chacun: nous ne sommes que poussière sur cette terre et pourtant, notre nature si insignifiante côtoie la grandeur de l'être que nous sommes, marquant nos proches, laissant une empreinte indélébile dans leur cœur. 

Nous ne sommes rien et tout à la fois.

Quiconque a perdu un être cher comprendra la dissonance des émotions, l'ampleur du gouffre dans lequel on se retrouve plongé, sans volonté farouche de le remonter tant il y a une forme de réconfort à se complaire dans le chagrin. Trop tôt pour sortir de cette douce mélancolie qui m'habite si souvent.

Face à cette disparition, ma sœur, ma nièce et son ami, mon fils et moi-même avons fait corps autour de ma mère, chez elle, là où tout évoque mon père. En fin de semaine, chacun s'est dispersé, car la vie continue et que chacun retourne à la sienne, le cœur cabossé, évidemment, mais avec l'envie de ne pas s'écrouler.

Il y aura des hauts et des bas. On célèbrera encore et encore sa mémoire, jusqu'à en rire, parfois, pour ne retenir que les facéties. Ce matin encore, les larmes ont dévalé en cascade sur mes joues, comme chaque jour depuis son départ, dans un mouvement si fort, qui me laisse dans une forme de néant. Je sais qu'on lui doit ça, de continuer à vivre, lui qui était si actif, si sportif, si aimant. On doit jongler avec cette tristesse, qui subsistera à chaque fois que je penserai à lui, et la réalité de notre vie sur terre. Accepter de parler à l'imparfait, avancer vers ce présent et cet avenir sans lui.

J'écoute "Let It be" et la voix de Paul Mc Cartney m'emporte dans cet élan mêlé de tristesse et de résignation.

Cela s'appelle le deuil et dieu que c'est dur.

lundi 3 novembre 2025

Parler à l'imparfait

Mes nuits sont peuplées de ces rêves insensés avec, en dénominateur commun, mon papa.

Depuis l'annonce de son décès, les messages de sympathie affluent, comme autant de couteaux dans la plaie, tant ils rendent réelle sa disparition. Notre perte.

Je ne pensais pas avoir autant de larmes en moi. Je réalise ce que ça fait de perdre un parent, aka une partie de son enfance et de soi-même. Processus tellement classique du deuil, mais dieu que ça fait mal. Les témoignages nous confortent dans l'image que nous avions de lui, si gentil, si généreux, si maladroit et ronchon aussi, parfois. Un gourmand, plein de facéties, tellement tendre, qui a marqué le cœur de tous ceux qu'il a croisés, lui qui voulait partir sans laisser la moindre trace sur terre.

Raté, papa.

Face à l'injustice, il pouvait s'emporter, surtout si cela touchait ses filles ou ses deux petits-enfants. Il aurait donné sa chemise, ce vêtement qu'il affectionnait particulièrement. D'ailleurs, je me souviens avec beaucoup de nostalgie et de joie mêlées de nos virées shopping, il n'y a pas si longtemps encore, lors de lesquelles il adorait retrouver "ses" vendeuses préférées. Parfois, il me disait: "On va les voir, tu pourrais leur faire des gâteaux?" Et il débarquait dans le magasin avec une barrette de macarons, fier de son cadeau maison.

Il aimait faire plaisir, transmettre, jouer. C'était "Tonton Christian" pour les élèves qu'il formait, à la piste routière. Un flic avec l'uniforme, mais un gentil, celui qui ne faisait pas peur. 

Il nous a donné, à ma soeur et moi, le goût du sport - et parfois le dégoût du cyclisme, si je veux être 100% honnête. Ah, ces vacances en fonction du tracé du Tour de France, ces virages des Pyrénées ou des Alpes qui me donnaient le tournis à en vomir! Mais j'aimais le suivre, lors des contre-la-montre ou des étapes dans les cols, pas juste pour la caravane publicitaire... Plus qu'un supporter, il était surtout un cycliste chevronné. Il fallait le voir bichonner ses deux vélos. D'ailleurs, depuis qu'il ne pouvait plus les enfourcher - l'un des grands drames de sa vie - il continuait de les gonfler régulièrement.

Il caressait l'espoir de reprendre, un jour, ses virées solo, le casque bien vissé sur la tête, un billet et ses papiers sur lui, toujours prévoyant.

Il aimait se dépasser, se faire mal dans les côtes les plus folles. Tourmalet, Alpe d'Huez, Aspin... Les cols les plus ardus ne lui faisaient pas peur, et il n'était pas peu fier de griller la politesse aux petits jeunes dans les montées.

A la mer aussi, qu'il adorait, il prenait son petit transistor et suivait la fin de la course avec Jean-René Godard, que ma soeur, ma mère et moi détestions. Et sitôt l'étape terminée, il nous rejoignait dans l'eau, comme un gosse.

Les souvenirs, c'est forcément ce qui nous lient, ces phares qui nous permettent de tenir dans la nuit et depuis vendredi, ma maman, ma soeur et moi, on en raconte et on s'en raconte. On a ressorti les photos, on les regarde avec un sentiment doux-amer.

Les rires finissent souvent par l'emporter, heureusement d'ailleurs. C'est la solitude, une fois à la maison, qui me rattrape et me plonge dans cette tristesse infinie. Mon papa est en paix, je l'espère. J'aimerais que cela me réconforte un peu mais je le sais, il est trop tôt pour la consolation. 

vendredi 31 octobre 2025

La dernière révérence

Hier soir, j'écrivais: "A l'heure de ces lignes, papa est encore de ce monde. Ou tout du moins son enveloppe corporelle, tant son âme semble déjà flotter hors de nos murs..."

Vingt minutes plus tard, il partait. Le jour de l'anniversaire de mon fils, qu'il adorait. Comme un signe de l'affection qu'ils se portaient mutuellement. 

Le médecin a appelé à 23h59 et nous sommes allées, ma maman et moi, hagardes, le voir dans la chambre qui l'a vu partir. Les traits plus reposés, oui, le teint déjà un peu jaune, le visage émacié et ces yeux fermés, si beaux, si bleus, que l'on ne verra plus.

Papa, où que tu sois désormais, tu le sais mais je te le redis. Je t'aime.

jeudi 30 octobre 2025

Tenir, pour lui

 
Ce ciel. Ces contrastes de jaune, bleu, rose, se fondant dans la nuit tombante.

Se raccrocher à quelque chose. N'importe quoi mais ressentir, se focaliser, rester debout.

...


Je suis sortie chancelante de l'hôpital, hier soir. Et j'ai fixé ce paysage, bien réel. Le midi, le gérontologue m'avait appelée, en m'expliquant que le pronostic vital de mon papa était désormais engagé. Que l'essentiel, maintenant, était de lui apporter du confort, plus du soin.

Moi qui avais le sentiment de l'avoir abandonné - je n'étais pas retournée le voir depuis quelques jours, un peu traumatisée - j'ai senti qu'il était temps de voir mon papa.

Le cœur battant, j'ai pris la route, après le travail, le cerveau en compote. Tel un automate, je me suis garée, j'ai accéléré le pas, remettant ma capuche pour contrer la forte averse, franchi la porte de ce maudit hôpital et marché dans les longs couloirs glauques du CHU, et ai attendu nerveusement le médecin. Ce dernier m'a accompagnée dans cette chambre 419, et après quelques explications, m'a laissée seule. "Vous pouvez lui parler. On ne sait pas trop comment, mais ils ressentent des choses et peuvent vous entendre dans leur état."

"Ils" ce sont ces hommes et ces femmes perdus pour la médecine, qui vont s'enfoncer plus ou moins vite. Parmi eux, il y a donc mon papa.

A cet instant, il reste douloureux, je le devine aux spasmes qui viennent régulièrement crisper son visage. Dénutri et victime d'une pneumopathie, il reste sous oxygène, tousse et dort profondément. Je saisis ce moment hors du temps, alors que tombe la nuit, pour m'approcher de lui et lui parler. Lui dire tout l'amour que j'ai pour lui. Je ris, je pleure, je lui raconte combien j'étais fière de dire qu'il était mon papa, lorsqu'il m'amenait à son travail et que je sentais à quel point il était populaire auprès des enfants. Je lui avoue combien j'avais été touchée, cette fois où il a sonné à ma porte, un 14 février, pour m'offrir une rose, pensant qu'aucun amoureux n'aurait pensé à moi.

Je le regarde, si fatigué, et repense à ce quadragénaire qu'il était, rouge comme une tomate lorsqu'une de mes copines lui avait avoué qu'elle le trouvait "un peu beau". Quelle gêne j'avais ressentie, et quelle fierté en même temps.

Je lui dis combien je suis désolée d'avoir pu parfois lui créer des angoisses, à vouloir suivre mon chemin sans l'écouter. Je lui parle de mon fils, qui l'aime profondément et pour qui il avait tant d'affection. "Tu te souviens, papa, comme il te fixait alors même qu'il était tout bébé?" J'approche ma main de la sienne, elle est bouillante. Je la caresse doucement et soudain, je sens une pression.

"Papa? Tu m'entends?" Il serre mes doigts. Tente visiblement de parler mais seul une sorte de grognement sort de sa bouche pâteuse.

Je lui parle doucement, me tais, le regarde, lui dis tant de choses, en espérant que sa fin soit la plus paisible possible. Il m'offre la possibilité de lui dire au revoir et pourtant, au fur et à mesure que les minutes s'égrènent, je n'ai plus envie de partir. Je voudrais rester là, l'accompagner jusqu'à son dernier souffle. Je me sens complètement déchirée, entre mon envie de le voir partir, enfin apaisé, et celle de le sentir respirer encore et encore.

Tant que le cœur bat, l'espoir demeure... Mais est-ce une vie? Tiraillée plus que jamais, je quitte à regret la chambre et je me raccroche au vivant, à ce ciel incroyable d'automne, aux rugissements des moteurs sur le parking, au son de la radio qui s'allume en démarrant ma voiture.

La nuit suivante, mon papa s'est encore enfoncé. Aujourd'hui, on lui a retiré l'oxygène, pour le passer sur un duo benzodiazépine/morphine très éloquent, au cas où on aurait imaginé un mieux. Le visage s'est fait moins grimaçant, la respiration plus saccadée.

A l'heure de ces lignes, papa est encore de ce monde. Ou tout du moins son enveloppe corporelle, tant son âme semble déjà flotter hors de nos murs...

samedi 25 octobre 2025

Incertitudes

 Hier soir, je suis allée sur un site, pour voir si mes critères matchaient avec les offres.

...

Euh, un site pour constituer un dossier, afin de taper aux portes des maisons de retraite, ne vous méprenez pas.

Une semaine après son hospitalisation, nous en avons pris conscience; Même s'il ne le sait pas, notre père ne reviendra pas à la maison.

Et du jour au lendemain, nous voilà propulsés dans ce monde lunaire, où l'on évoque la perte d'autonomie, l'univers des grabataires - ce mot qu'il a toujours détesté - l'arrivée dans ces mouroirs. Nous voilà à quémander une place pour notre papa, dans l'un des établissements qui voudra bien le recevoir. Nous voilà à placer une personne de 76 ans là où elle ne voulait surtout pas aller.

On essaie de se persuader que c'est la meilleure solution, pour lui, pour notre mère, pour nous. Bien sût qu'il n'y a pas d'autre issue. A voir l'air résigné des médecins nous expliquant que sa maladie est incurable, oui, on se fait une raison.

Et puis, un passage dans le service suffit à me faire flancher. Ses yeux injectés de sang, sa peau si pâle, ses regards vers les fantômes qu'il semble entrevoir sur les murs de sa chambre, sa logorrhée incompréhensible, cette façon qu'il a d'être là sans être là, mais quel enfer! Quel calvaire il doit vivre, et nous on devrait regarder si les frais de blanchisserie sont compris dans le tarif mensuel des EHPAD?

Et s'il ne résistait tout simplement pas à cette hospitalisation éprouvante, où la seule façon d'apaiser son agressivité est de le shooter... à mort, justement ? Sédaté, il redevient inoffensif. Mais déjà presque mort, soyons honnête.

Alors, je reprends le dossier et je le complète, parce que finalement, ces petites choses concrètes et ces gestes automatiques, c'est ce qui me fait tenir. Avec ma sœur, on se concerte et on soutient notre mère comme on peut. Ce qui circule entre nous est précieux.

Je ne veux pas fuir mes émotions, elles sont là, débordantes, envahissantes et retenir mes larmes me semble parfois impossible, y compris dans la rue ou derrière mon bureau, au travail, où le moindre couac devient une montagne. C'est ce qui s'appelle être à fleur de peau, yeux rougis et lèvres sèches, bide retourné et début d'herpès sur un visage aux trais tirés. Loin de moi l'idée de me plaindre, quoi de plus logique que de perdre sa joie de vivre quand un parent est en train de vous quitter?

L'image de mon papa complètement déboussolé ne me quitte pas, malheureusement. Elle me revient véritablement jour et nuit, me rappelant l'horreur qu'il doit vivre, et je n'ai jamais été si incertaine sur son devenir.

Mais, parce que je suis vivante, je dois me battre pour lui, pour sa mémoire disparue. Il n'est pas juste ce monsieur rongé par la démence à la 419. Nous, on n'oublie pas le papa incroyable qu'il a été, où que son âme soit aujourd'hui.

dimanche 19 octobre 2025

Négocier sur une pelouse verte

La maison et sa teinte saumonée si familière. Le ciel bleu, les arbres joliment teintés des couleurs automnales qui contrastent avec le vert de cette pelouse synthétique. Le décor, à un autre moment, pourrait sembler apaisant et doux.

Il est 17h, ce jeudi, et sur cette pelouse si verte, sont postés six hommes en uniforme. Six gendarmes, entourant ma mère. Devant la maison de mon enfance, voilà donc une intervention pas banale. Je m'étais garée un peu loin, pour éviter à mon père de reconnaître ma voiture, mais lorsque je vois la scène, j'accours, vite, dévalant la pente bitumée et je parviens à leur hauteur, haletante.

"Tiens" me dit ma mère en me tendant son téléphone portable. Je prends et entame une conversation lunaire avec un abruti - je ne trouve pas de qualificatif mieux adapté - chargé de la régulation des appels du 15. 

Pendant une dizaine de minutes, je vais négocier avec lui pour le convaincre de faire venir une ambulance pour mon père, resté à l'intérieur de la maison. Nous sommes dans un scénario digne d'une mauvaise série policière, les gendarmes aux aguets, ma mère, otage d'une situation angoissante, moi qui négocie en ligne et le forcené retranché dans la maison. Sauf que tout ça est très réel.

Ma mère a dû fuir et partir se cacher, une bonne heure plus tôt, car mon père a de nouveau vrillé et s'est montré menaçant. Très menaçant.

Depuis sa dernière hospitalisation d'où il était revenu d'entre les morts, il n'a plus jamais été le même. Souvent agressif et blessant, il a beaucoup évoqué ses idées suicidaires et proféré des menaces de mort, notamment à l'encontre de ma mère.

Si je veux être parfaitement honnête, j'ai hésité à publier ces lignes, car je n'ai nullement envie d'entacher l'image de mon papa. Pourquoi je le fais? Je ne sais pas, sans doute parce que, au fond, je n'en veux pas à mon papa qui n'est pas responsable de sa démence - il en est même la première victime. Et sans doute ai-je l'envie de déposer ce trauma ici, comme pour m'en libérer.

Je sais pourtant que je n'y parviendrai jamais complètement.

Toujours sur le trottoir, je tente de convaincre mon interlocuteur, décidément très fermé. Mon père doit être hospitalisé, qu'il le veuille ou non. Il me rétorque qu'il y a des lois, qu'on n'enferme pas les gens parce qu'ils sont "un peu agités". Là, je hausse le ton. Veut-il que mon père plante un couteau dans le ventre de ma mère, qu'il mette le feu à la maison, comme il menace de le faire depuis trop de jours? J'explique, je raconte les épisodes passés et, alléluia, l'alerte est déclenchée, le SAMU va débarquer. Je tends le téléphone aux gendarmes, me sens soudainement vidée d'avoir tout lâché, consciente que ce n'est pas le moment de craquer.

Je veux me rapprocher de ma mère, que je vois soudain si fragile et désœuvrée, je marche jusqu'à la pelouse et là, j'entends un cri, celui de mon père qui hurle mon prénom. L'un des gendarmes tente de le calmer, mais il ouvre la fenêtre, commence à se plaindre de ma mère et de ses supposés agissements. Je tente de le raisonner, naïvement, et il comprend, dans sa paranoïa, que je ne suis pas dans son camp. Au delà de ses hurlements et de ses insultes, ce qui me frappe le plus, c'est son regard. Ses yeux ronds, noirs de colère et teintés d'animalité, où se lisent rage et fureur. Les yeux d'un fou.

Je m'éloigne de son champ de vision mais il continue de monter en pression, enfermé comme un animal en cage dans son salon. L'ambulance et le médecin arrivent et après un rapide topo, le verdict tombe: il va être hospitalisé sous contrainte, décision actée par le médecin lui-même. "Une piqûre et on l'emmène". Sauf que les murs sont fins et qu'on l'entend gémir, hurler, jurer, pleurer longuement dans une plainte déchirante. "Ce n'est pas mon papa, ce n'est pas mon papa" songe la petite fille en moi qui a envie de se protéger. 

Ma mère essaie, elle aussi, de le faire, me dit: "ne pleure pas, ma chérie". Elle est si courageuse. Elle en a tellement bavé, a serré si fort les dents depuis des mois... Et la voilà réduite, comme moi, à se cacher dans la cuisine pour éviter toute interaction, tant un regard sur nous le fait vriller. Comme si une part de lucidité s'infiltrait dans les tréfonds de la folie.

Il nous a insultées une dernière fois, ma soeur -pourtant absente!-et moi-même, avant que l'ambulance démarre vite pour rejoindre les urgences. Le palpitant en feu, les larmes au bord des yeux, la bouche sèche, on s'est regardé, ma mère et moi, sans vraiment comprendre ce qui venait de se passer.

Le ciel s'était assombri, les arbres laissaient échapper des glands par centaines, le silence était revenu. Cette vision si récurrente, celle de mon papa nous balançant dans les vagues de l'océan, m'est soudain apparue, comme un nouveau coup de poignard dans le cœur.

Ce papa de l'enfance, forcément idéalisé, je continuais de le côtoyer il y a encore peu, par bribes réconfortantes. Je m'y accrochais, j'en avais besoin et mon père lui-même semblait par moment se laisser happer par ce bonheur passé. Aujourd'hui, il n'y avait plus que folie et fureur, angoisse et souffrance. Et pas de bouée pour se rattraper.

lundi 4 août 2025

Enjoy NY

 Trier les vêtements. Rouler les robes. Préparer la trousse de toilette. Peser la valise. Enregistrer la carte d'embarquement. Imprimer les étiquettes. Demain, c'est le départ. C'est à la fois si banal et si surréaliste, de prendre l'avion et de s'envoler pour près de deux semaines, loin de tout ce tumulte.


Il y a deux semaines de cela, si les billets étaient déjà réservés, le scénario me paraissait absolument inconcevable. Je garde l'image de mon père, vidé de son humanité, prostré, furieux, anéanti. Celle de ce drôle de personnage sur son lit, qui fixe le plafond sans plus rien pour le toucher ou lui rappeler qui il est. J'aimerais évacuer ces douloureux souvenirs, mais ils font désormais partie de notre histoire familiale, de ces épisodes que l'on aimerait définitivement ne plus vivre, mais que l'on ne peut effacer.

De nouvelles images aussi terribles, nous n'en sommes pas à l'abri, hélas, mais les médicaments ont fait effet. J'ai retrouvé un papa rigolard, un peu à l'ouest, certes, mais apaisé, qui a même eu sa permission du week-end. Il fallait le voir me montrer son bracelet d'hôpital, tel un prisonnier qui s'amuserait de sortir quelques heures pour bonne conduite! 

Nous ne sommes à l'abri de rien, non, mais nous avons cette chance inouïe d'être en vie. Alors, j'ai fait mes valises, plutôt joyeusement, pour retourner, vingt-cinq ans depuis mon dernier séjour, à New York, là où tout a commencé dans ma carrière de journaliste sportif; assise dans les travées lointaines du Madison Square Garden, scrutant pour choper Pat Ewing et se "contenter" d'une interview avec Derek Harper, dont seuls les afficionados des Knicks se souviennent, j'imagine.

Je me sens partagée entre l'excitation réelle de redécouvrir cette ville que j'ai tant aimée - jusqu'à imaginer y vivre - et l'angoisse de laisser mon papa ici. Les dernières nouvelles sont rassurantes, je me sens un peu plus sereine. Mais si... Si... Si... Allez, on respire et on se souvient: j'ai la chance d'être là, ici et maintenant.

Je suis toujours frappée par la force qui nous anime, nous poussant à passer au delà des tourments émotionnels, des larmes et du désespoir, pour se retrouver un lundi après-midi simplement affairée à empaqueter au mieux ses affaires. Comment le trouble d'un jour, qui nous laisse abasourdi et impuissant, qui semble nous transporter dans un puits sans fond, peut-il à ce point laisser place aux questions les plus banales du quotidien, quelques jours plus tard? On parlera de résilience, je suppose, et celle de mon père relève du haut niveau.

Pourtant, je sais aussi qu'il ignore ce par quoi il est passé - et tant mieux - ne mesurant pas à quel point son état actuel et ses blagues à trois balles relèvent presque de la science-fiction. Je me souviens encore parfaitement du discours du médecin, m'annonçant "un probable coma, une arrivée en soins palliatifs et une sédation profonde." 

Aujourd'hui, cet homme, que le corps médical semblait condamner, m'a demandé de lui rapporter une casquette. Et pas n'importe laquelle, celle des Yankees. Une marron.

Je file chercher le sommeil. Pas certaine de le trouver, tellement je me sens fébrile. Tellement à fleur de peau que j'ai parfois l'impression d'avoir perdu toute dérision. Je compte sur New York pour retrouver de l'énergie. Me détendre, en savourant juste ce qui passe. Et, pourquoi pas, y glaner deux, trois histoires, sans oublier de rire, vraiment, sans retenue et surtout sans plus de nuage là-haut.