samedi 7 octobre 2023

Les tuméreuses heureuses

La magie d'un gîte, c'est son accueil haut en odeurs...

 A peine une semaine après mon retour sur Terre, aka la civilisation, ses stimuli un rien oppressants et agressifs (supermarché et périphérique, combo gagnant pour ressentir l'ampleur du mal urbain) - mais pas que, évidemment - il est temps de faire un petit bilan de cette expérience hors du temps que nous avons vécue, mon amie et moi. 

J'ai troqué les bâtons de marche contre des... béquilles (périostite tibiale, un mois de repos, bah oui, sinon c'est pas drôle) et j'ai donc débarqué à mon nouveau travail en claudiquant. Très classe, je trouve, mais vous aurez compris que j'ai fait depuis un moment le deuil de ma dignité.

Je ne saurai pas exactement situer à quel moment précis je l'ai perdue. Mon amie me cite quelques instants décisifs, suggérant néanmoins que je lui avais fait la peau dès le voyage en train jusqu'au Puy. Voyager dix heures avec un sac de rando sur le dos, avec une tenue qui sera aussi celle du soir, de la nuit et de la journée après la marche, vous oblige à lâcher prise rapidement, et après deux TER et un car, autant l'admettre; j'ai lâché prise.

Car oui, il faut voyager léger, le plus possible, ce qui suppose quelques concessions. Je ne savais pas encore où ce chemin vers le minimalisme nous mènerait.

Le premier dîner et la nuit dans une cellule du séminaire au Puy passés nous ont vite confirmé qu'on n'était pas sur un all-inclusive de luxe. Sobriété, dépouillement, on travaille sur la pauvreté de soi.

Le premier dortoir, le lendemain, te fait goûter le bonheur de posséder ces petits riens qui changent tout - c'est à dire les bouchons d'oreille, afin de survivre à tous les bûcherons nocturnes de la terre - mais aussi la frontale, qui te permet de lire au delà de 20h sans déranger tous les marcheurs épuisés - allez savoir pourquoi, lorsque la nuit tombe, la furie qui sommeille en moi s'agite et décide que la nuit doit servir à autre chose qu'à dormir.

Les nuits en gîte, où tu te déchausses à l'arrivée en déposant tes bâtons, sont un appel à l'anosmie, ou au moins à l'apnée temporaire, à moins de défaillir dans la seconde. L'odeur des pèlerins devient vite une sorte de repère: on se reconnaît entre nous, suintants personnages sur les routes, et ça finit presque par nous amuser. Sur Saint-Jacques, il y a trois moments particulièrement jouissifs: la douche, le coucher et la pause matinale, quand tu croques dans une pomme au jus délicieux ou que tu gardes en bouche cette banane à la saveur unique. Tous les sens sont décuplés, tout devient divin et intense.

Les forêts traversées, les ruisseaux enjambés, le goût du café préparé par un paysan, posé sur une table, le regard du rebouteux qui te fixe tout en soignant ta jambe, les bribes de conversation partagées le temps d'une montée, le regard khôlé des Aubrac à notre passage, celui, mutin, de ce berger lancé à toute vitesse sur son quad pour libérer son troupeau de brebis et le mettre sur notre route... Ce Mathieu, 38 ans mais déjà usé par l'alcool, qui prend le temps de partager une pause avec nous, au milieu de nulle part... La crédenciale, que l'on pense à faire tamponner alors que l'on est au bout de sa vie, le soir en arrivant au gîte, comme si notre existence en dépendait...

Le coucher, aussi, dont on rêve tous, à un moment de la journée, cet instant où on pourra déposer notre carcasse abîmée sur le lit et rejoindre les bras de Morphée. Pourtant, le soir venu, l'exercice est souvent plus laborieux que prévu. Le corps exprime ses tiraillements, ses raideurs et ne s'assouplit plus. Las, on finit néanmoins par s'endormir, après avoir réduit les douleurs autant que faire se peut à coups de massages et de Doliprane, et récapitulé dans sa tête les kilomètres passés et à venir.

Oui, tout devient intense et divin.

Le silence, enfin, certes parfois perturbé par le bruit sec et lancinant des bâtons... Et par nos éclats de rire et de voix. Car si j'avais espéré un caractère méditatif et introspectif, c'était sans compter sur la façon dont nous avons vécu le chemin, mon amie et moi. Nous avions à cœur d'accomplir ce périple, portées par une envie commune d'éprouver notre retour à la vie, après deux ans difficiles, liés à de graves problèmes de santé pour elle; un an après la découverte d'Abricotine pour moi.

Fatiguées, pas fatiguées, peu importe, nous nous sommes senties plus vivantes que jamais, je crois, portées par le sentiment de liberté et de joie, par l'émerveillement parfois presque puéril ("Oh, un papillon!" "Oh, un nuage!") que nous avons volontiers laissé s'exprimer.

Nous sommes devenues "les tuméreuses heureuses" et, tant pis pour ma dignité, j'ai alimenté parfois bien malgré moi ces fous-rires, ici un cuissard déchiré qui dévoile une partie de mon intimité, là des lingettes qui sortent vertes alors que j'ai essuyé derrière mes oreilles (appelez-moi Shrek), des cascades involontaires sur les chemins, un look de teletubbies congelé en bord de routedes montées d'escaliers à quatre pattes, une confusion entre une poule et un cerf ou encore un avis de décès impromptu.

Alors, au delà du milliard de marches montées, des remontées d'estomac après un aligot bien corsé, du dixième malaise vagal pour être remontée trop vite; au delà de la douleur constante à la jambe ; au delà des discussions existentielles menées parfois sérieusement avec des personnes uniques et attachantes (elles se reconnaîtront) ou des dîners à coup de hamburgers/aligot/petite poire (bisous aux Quebécoises), au delà des paysages lunaires, verdoyants ou désertiques, je veux retenir cette force de vie qui ne nous a jamais quittées et dont je me servirai comme d'un tremplin s'il vient un jour où la tristesse, le découragement ou que sais-je encore s'emparent de mon esprit.

dimanche 1 octobre 2023

Hymne à l'impermanence

 


Samedi matin. Les muscles sont durs, tendus, le tibia crie grâce et la cheville a triplé de volume. Pourtant, je me sens heureuse et comblée, assez fière du chemin parcouru, aussi. En trois heures, nous avons donc rejoint Conques et bouclé notre périple de dix étapes, en partant sous un magnifique ciel étoilé.

Ça n'a pas été sans émotion, au moment de longer le cimetière d'Espeyrac dans la nuit, privées des lampes frontales restées dans le sac (lui-même resté dans le mauvais gîte).

Un rien de frissons, renforcés par une Lune brumeuse, beaucoup de rires au moment d'éviter les racines du chemin et puis, les yeux se sont habitués à l'obscurité comme le corps s'adapte aux obstacles.

A chaque pas, un nouveau sol, une roche différente, des plantes diversifiées, des animaux de toute sorte, une pensée qui succède à l'autre ou le grand silence qui s'installe. On marche sous le cagnard, au gré du vent ou de la pluie, sous une légère brise rafraîchissante ou en se protégeant des rayons du soleil. Tout change, constamment.

Ce chemin est un hymne à l'impermanence. Accepter ce mouvement, c'est s'ouvrir à cette probabilité. C'est admettre que rien n'est acquis mais que ça existe, simplement, et l'instant furtif se vit comme tel. Naïvement, on cherche à saisir ces instants, enclenchant l'appareil photo plus que de raison, comme si on allait graver la beauté des paysages dans nos mémoires. Si je veux être honnête, je ne me souviendrai sans doute pas des lieux, des noms, des endroits précis, que j'ai immortalisés, dans quelques temps. 

Je garderai en revanche en moi enraciné le spectacle de la nature, parfois bienveillante, verte et aérée, parfois écrasante, avec ces roches escarpées, parfois, encore, intimidante avec ces collines qui tombent à pic et creusent des gouffres à l'infini.

Avant de partir faire un bout du chemin de Compostelle,  je ne cherchais pas de réponses à de quelconques questions. Abricotine m'avait laissé le loisir de me pencher plus ou moins sereinement sur les sujets existentiels qui me préoccupaient.

J'avais juste envie, je crois, de m'extraire de la vie réelle pour plonger dans un monde parallèle où tout le monde se salue, et avec le sourire, s'il vous plaît.

Dans un monde parallèle où les gens prennent le temps de marcher, de contempler, de respirer. De cheminer. La vie semble ici plus ancrée avec la terre, avec l'être.

Sur le chemin, on est entier parce que l'on n'a aucun intérêt à jouer un rôle.  On marche les uns à côté des autres, quelques secondes, minutes ou heures et on est soi-même, point. Sans artifice.

Parfois même sans dignité, certes, mais ceci est une autre histoire.

Alors, évidemment, il faut parfois composer. Avec la météo, même si celle qui nous a été offerte s'est avérée plus que clémente. Il faut surtout composer avec la douleur, laquelle n'épargne personne, de la banale mais si pénible ampoule à la tendinite, que l'on soit jeune ou vieux, peu aguerri ou résistant.

Maintenant que j'ai fini le chemin, je peux l'avouer: chaque nuit, quand la douleur me tenaillait, je pensais ne pas repartir le lendemain. Et puis au réveil, miracle. Je me préparais et je repartais. Lève-toi et marche!

On se fait mal, c'est vrai, mais on se respecte. On écoute son âme et elle nous dit d'avancer... ou de stopper, le temps d'un necessaire répit. Ici, la liberté passe par la discipline. S'entraîner, s'étirer, se masser... ces impondérables que je n'ai pas toujours eu la force d'appliquer, usée par les kilomètres de la journée. Parfois, la douleur est si vive que le feu semble consumer les tissus. Mais la détermination, jamais.

Je savais que je mordrais un peu la poussière et le poteau que j'ai à la place de la cheville me le rappelle. Mais, magie du chemin, elle n'a pas freiné ma joie, réelle et entière, que j'ai ressentie à chacun des 160 km parcourus. Elle n'a pas terni le bonheur d'être en vie, ici, consciente, parfaitement consciente de ma chance. Oui, je boîte, oui, tous mes muscles sont tendus et alors? Je lève mes yeux, attablée à une terrasse de Conques et je perçois chez les pèlerins ce même cocktail, entre sueur et fatigue, tiraillements et béatitude.

Je ferme les yeux, j'inspire. Ne pas chercher à se projeter, ni appréhender le retour à la vie réelle. Saisir la bonne énergie qui plane, s'imprégner de ce hors sol. Je ressens une immense gratitude, y compris pour Abricotine, sans qui je n'aurais jamais tracé ce beau chemin.

Je réalise à quel point ce périple s'est avéré exceptionnel, sans se départir d'une déconcertante simplicité. Magie de Compostelle, où chacun est à sa place,  sans empiéter sur celle des autres.

vendredi 29 septembre 2023

Histoire courte (vivre le dépouillement à l'insu de son plein gré)


 Depuis mes blessures, je demande à ce que mon gros sac de rando soit transporté de gîte en gîte. C'est de la triche, peut-être, mais l'idée était de marcher jusqu'à Conques sans se péter autre chose.

On en profite toutes les deux, mon amie et moi, pour y mettre tout ce qui n'est pas indispensable dans la journée.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Ce matin, après seulement 8 km, on se rend compte que le gîte qui devait nous héberger le soir, que l'on croyait à 5 km plus loin, était en fait à 200 mètres. Pas question de s'arrêter si vite dans la journée, et accessoirement de s'imposer une étape interminable le lendemain. Ma comparse appelle et annule.

Quand elle raccroche, je lui dis:

"Tu sais que mon sac va être transporté dans le gîte que tu viens d'annuler?"

Et que, accessoirement, on devra se passer de deux, trois choses essentielles, au hasard, la trousse de toilette, la serviette et des vêtements de rechange?

...

S'ensuit un fou rire à réveiller les vaches pourtant paisiblement assoupies dans les prés alentours.

On cherche une solution, on compte un peu sur notre bonne étoile, aussi, et ca marche, car on dégote un autre gîte, 14 km plus loin. Sur un malentendu, notre sac pourra y être déposé. Avec les affaires essentielles pour le soir.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Après 6 heures de marche dans les bois, les terrains poussiéreux, l'asphalte brûlante, le tout sous un léger cagnard, sont apparus les dégâts collatéraux sur nos corps fatigués, aka la sueur bien odorante et les fringues collantes. Et, si on a bien atterri dans le nouveau gîte, le sac, lui, est bien resté dans l'ancien.

Au revoir, l'essentiel. Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

On a donc pris notre douche et remis nos vêtements de la journée. Un vrai bonheur.

Jamais fait autant d'apnée pour supporter notre odeur.

Mais après tout, n'est-ce pas le premier pas (certes forcé) vers le dépouillement que suppose le Chemin de Compostelle ?


jeudi 28 septembre 2023

Le brame du cerf, la poule et l'enclume


A l'heure de ces lignes, soyons honnête, je n'ai regagné aucun point de crédibilité. Pour soigner mon tibia, j'ai appliqué ce soir un cataplasme d'argile verte, que j'ai recouvert, pour protéger les draps... d'un sac à dejection canine. Oui, je dors avec un sac à caca sur le mollet et j'assume. C'est pour la bonne cause. 

Que voulez-vous, tous les moyens sont bons pour poursuivre le chemin.  

D'ailleurs, j'ai survécu. Au pilier de comptoir qui m'annonçait morte. A l'aligot bien copieux. A la chambre au papier peint des années 50 et ses fleurs marronnasses. J'ai quitté Aumont-Aubrac pour rejoindre Nasbinals en navette, me résignant à une deuxième journée de repos. Et après ce temps vécu de façon ambivalente (je rate la traversée des plateaux de l'Aubrac / on n'est pas mal dans le grand jardin à se la couler douce sur un transat), j'ai décidé de reprendre la route.

Je l'ai fait posément : j'ai vu un médecin. Une sexagénaire maquillée comme un camion volé, les ongles peinturlurés en vert, qui m'a raconté son cancer du sein mais n'a pas daigné m'ausculter. Je suis ressortie du cabinet avec le feu vert (décidément) pour marcher: au doigt mouillé, sans jeter un oeil sur mon pied et mon tibia endoloris, elle a estimé que ça passerait.

Bien.

Mon enclume et moi, on est donc reparti sur le chemin, ce qui me vaut depuis trois jours de monter tout escalier à quatre pattes.

Grosse classe.

Toute la journée, je marche une vingtaine de kilomètres sur des terres caillouteuses, poussiéreuses, mousseuses ou goudronnées en gardant (à peu près) la tête droite (merci les bâtons de marche) mais le soir venu, je ressemble à cette drôle de chose boiteuse que je croise non sans effroi dans le miroir. Et d'autant plus depuis l'ajout du sac à caca. Hum.

J'avoue, je trouve ca assez drôle. Quoique douloureux.

Chaque nuit, réveillée par la douleur, je songe que je ne repartirai pas le matin venu. Et puis, chaque matin, je me souviens que mon compte en banque est proche de mon niveau de dignité (entre le négatif et zero) et que je ne pourrai pas m'offrir le taxi pour rejoindre l'étape suivante.

Surtout, si je veux être un peu plus sérieuse, je n'ai aucune envie de lâcher le chemin comme ça, dusse-je me transformer en Toutankhamon. C'est donc parée de bande elasto sur les pieds que je demarre chaque journée. C'est la seule certitude.

Ensuite, tout s'enchaîne de façon parfois lunaire, entre rencontres du 3e type avec un Provençal à la gouaille exceptionnelle, ou ce Portuguais qui raconte pourquoi il veut mourir aux Açores. Il y a aussi Maria, femme de 82 ans qui traîne son chariot de gâteaux pour arrondir ses fins de mois ou Justine, jeune femme écorchée vive qui a tout plaqué, boulot et appartement, et qui veut aller jusqu'à St Jacques.

Entre vallées verdoyantes et paysages proches des steppes de Mongolie, j'avance à mon rythme, et tant pis si j'ai l'impression d'avoir un bout de bois en lieu et place de la jambe. Tous les sens sont éveillés, la moindre bouchée, un bout de pomme ou de banane, revêt une saveur incroyable.

A échanger avec les autres pèlerins, on realise l'aspect fantasmagorique des chemins de Compostelle. Tout devient un peu magique. On a les yeux grand ouverts sur les beautés du pays et on s'emerveille aussitôt. Alors, quand on entend un drôle de son, mélange de râle de papi Michel et de cri plaintif, on imagine aussitôt qu'il s'agit du fameux brame du cerf.

Avant de réaliser que le cerf... est une poule.

...

 La limite de l'imagination, sur un chemin où, pourtant, tout est possible.

lundi 25 septembre 2023

Histoire courte (ou comment je suis morte dans un pmu)

 Aumont-Aubrac, ce dimanche, il doit être 13h, ca parle fort au Café de la Mairie. J'ai écrit le précédent post de ce blog, pour accepter mon sort et tenter d'oublier la douleur. Je me sens épuisée, j'ai envie de m'assoupir sur la table. Est-ce que j'ose?

Après tout, quand je suis rentrée, deux heures plus tôt dans ce lieu visiblement très couru de la commune, personne n'a vraiment fait attention à moi...

Bon, ok, si j'excepte ce monsieur qui a pouffé de rire en me zyeutant de haut en bas, en donnant un coup de coude à son voisin.

"Regarde celle-là, avec ses tongs!"

Le tout dit avec l'accent chantant de la Lozère.

...

Bref, hormis ce fin observateur de mon improbable combo tongs/chaussettes de rando, tout le monde était resté très discret à mon égard. Donc, la petite sieste sur la table, je valide.

Je pose ma tête entre mes bras et boum, repos quasi instantané.

Soudain, j'entends une grosse voix, que j'imagine venue de mes songes.

"Elle est morte?

- Son dos ne bouge pas" ajoute une voix féminine, visiblement inquiète.

- Tu crois qu'elle respire encore?"

Là, je capte la réalité du moment, lève la tête et regarde les visages affolés autour de moi.

"Eh beh, on a cru que vous aviez fait un malaise" me dit l'une des dames.

"Que tu étais morte, oui!" Me lance le pilier de bar, toujours sur son tabouret.

Je crois bien qu'ils étaient à deux doigts d'appeler les pompes funèbres.

Note à moi-même : même en mode zombie, tu restes visible des vivants.

dimanche 24 septembre 2023

La condition humaine (découvrir le dénivelé négatif)

 


Je croyais avoir touché le fond, en termes de dignité. Pourtant, en la matière, c'est comme sur les chemins de Compostelle, il y a du dénivelé négatif. Et la descente peut s'avérer rude ! J'en ai fait la cruelle expérience dans la nuit et c'est donc dans un état pitoyable, en tenue de sport et chaussée d'un improbable combo tongs/chaussettes de rando que j'ai renoncé à l'étape du jour, alors même que je posais un pied à terre.

Ou plutôt que je tentais. Tenaillee par la douleur, au pied, au tibia, je chassais maintenant celle qui enserrait mon ventre et les nausées qui allaient avec. Intolérance aux anti inflammatoires. Parfait.

J'ai tenté la politique de l'autruche. J'ai pas mal, j'ai pas mal, c'est dans la tête.

Ca marche pas.

J'ai senti les larmes monter. La frustration, plus que la douleur, me renvoyait vers une tristesse disproportionnée.

Il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Je ne marcherai pas aujourd'hui.

Congelée sur le bord de route, en attendant une navette qui n'est jamais venue, j'ai encore dégringolé en termes de dignité. J'ai ainsi recouvert mon crâne glacé avec ma capuche de sweat, me transformant illico en teletubbies, sous le regard hilare de ma comparse Flo, fidèle et précieuse compagne de route.

C'est simple, face à mes pleurs de résignation et de frustration - oui, face à la drama queen qui avait pris possession de mon corps meurtri - elle a gardé le cap et géré.

Si vous cherchez un couteau suisse pour voyager, appelez-la. Et si vous voulez vous amuser avec une randonneuse en carton, surtout, n'hésitez plus, sifflez-moi.

Le taxi étant réservé pour rejoindre le prochain gîte, mon amie Flo a pu reprendre la route, seule, tandis que j'allais m'affaler sur le canapé de l'hôtel où nous avions pris nos quartiers la veille. Quitte à battre des records en termes de dignité négative, autant y aller franco, non?

Toujours nauséeuse, j'ai comaté en attendant mon sauveur - qui s'appelle également Flo - essayant de chasser les idées noires de mon esprit embrumé. Serais-je donc une looseuse? Moi qui voulais en baver un peu, n'ai-je pas été présomptueuse en imaginant que j'allais passer fingers in the noise le chemin de Compostelle, ce tremplin vers la vie d'après ?

Le taxi est arrivé, Flo est resté très pro, ne pouffant pas à la vue de ce zombie en tongs/chaussettes. Il l'aurait fait que je n'aurais pas pu lui en vouloir. On a traversé des routes magnifiques de cette Lozère sauvage et verdoyante. La voiture glissait littéralement sur l'asphalte, sous le soleil et un ciel bleu immaculé. Une vraie pub pour s'installer dans cette campagne profonde, tandis que Flo, le chauffeur, me racontait les joies simples et authentiques de cette vie qui est la sienne.

Pas dupe, il connaît l'autre monde, celui de la France urbaine, de la consommation, de l'inflation et de l'insécurité. Il sait combien son choix de vivre ici, dans ce coin qui l'a vu naître, le préserve d'un stress qu'il observe chez les citadins. Et ce d'autant plus qu'il fait de nombreux aller-retours dans tous les coins de France et même d'Europe, à l'occasion de missions de rapatriement.

Avec à chaque fois le même sentiment, celui d'être bien mieux ici, en Lozère, dans cette France profonde et discrète, qu'à courir comme on le fait dans des villes, même modestes. "La France est devenue une poubelle", tranche-t-il, sans pour autant se départir de son sourire et de sa sympathie.

Lui, il aime son métier, bien manger, voir des potes, les rapports vrais et aller aux champignons après son boulot.

Il le dit sans ambages. Les citadins qui débarquent ici "avec leurs dollars, comme on dit, ce sont des cons, à croire que tout leur est dû. Quand je vois ces Parisiennes qui disent vouloir faire le chemin, qui postent sur Instagram des clichés mais qui le font en fait en taxi, pfff... Remarquez", ajoute-t-il avec malice, "ça fait aussi du business pour moi!"

Lovée au fond du siège en cuir, je sens un violent sentiment d'imposture. Moi qui fanfaronne avec mon Chemin, je suis bien dans un taxi pour rejoindre Aumont-Aubrac, au lieu de crapahuter sur les roches ou à travers bois. Ne serais-je pas aussi superficielle que ces bobos dont Flo parle avec dédain ?

Je fais taire mon ego, blessé. J'accorde à mon corps le repos qu'il semble réclamer, et tant pis pour mon orgueil. L'humilité est le maître mot du chemin de Compostelle. Et, qui sait, une fois retapée, peut-être vais-je de nouveau passer en dénivelé positif en termes de dignité, après une sacrée descente?

J'écris ces lignes dans un café où j'ai trouvé refuge, en attendant l'ouverture du gîte. Et je songe que sans cet accident de parcours, je n'aurai pas entendu le témoignage de ce Flo qui défend la ruralité et ses vertus, véritable hymne à l'authenticité. Je ne serais pas là à entendre la gouaille de ces piliers de bar à l'accent chantant. Je n'aurais peut-être pas prêté attention à ces toits en lauze et à ces demeures aux volets colorés, dans ce village perdu au fin fond de la France.

Je n'aurais pas laissé de répit à mon corps qui en réclamait, car je suis juste humaine. C'est aussi ça, le chemin de Compostelle. Accepter sa condition.

samedi 23 septembre 2023

Les Jacquets et mes tongs

 


18h. Il reste 1 km à parcourir sur les 28 de la journée.

Ressenti 15 km.

Je traîne mes bâtons de marche. Je n'ai même plus la force de les soulever. J'ai mal au tibia, une douleur intense qui me cloue sur place. Hier soir, j'ai fini le dernier kilomètre en... tongs, ne supportant plus mes chaussures. Merci l'ampoule de compet.

Vous m'auriez vu, on aurait dit une figurante de Walking Dead. J'aurais juste pas eu la force de bouffer qui que ce soit, trop fatiguée.

Deux jours plus tôt, après notre première étape, je faisais la fierote. Tout le monde semblait épuisé et moi, je pétais le feu. Zéro douleur, zéro envie de dormir, trop heureuse d'y être, enfin. Et puis voilà, le corps te teste un peu et t'assaille de quelques coups de poignard bien sentis, histoire de retrouver un peu d'humilité.

Il va falloir serrer les dents. Et continuer de prendre les pas les uns après les autres pour atteindre l'objectif. A chaque fois que je suis tentée de fixer le haut de la côte, je me ravise et baisse la tête. Inutile de se faire peur, il faut prendre le chemin comme il vient, ne pas chercher à trop se projeter, pour rester zen, tout en gardant en tête l'objectif final. Belle métaphore de la vraie vie.

Le chemin de Compostelle s'apparente à une sorte d'idéal, me semble-t-il. Si seulement les relations sociales, dans la vie de tous les jours, pouvaient être aussi simples et fluides que sur le pèlerinage ! Ici, on parle naturellement de l'être plus que du faire. On marche et on se sent spontanément attiré par une personne ou un groupe. On entame la conversation, qui peut prendre un tour léger ou profond en quelques minutes. On va faire un bout de chemin ensemble, pour dix minutes ou dix heures, peu importe. C'est éphémère et ca transpire pourtant l'authenticité.

Il y a Isabelle, revenue d'un cancer et d'un burn out; Charlotte, jeune interne en medecine qui souhaite "devenir un bon médecin pour ses patients". Il y a Katia, kinésithérapeute divorcée en quête de réponses sur son fonctionnement. Alain, qui prend le chemin par tous les bouts et qui ne recule pas devant les longues distances. Ces trois amies de soixante ans qui ont choisi ce pèlerinage comme pour sceller à jamais leur amitié. Il y a ce jeune homme solaire, parti jusqu'à Santiago, sans le sou mais avec un coeur énorme.

Et tous ces Jacquets, jeunes ou vieux, seuls ou en couple, entre amis, tous ces duos de copines, aussi, que l'on retrouve gîte après gîte. Des êtres taiseux ou pas, timides ou non, avec qui on partage la soupe du soir et des impressions diffuses sur le chemin ou sur la vie.

Tous sont venus peu ou prou pour discerner, réfléchir, poser l'essentiel: qui sont-ils, où vont-ils, quel sens leur vie prend-elle. On n'est pas forcément sur des profils de moines bouddhistes. Non, il y a autant de profils variés que de façons d'envisager le chemin.

J'imagine que cette face intime, qui ne l'est plus en quelques minutes, reste parfois pourtant secrète pour l'entourage de ces personnes. Mais ici, on lève le voile plus vite qu'une ampoule sur le pied d'un pelerin et on ne s'embarrasse pas de faux semblant.

Le chemin constitue le terreau idéal pour définir la ligne de vie qui nous correspond, à nous et pas forcément aux autres. C'est comme ca que l'on gagne chaque jour en sérénité.

Et tant pis pour ma dignité, perdue au moment précis où j'ai fini le chemin en tongs.

mercredi 20 septembre 2023

La douce nostalgie de Didier

 


Il a le teint hâlé et le verbe facile. "Il y a 10 ans, j'étais à Santiago" nous dit-il, alors que nous marchons, sac à dos, dans les ruelles du Puy en Velay, en route vers le séminaire. On sent la nostalgie pointer chez ce septuagénaire, qui a démarré le Chemin voilà 16 ans, pour atteindre son point d'arrivée six ans plus tard.

Lever à 5h du matin, 10h de train et de car; le voyage a été un peu long, le sac, quoique minimaliste, reste lourd pour nos épaules mais nous poursuivons cette conversation impromtue, ragaillardies par l'enthousiasme de notre interlocuteur.

"Vous connaissez les 3 questions que l'on pose sur le chemin?" "Comment t'appelles-tu? D'où viens-tu ? Et comment vont tes pieds?" Avant d'ajouter, dans un grand sourire : "Et parfois, on te demande où tu vas dormir, histoire de poursuivre la route ensemble."

Je le regarde avec tendresse, il nous souhaite un "buen camino" et nous rejoignons le séminaire pour cette nuit au Puy, et notre cellule, moins sommaire que ce que j'imaginais. Le soir, on s'attable et goûtons avec appétit la cuisine des religieuses. C'est bon, c'est simple, à l'instar des discussions qui animent le dîner. Ici, pas d'artifice ou de jugement, il s'agit juste de faire un pas devant l'autre et de suivre le chemin.

On demarre demain par une vingtaine de kilomètres et un peu de dénivelé. Cela sera-t-il difficile ? Je refuse de me poser la question. On verra.

Et que viens-je chercher dans ce périple de 200km à pied? Ce matin, bercée par le ronron du train et les yeux tournés vers ce drôle de ciel, encombré par des traînées blanchâtres, je n'avais pas de réponse.

Le cerveau, lui, était déjà en marche, distillant des images de vieilles pierres, de poussière, de chemins caillouteux. Je ne cherche pas à lutter, la surprise n'en sera que plus belle. Je suis partie le coeur léger, l'esprit apaisé, avec l'envie simple de respirer, de rire, d'en baver, aussi, un peu, signe d'un dépassement de soi physique, pour éprouver la vigueur de mon corps et de mon mental.

Le coeur léger, oui, malgré une enveloppe corporelle qui s'est épaissie depuis un an. 8 kg pris, seulement 2 de perdus depuis, ma forme physique n'est pas optimale. Mes jambes portent le poids d'une année vierge de toute activité professionnelle et du traitement médical.

Mon esprit, lui, est en revanche allégé de nombre d'injonctions, y compris celles que je m'infligeais. Au moment de partir, on m'a dit : "Ressource-toi bien". Étonnant, tant je me sens ressourcee et en paix avec moi-même. Compostelle, c'est le joint entre cette sérénité actuelle et les années passées d'errance, de servitude, mais aussi la frénésie qui, je le suppose, m'attend ensuite. Je veux être bien armée pour qu'elle glisse sur moi. Pour ne pas me laisser atteindre. Marcher pour prendre de la hauteur, simplement.

Chacun a ses raisons d'être là, mais, à ecouter les échanges, tout au long de la journée, je sens qu'on a à la fois ce désir de partager cette quête tout en protégeant nos aspirations profondes. 

Je repense à cet éclat dans le regard de Didier. Pas sûre de percer le mystère inhérent au pèlerinage, mais j'en suis sûre : l'aventure va être belle.

lundi 18 septembre 2023

La marche d'une repentie


 Un an. Il y a un an, je sentais une sorte de basculement en moi. Je savais qu'il se passait quelque chose, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Je voyais double, sentais mon visage se paralyser, les vertiges s'amplifier et j'allais mettre le pied à terre, enfin.

Dans deux jours, je poserai le pied sur le Chemin de Compostelle. Comme pour ancrer définitivement mon être dans un devenir autre, et reléguer par là même Abricotine au rayon des souvenirs, en conservant une gratitude éternelle pour cet amas de cellules, et le vent nouveau qu'elle a su faire souffler.

Poser un pied devant l'autre... Me reviennent en tête ces images d'Anne et Patrick, ce couple de marcheurs que j'avais rencontré alors même que ma petite entreprise venait de naître. Je me souviens de leurs mots, de leur soif d'introspection, de leur vision de la marche. Eux, gros randonneurs, qui avaient choisi de sillonner partout en France, à pied, pour rencontrer des entrepreneurs, justifiaient ce choix naturellement. La marche permet de laisser infuser les idées. Elle est le symbole du temps long.

A l'époque, j'avais trouvé l'initiative géniale, mais il me semblait impensable d'adopter une telle attitude. Si j'abordais déjà  cette nécessité de privilégier l'être au faire, tout, dans ma vie, contredisait cette belle intention. J'étais une boule de nerfs, concentrée sur l'idée de répondre au désir de l'autre, chassant les états d'âme pour produire, de plus en plus. Quel en était le sens? Je pense que je n'avais même pas le temps d'y songer.

Et me voilà donc, à quelques heures de mes 49 ans, à boucler mon sac pour Compostelle, de façon minimaliste, avec une idée en tête. Avaler des kilomètres. Mordre (un peu) la poussière. Regarder mes chaussures s'enfoncer dans le sol. Et, surtout, lever suffisamment la tête pour apercevoir le coin de ciel bleu.

Aller à sa propre rencontre, se tester, écouter le silence, se challenger, suivre le rythme lent des pas qui s'enchaînent, chercher ses limites, ou savourer, tout simplement, les raisons d'emprunter le chemin de Compostelle sont multiples et personnelles. Je ne cherche pas vraiment à savoir quelle forme prend ma quête; c'est un tout, une évidence, l'envie d'éprouver pleinement la nature, de se sentir vivante, comme une sorte de clin d'oeil au karma qui s'est bien amusé, parfois, avec moi, mais qui, aujourd'hui, se montre clément.

Sur ces chemins que j'imagine caillouteux, je ne vais pas chercher quelque chose qui me manquerait. Je me sens comblée, actuellement, pleine d'entrain et d'envies. Je vais retourner à la vie active, en rentrant, et j'ai besoin de ce petit pas de côté pour relier l'avant et l'après. Comme un joint que l'on collerait entre deux matières si différentes, entre l'inertie d'une vie en arrêt maladie et le rythme endiablé que j'imagine d'un quotidien entre travail, loisirs et respect de soi. Un joint qui, miraculeusement, réunirait deux univers a priori incompatibles.

Je ne suis pas si différente de cette femme en détresse, à la vue double et aux migraines intenses, qui a vu son modèle s'écrouler un jour de septembre, à l'occasion d'une annonce un peu surréaliste - une tumeur cérébrale, pensez donc. Je me sens pourtant totalement éloignée des aspirations d'alors. Aucune envie de courir, encore et toujours, et après quoi?

Je vais juste marcher. Non pas pour oublier, mais pour dérouler le fil des pensées, pour s'abstraire des diktats et autres injonctions. Marcher pour se sentir libre, en vie, et sauter à pieds joints dans le monde réel, qui peut certes mettre nos nerfs à rude épreuve - je serais Bisounours de l'oublier - , mais qui peut aussi s'apparenter à un jeu permanent, où on invente au quotidien les nouvelles règles.

J'en prends conscience : au delà de ce désir d'introspection, j'ai envie de m'amuser, sur ce chemin. D'y prendre un réel plaisir. Je m'imagine déjà, après les trois premiers jours réputés difficiles, rire de ma naïveté. Peut-être serai-je en train de pester contre mon optimisme à deux balles, qui ne m'exonérera pas des ampoules et autres joyeusetés inhérentes à ce type de parcours.

Ce ne sera sans doute pas si facile, et alors? Si je commence à flancher, je me promets de repenser à cette vague de vulnérabilité qui s'est emparée de mon corps éreinté, voilà un an. Et je saurais alors qu'on peut surmonter la peur, le découragement, la fatigue, que le bout du chemin n'est jamais si loin. Mieux, il peut ouvrir les portes de nouveaux horizons.

Parole d'une repentie

mercredi 30 août 2023

Dormir debout pour rêver en grand

Les ténèbres en approche...

 Elle surgit, un jour, ou une nuit plutôt, venue de nulle part. Au début, on n'y fait pas trop attention. L'invitée surprise va repartir très vite, c'est évident. On chasse son idée même, d'un revers de la main. Ca ira mieux demain.

Et puis, elle s'infiltre sournoisement, d'abord dans votre esprit, nuit après nuit, exaltée par les questionnements intérieurs, les bouleversements, les petits riens de la vie quotidienne qui reviennent, les gros boomerangs de la vie passée, les incroyables éclaircies de la vie nouvelle.

Les nuits passent, elle devient progressivement cette ennemie que l'on redoute, qui n'avait pas forcément prévu de revenir aussi souvent mais qui, sollicitée par l'appréhension qu'elle génère, décide de squatter et se transforme littéralement en torture.

L'insomnie, puisqu'il s'agit d'elle, est une garce qui distille son poison chaque nuit un peu plus, détruisant sur son passage sommeil, sérénité, forme physique.

Au début, je l'ai plutôt bien accueillie. Après des mois de nuits sans fin, enfin apaisées, grapiller quelques minutes - voire heures - à la nuit, me donnait cette sensation d'aller voler des moments juste pour moi, dans l'ensorcelant silence nocturne. Méditer, écouter un podcast, dévorer tous ces livres négligemment rangés, ça et là, dans la chambre, c'était autant de façon de nourrir mon intérieur. Et puis, je pouvais toujours me rendormir le matin.

Deux mois plus tard, je fais moins la maligne. Je dois forcément dormir, oui, mais je ne compte plus les nuits les yeux ouverts, tentant de chasser les idées pour faire le vide et récupérer ce sommeil que j'ai de nouveau en déficit. J'ai essayé beaucoup d'astuces, oui, mais rien à faire. Ma caboche est bel et bien sous l'emprise de mon inconscient et s'agite.

Je veux être, et pas faire, oui, mais la vie, c'est aussi de jongler entre cette utopie et la réalité d'un monde réclamant son minimum d'actions.

Etonnamment, je me suis rarement sentie aussi heureuse et alignée. Est-ce cette exaltation retrouvée, la sensation de goûter pleinement la saveur des choses, qui me rend plus enjouée, plus boulimique encore d'expériences ? Je sens un empressement revenu. Ma tête m'enjoint à foncer. Mon corps aimerait juste rappeler un essentiel: il est unique et sa batterie part parfois en vrille. Surtout si on le prive d'un essentiel. Le sommeil.

Il est 5h38 du matin, voilà deux heures que je suis bel et bien réveillée et j'aimerais juste, maintenant, plonger dans ces limbes réparatrices dans lesquelles je me suis tant réfugiée cet hiver. Au lieu de cela, je songe à tous mes projets, à ce bel enchaînement que je suis en train de vivre, aux shoots de bonheur que j'ai connus cet été, à cet élan incroyable qui m'emmène vers de beaux lendemains. 

Le paradoxe de l'insomnie, c'est qu'elle vous réveille mais ne vous donne pas forcément l'énergie pour mettre en œuvre, là, dans l'immédiat, ce que vous projetez de faire. Personnellement, elle me laisse souvent exsangue, tel un zombie, à la fois agitée et épuisée, et provoque chez moi une capacité assez phénoménale, le jour venu, à faire des malaises ou à tomber toute seule en se prenant les pieds dans... le pantalon (Je vous jure. Les hématomes aux deux genoux en attestent). L'expression "tomber de sommeil" n'est absolument pas une vue de l'esprit, croyez-moi.

La culpabilité vient ensuite, de pas utiliser ce moment un peu hors du temps pour, justement accomplir ce qui sera difficile à faire dans la journée. Je ne suis qu'humaine, alors, j'accueille ce message, je considère cette ébullition intérieure comme une force revenue et je songe que, peut-être, au fond, je n'ai plus tout à fait envie de dormir à poings fermés, consciente de tout ce j'ai envie de savourer.

Je vais acheter des genouillères, je crois, parce que je n'ai pas fini de dormir debout.

mercredi 2 août 2023

La transformation


 Les jours filent, le temps s'étire, les heures s'égrènent parfois lentement, parfois intensément et je savoure à plein ces derniers instants de liberté, à quelques semaines de ma reprise dans le vrai monde, celui où l'on travaille. Je ressens pleinement ce sentiment de plénitude, celui de clore un chapitre pour en ouvrir un autre, beau et dépouillé des erreurs du passé - je suis optimiste, que voulez-vous.

Pourtant, survient une récurrence, ce rêve étrange et pénétrant qui peuple fréquemment mes songes et emporte mes nuits. Il suscite chez moi un réveil un peu perturbé, hagard, teinté de cette sensation étrange. Je me retrouve ainsi régulièrement à partir en voyage, en avion ou en train et à chaque fois, alors que je suis dans un pays étranger - souvent aux Etats-Unis, pays que j'ai bien connu - je ne parviens pas à atteindre l'aéroport ou la gare, coincée par mes bagages, que je n'arrive pas à boucler, ou par le bus qui ne vient pas. Ou alors, je suis dans un bus et on me pique mes valises. Tous ceux avec qui je voyage partent et moi, je reste à quai. Etrange sensation, pénétrante, oui, qui m'interpelle. Que signifie cette drôle de chimère si troublante ?

Si j'en crois les moteurs de recherche, « les bagages en désordre» et «disséminés» sont l'expression d'un éparpillement intérieur, imposant de rechercher à nouveau ce dont vous avez besoin."

Et l'avion raté? "Le songe traduit plutôt "un changement d'état, une transformation, une modification intérieure à côté de laquelle on est passé". Le rêveur manque une transformation interne tout en sachant, pourtant, qu'il devrait y prêter attention."

Je manquerais une transformation? Etonnant, tant j'ai parfaitement conscience de la métamorphose que j'ai ressentie depuis des mois; ce changement de matrice dont j'ai largement évoqué les contours ici. Je ne suis en revanche en rien surprise de rêver de ces bouleversements, moi qui tourne une page, sans savoir vraiment, de façon ferme, quel chemin je vais maintenant emprunter. Je vends mon entreprise, sans aucun regret, tant j'ai besoin d'oxygène, tout simplement. Et ensuite? 

Je saute dans le vide et je quitte ma (relative) zone de confort? Je fais quoi de mon besoin de réassurance?  C'est à la fois inquiétant, évidemment, car que faire des envies qui vous taraudent? Les taire pour rester sur le chemin social?  Mais c'est si tentant, je l'avoue, et la vie m'a appris à laisser là mes valises encombrées par le passé pour alléger le parcours à venir. Sans doute mon songe m'indique-t-il cette voie, pour que je puisse voguer vers des horizons inédits.

Au fond, je sais ce que je veux mais l'exprimer tout de go me semble présomptueux et un rien anticipé. Ma nouvelle philosophie, chi va piano va sano, me conforte dans ce sens. Alors, je prends mon inspiration, littéralement, et je regarde à gauche, à droite, mais toujours devant. Je clos le chapitre d'une vie décalée, j'en ouvre un nouveau, portée par l'espoir et la conviction mêlés que ça ira, quoiqu'il arrive. 

Oui, je veux battre la mesure de ma nouvelle vie, poursuivre cette mue, en m'infiltrant et explorant chaque jour plus intensément les interstices d'une existence simple et forte à la fois. L'été et les escapades, même brèves, à quelques encablures de chez soi, offrent à l'imagination le spectacle parfait pour alimenter cette utopie qui me transporte. Je vais continuer de tracer la route, toujours exaltée par la force de l'océan, la magnificence des falaises bretonnes, la magie des marées qui effacent tout sur leur passage, la fausse tranquillité de la Loire, le ciel et ses silhouettes étranges et fascinantes que dessinent les cumulo-nimbus. Je savoure ces instants parfois presque surannés, j'entends aussi les bruits de la foule, comme autant d'éclats lointains qui brisent le silence, ces bruissements dont j'ai parfois envie de m'éloigner, mais qui attisent aussi la curiosité du petit animal social que je suis restée, malgré la solitude de ces derniers mois; malgré les errances, la complaisance, aussi pour ce monde intérieur que j'ai laissé grandir en moi.

Oui, le temps file, les jours s'égrènent et l'énergie revient dans mon corps telles des racines qui pousseraient à une vitesse démesurée pour distiller ses pointes d'envie et de vives pulsations. Je sens combien la petite pile que j'étais n'est finalement pas si loin, elle rejaillit et je regrette presque de ne plus être cette fille un peu amorphe à l'esprit zen, sur qui plus grand-chose n'avait prise, tout l'hiver durant.

J'ai toujours pensé qu'on ne changeait pas fondamentalement, mais que l'on pouvait évoluer. Une fois encore, je prends une belle leçon d'humilité. Je ne me transformerai définitivement jamais en Bouddha. Même la méditation me laisse actuellement de marbre, comme si mon esprit n'arrivait plus à se concentrer et laisser filer les idées. Mais finalement, est-ce si grave?

Vivre en étant soi-même, ça, c'est un défi qui m'exalte. Vivre en laissant les autres être eux-mêmes, le challenge s'avère aussi de taille et répond pourtant à cette envie de liberté que je chéris tant.

Allez, je veux croire que la prochaine fois, moi aussi j'embarquerai dans l'avion. 

dimanche 25 juin 2023

La page tournée

 
Un parfum de paradis...

Il était minuit passé, l'air restait étonnamment doux. Face à moi, la lune illuminait l'immensité de cet Océan que j'aime tant, de cette mer d'huile que constitue l'étendue du Golfe du Morbihan, tandis que Vénus, plus bas, pointait dans ce ciel encore peu étoilé.

J'ai respiré, longuement, m'enivrant de l'odeur de pin entêtante.

Je savais qu'après ces quelques jours de plénitude dans ce coin de Bretagne que j'affectionne tant, j'allais revenir à la maison, changer de braquet pour préparer l'avenir.

Encouragée par le discours rassurant de la neurochirurgienne, très contente que les rayons aient stoppé la progression de la tumeur, j'ai senti qu'il était temps de tourner la page, pour passer à la suite.

Seul bémol, Abricotine était en fait une vue d'optique. D'après la spécialiste, cet amas de cellules s'apparente davantage à un chapeau de gendarme. Je m'étais attachée à ma petite Abricotine, alors je vais faire comme si elle ressemblait toujours à ce que j'ai imaginé d'elle. Le chapeau de gendarme ne m'en voudra pas, j'imagine; de toute façon, il continue de squatter ma caboche, il me doit bien ça.

Pour Abricotine, je ressens une forme d'affection. Je l'ai déjà écrit, au risque de choquer, cette tumeur, je l'ai perçue comme un cadeau, presque une bénédiction. Elle m'a tirée d'un sale piège que je m'étais tricoté toute seule comme une grande. Enfermée dans mon addiction au travail, esclave sept jours sur sept de mon entreprise, je nourrissais un sentiment très ambivalent envers ce bébé né il y a sept ans, pour lequel j'ai sué sang et eau. Oui, je l'aimais, parce qu'il me comblait, me faisait avancer, progresser, j'apprenais chaque jour, tant d'un point de vue technique qu'humainement parlant. Mais je le détestais parfois, quand je sentais les palpitations envahir mon corps fatigué, la douleur de mes bras en carton, ma tête enserrée comme dans un étau. Oui, quand je rognais toujours plus sur le sommeil, ou que je prenais le temps de me regarder dans un miroir, frappée par les traits tirés de mon visage.

Lorsque le pronostic est tombé, il était hors de question de subir la double peine que la maladie impose souvent: mise hors-jeu du système social et professionnel ET fin de ma société. De guerre lasse, j'avais fini par choisir de la mettre en sommeil. J'avais en tête de reprendre, une fois la convalescence achevée, en ne gardant que le meilleur, à mes yeux. Terminé, le labeur sans fin, bonjour l'activité plaisir, avec beaucoup de pâtisserie dedans et le sourire retrouvé.

...

Il est minuit passé, il fait bon et je contemple le spectacle sous mes yeux. Cette quiétude m'apaise. Ce silence, que j'ai longtemps fui, me convient et le rythme lent me séduit.

Je ne reprendrai pas.

Mon labo et mon matériel, si durement acquis, mes clients, mon camion, ce statut de chef d'entreprise dont j'étais si fière, je laisse tout.

Plus jamais je n'écrirai que l'un de mes atouts majeurs est la "Résistance au stress". Ce n'est plus vrai. Je ne me sens plus à même de laisser les autres diriger ma vie, empiéter sur ma santé, m'empêcher de regarder le bleu du ciel.

Je ne veux plus faire. Je veux être.

La première fois que j'ai songé à pareille idée, en pleine convalescence, je me suis donné deux claques. "Allez, allez, c'est un caprice. Tu ne peux pas abandonner. pas après tant d'efforts. pas alors que l'entreprise est saine, bénéficiaire et en développement important l'année passée."

Comment allais-je pouvoir lâcher ainsi une entreprise qui a fait ma vie sept ans durant? Ce n'était pas sérieux.

Quelques mois, une hospitalisation traumatisante et deux cancers plus tard, j'en suis pourtant intimement convaincue: Ce n'est pas un caprice. 

J'ai conscience que des compromis surviendront forcément, que l'idéal "Etre" devra parfois céder sa place au "Faire", parce que je ne suis pas rentière, qu'il faudra bien travailler et parfois accepter la fatigue. Mais je ne veux plus replonger.

Je ne suis plus la femme de la situation.

Je suis cette femme, émerveillée devant le spectacle de la Lune illuminant l'Océan, respirant à plein nez des odeurs de pin entêtantes. Je suis cette femme qui va retrouver de l'énergie, mais pas toute son énergie. Ce sera autrement, voilà tout, et ce n'est pas grave. Je suis cette femme devenue trop réceptive au stress, qui se tétanise à chaque micro-événement, et qui n'a aucune envie de favoriser une repousse d'Abricotine. J'ai accepté qu'elle m'accompagne, quelle que soit sa forme, et je tourne la page pour vivre désormais un nouveau chapitre, que j'ouvre avec un rien d'appréhension, évidemment, de l'excitation, mais pas de tristesse.

Ainsi va la vie.

lundi 12 juin 2023

Quand Abricotine refuse le summer body

 Toutoutoutoutoutoutoutoutou...

Bip-Bip-Bip-Bip-Bip-Bip...

 Toutoutoutoutoutoutoutoutou...

Cette douce musique au bruit métallique est atténuée par les bouchons d'oreille tandis que le casque enserrant le crâne crache péniblement une musique indéfinissable - le son est mauvais, mais il est là, c'est déjà ça.

Mes yeux sont clos. J'ai envie de les ouvrir, par moment, mais hors de question de céder à cette curiosité malsaine qui m'anime au pire moment, comme pour tester mon sang-froid dans un contexte un poil stressant, surtout quand tu souffres de claustrophobie.

J'essaie de faire le vide. Me concentrer. Je n'arrive plus à méditer, en ce moment. Les idées passent, je les chasse mais elles ne font que laisser la place à d'autres.

Et là, dans cette pièce froide de l'hôpital, allongée sur un support recouvert d'un papier intissé, je ne peux m'abstraire de cette situation : je suis dans le tunnel de l'IRM, pour que l'on y scrute mon cerveau. Expérience extrêmement banale pour qui loge un squatteur dans sa caboche - il va bien falloir que je m'y habitue, au rythme d'un contrôle bi-annuel pendant dix années.

Mon esprit ne chasse pas les idées, mais semble pourtant s'en accommoder. Je sens mon corps étonnamment relâché - enfin, "étonnamment", je mens un peu ; s'il l'est réellement, c'est sans doute l'effet de l'anxiolytique que je n'ai pas manqué de prendre avant l'examen, histoire de vivre le moment proche du zéro-stress. Ca se passe. Tout passe. D'ailleurs, logiquement, Abricotine va passer et devenir un vieux souvenir, elle qui s'est fait cramer la tronche en beauté cet hiver.

Non?

Allongée sur cette table au milieu de ce bruit un rien infernal, je vois défiler les images, ces derniers mois, depuis le premier scanner passé en septembre jusqu'à aujourd'hui, où je suis passée par tous les états ou presque - souvent dus à des situations étrangères aux miennes, d'ailleurs. 

Du déni à l'acceptation, de la peur au soulagement, de la tristesse à la joie retrouvée, pas toujours dans ce sens, tant j'ai connu quelques montagnes russes. Je n'ai jamais eu peur pour moi, sincèrement, depuis l'annonce du diagnostic. Je savais que je ne mourrai pas de cette Abricotine qui m'a choisie. Je l'ai tellement remerciée de venir à mon secours qu'elle serait drôlement ingrate de m'infliger sort aussi funeste !

Mais j'ai eu peur pour ma mère, puis pour mon père, dont la situation médicale reste encore aujourd'hui très préoccupante et nous affecte tous au plus haut point.

J'ai ressenti de la culpabilité, aussi, celle de m'arrêter soudainement pendant que la vie continuait, de savourer ces moments, cette reconnexion à la nature, ces doux instants sans plus de pression. J'ai fini par juste accueillir ces bouts de vie que l'on me tendait, avant de sentir de nouveau ces pointes de culpabilité parce que je vivais, souriais, éprouvais de jolis instants pendant que mon père souffrait et ne se sortait pas des maux que la vie lui inflige soudainement.

L'inquiétude ne m'a pas beaucoup lâchée ces derniers temps, mais une fois encore, elle portait sur l'état de santé de mon père. En fait, pour moi, Abricotine, c'était une espère de parenthèse, que je n'étais pas loin de refermer, prête à envisager l'avenir en la prenant en compte, certes, mais comme une cicatrice que l'on garde toute sa vie sans plus d'impact que cela sur le corps.

Toutoutoutoutoutoutoutoutou...

La plaie n'est finalement pas complètement refermée. Je le savais pourtant, je dois composer avec. Je sais qu'Abricotine et moi, c'est pour la vie. Mais je pensais que la Cocotte finirait par se ranger sagement dans son coin et se nécroser tranquillement. J'écris cela et tel est sans doute le processus qui surviendra, un jour. Mais pour l'instant, la coquine a décidé de rester inamovible, bien campée sur ses positions et intacte.

Le radiologue me l'annonce, tout content de son effet: "Impeccable, elle est parfaitement identique aux dernières images."

30 séances de rayons dans la tronche et Abricotine fait la maligne, elle n'a pas bougé d'un pouce? Vous me direz, au moins, elle n'a pas grossi, et ça c'est chouette. Mais j'aurais préféré qu'elle démarre un challenge summer body et qu'elle perde de son volume. Que voulez-vous, encore une adepte du body positive. J'ai tendance à penser que chacun fait bien ce qu'il veut et peut avec son corps mais je nourris une certaine exigence envers les squatteurs qui s'installent ainsi sans autorisation et qui se prennent pour les rois du pétrole.

Je crois que l'Univers continue de gentiment tester ma patience. Pas de souci, je peux me résigner à vivre ainsi, et ça ne m'empêchera pas de voir le bleu du ciel, même parfois caché derrière les nuages.

Mais juste, qui que tu sois là-haut, sache-le: j'ai pris la mesure de la valeur de nos existences. Pas la peine de jouer avec mes émotions si souvent, j'aime à croire que je leur laisse suffisamment d'espace pour s'exprimer sans que tu viennes jouer au rabat-joie :)

dimanche 28 mai 2023

Survivre à une séquestration ferroviaire - Check

 Samedi 27 mai. 18h20. Avec mon amie Flo, nous montons dans le TER à la gare du Croisic, pour rentrer à Nantes, après une belle journée de plage. Avec nos cheveux secs et balayés par le vent, nous sommes toutes rouges, cramées par le soleil malgré l'écran 50, un peu poisseuses du combo sel-sable-crème solaire, mais heureuses.

Flo et moi, on savoure notre chance. On prend le train parce que ni l'une ni l'autre ne peut conduire. Pourquoi on s'empêcherait d'aller à la mer, le temps d'une journée?

18h24. Je finis ma glace, prise à la volée sur le port croisicais, en me délectant des saveurs parfumées sur mon palais. Je regarde Flo, elle est aussi exténuée que moi. Croyez-le ou non, mais ce genre de journées, aussi chouettes et ensoleillées soient-elles, constituent un marathon pour des filles comme nous, l'une avec une Abricotine dans la caboche, l'autre revenant de loin avec un cancer ORL.

18h25. On le sait. On connaît nos limites. Mais hey! Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Flo, on ne pouvait pas ne rien faire. Et ce d'autant que je ressentais une certaine culpabilité depuis ce jour de mai 2022 où Flo m'avait appelée pour m'informer que j'avais probablement le COVID, et que j'avais eu la gentillesse de lui partager, ruinant du même coup l'anniversaire qu'elle voulait organiser. Je me souviens de mon incrédulité, de l'autotest passé aussitôt, de ma mine déconfite et du fou-rire qui avait suivi au téléphone, lorsque j'ai dû reconnaître que ma belle angine était en fait ce virus encore si redouté à l'époque.

18h28. Je vais me rincer les mains aux toilettes du train. Je suis rouge tomate, un vrai bonheur, mais je me sens bien, au fond.

18h34. Le train démarre, on doit arriver à Nantes à 19h44, ça reste raisonnable pour ce genre d'escapade. A 20h30, je serai chez moi.

18h42. Je pense que l'on ne va pas tarder à rejoindre Morphée. Il n'y a pas grand-monde dans le train, l'ambiance se prête bien à une petite sieste réparatrice.

18h49. Arrêt à la Baule Escoublac. Là, c'est le déferlement. Un troupeau de jeunes, 16 à 18 ans à tout casser, grimpent dans le train et investissent tous les couloirs. Ils sont clairement seuls au monde, parlent fort, passent sans se soucier de quoi que ce soit. Pour la sieste, c'est raté. Je fais remarquer à Flo, en riant, que les odeurs hormonales sont à leur apogée, et je pars en apnée quelques secondes. C'est ça ou le malaise.

18h50. Je suis devenue une vraie vieille conne, à ne pas supporter les jeunes.

18h52. Le train est reparti et là, commence la valse des allers-retours du troupeau. Imaginez une trentaine de jeunes, principalement des garçons, allant et venant dans les couloirs, parlant, criant, éructant. On pourrait les imaginer aveugles tant ils n'ont absolument aucune notion de l'Autre, mais ce serait faire injure aux personnes malvoyantes, je suppose, qui doivent avoir plus de considération pour les humains qui les entourent.

18h55. On arrive à Pornichet. On entend des éclats de voix, on suppose qu'ils descendent là. Bon débarras.

18h56. On en voit repasser, toujours sans aucune attention pour ce qui pourrait se passer autour d'eux.

18h57. Je continue mon refrain de vieille conne, "tous ces jeunes", "plus de respect", "pas d'éducation"... Une vraie réac. Flo approuve, elle aussi gênée par ces attitudes complètement lunaires. 

19h02. Je suis perdue. Pourquoi passent-ils leur temps à bouger ainsi? Ah, la peur du contrôle? En même temps, quand tu arrives à 30 dans un wagon, au niveau de la discrétion, c'est pas fou-fou, non?

19h03.  C'est bien ça. Ils fuient le contrôleur. 

19h05. On arrive à St-Nazaire. Je suppose que certains vont finir par descendre, parce que là, on va rouler sans plus d'arrêt avant un quart d'heure et le train n'est pas extensible ni truffé de cachettes.

19h08. Fausse joie. Ils sont toujours là... Trois d'entre eux s'enferment dans les toilettes. Ca sent la beuh en deux secondes.

19h22. Arrivée à Savenay. Le chef de bord nous informe qu'en raison d'une intervention des forces de l'ordre, le TER est arrêté jusqu'à nouvel ordre.

19h36. Il fait chaud mais le groupe de jeunes femmes devant nous maintient la porte ouverte, régulièrement.

19h42. J'écoute leur conversation d'une oreille distraite. Elles se lancent dans des petits jeux, auxquels on participe plus ou moins, avec Flo, depuis notre siège, sans entrain particulier mais pour tuer le temps.

19h58. Euh, ça commence à faire long, là, non?

20h15. Ca court et crie dans tous les sens. Certains des petits merdeux (oui, on les appelle comme ça, avec Flo) escaladent le grillage et s'enfuient, quittant la gare.

20h16. On apprend que les petits merdeux ne voulaient pas payer leur amende. Tout simplement. On ne bouge plus dans ce train depuis une heure, parce que des gamins de 16 ans décrètent resquiller sans conséquence. On adore.

20h21. Fermeture des portes. On imagine naïvement repartir mais non, en fait, la SNCF a resserré l'étau. Neuf gendarmes sont arrivés en renfort et plus personne n'est autorisé à sortir du train. Le chef de bord s'adresse à nous: "Nous allons effectuer le contrôle de billets de TOUS les passagers et toux ceux qui ne seront pas en règle seront VIRES du train". Y'a comme un petit échauffement, là.

20h24. Portes fermées, oui, mais fenêtres, aussi. Dehors, la journée a été chaude et il doit faire encore 25°.On commence à étouffer. La clim est éteinte, l'air se faire rare, Flo se demande si on ne va pas créer un nouveau cluster covid. J'avais même oublié ce terme de cluster!

20h26. Les jeunes femmes tentent d'attendrir les gendarmes en place, bien campés sur leurs jambes solides, bras croisés et biscottos ressortis. L'une d'elle évoque le manque d'aération et le problème sanitaire qu'une telle situation engendre. Sa copine écrit un message sur son portable, qu'elle leur adresse: "Quand pourrons-nous sortir, SVP?" Pas un regard pour elle. Nous ne sommes visiblement que du bétail.

20h28. J'essaie de tromper mon ennui en regardant les gendarmes sur le quai. L'un deux est physiquement intelligent, mais désespérément indifférent. C'est pas ce soir que je vais choper!

20h30. Flo a eu une alarme sur son téléphone. Elle lui indique qu'il est temps de prendre son traitement. Elle est épileptique.

20h31. Flo est épileptique. Elle doit prendre son Keppra. Flo n'a pas son Keppra sur elle. Flo est enfermée dans un train où il fait chaud, où la tension monte progressivement, fatiguée de sa journée et de la situation.

20h32. Le stress favorise les crises d'épilepsie.

20h33. Je commence à sentir de grosses gouttes perler sur mon front déjà chaud.

20h34. C'est là que mon amie madame la claustrophobie trouve pertinent de faire son apparition. Je réfléchis le plus posément possible à la situation. Sans exagérer, nous sommes désormais séquestrés. Malgré nos supplications, les gendarmes refusent que nous ouvrions une porte.

20h35. Je respire. J'inspire, je souffle. Non, je ne laisserai pas la peur m'envahir. Non, Flo ne va pas faire une crise d'épilepsie. Tout va bien.

20h36. Je prends mes écouteurs pour m'offrir une petite séance de méditation. Petit Bambou me propose : "Savourer les moments agréables malgré les difficultés."

20h37. Toujours garder un peu de dérision, toujours.

20h43. La voix de Christophe André, pourtant apaisante, n'a pas de prise sur mon mental agité, que j'essaie désespérément de calmer. Les voisines parlent fort, s'esclaffent, le téléphone de Flo sonne, des passagers commencent à faire les cent pas dans les couloirs. Je renonce. La méditation, ce sera ce soir, si par miracle, on sortait de ce wagon.

20h44. J'ai toujours été très optimiste.

20h58. Flo me rappelle que j'ai une carte à gratter, dans mon sac, qu'elle m'avait offert cette semaine et que je n'ai pas pris le temps de découvrir. "Perdue pour perdue, ça vaut le coup de tenter ta chance, non?" m'encourage-t-elle. Genre, malheureuse en transport, heureuse en jeux?

21h. Quand on a le seum, c'est jusqu'au bout. Echec total, zéro gain sur la carte à gratter et envie de pleurer. Je regarde Flo, elle reste stoïque. A vrai dire, je ne lui demande pas grand-chose d'autre. Qu'elle ne convulse pas, surtout, même si ça pourrait offrir une porte de sortie et ramener des pompiers physiquement intelligents.

21h02. Soyons honnêtes, on n'a pas eu du premier choix, avec nos cow-boys sur le quai qui se contentent de regarder dans le vide en attendant que LE contrôleur unique du train vérifie tous les titres de transport. Si encore on avait un truc à se mettre sous la dent.

21h04. Le physiquement intelligent de service fait les cent pas, avec son air déterminé et son regard d'aigle. Il me fait penser au héros de Supercopter, dont j'étais raide dingue, jeune ado prépubère. Sur un malentendu, ça pourrait, mais enfin, on a bien compris que c'était pas le thème de la soirée.

21h08. On a sympathisé avec nos jeunes voisines. Je leur annonce que c'est l'anniversaire de Flo, les voilà parties à entonner un bruyant chant pour célébrer l'événement, sous l'oeil mi-figue, mi-raisin de mon amie, qui ne sait plus où se mettre. Elle souffle sur la fleur qu'une des filles lui a présenté spontanément en guise de bougie, on applaudit, ça devient du grand n'importe quoi, c'est drôle. Elles me demandent ensuite si je peux les prendre en photo, pour immortaliser ce drôle de moment. Elles commencent à réaliser que le restau, pour ce soir, ça va être compliqué. Dans un nouvel élan d'optimisme, on leur en conseille quand même quelques-uns, en leur demandant de faire attention, parce que Nantes, le soir, ça craint. On leur parle auto-défense, mais visiblement, elles ne nous ont pas attendues pour savoir comment neutraliser un agresseur. Rassurant.

21h10. Je leur parle à mon tour de ma technique - que j'espère - imparable si je me retrouve face à un méchant. Face à lui, je le traite de "Tête de cul". L'homme est ainsi désarçonné, et toi tu as le temps de filer. Ne me demandez pas d'où vient cette tactique (sincèrement, elle est venue de nulle part, il y a peu), mais elle provoque de l'hilarité - et dans le wagon, nous avons toutes les larmes aux yeux de rire.

21h12. L'une des jeunes femmes nous avoue qu'elle a toujours rêvé d'utiliser les marteaux de secours présents dans les wagons pour fracasser une vitre. L'idée même me réjouit, même si j'avoue que je n'hésiterais pas à casser de la tête de petits merdeux, à l'instant présent, quitte à satisfaire mes envies primaires. C'est quand même à cause de ces jeunes inconséquents que nous sommes tous coincés depuis près de 2 heures dans le train.

21h14. Flo suggère que le contrôleur, en plus des amendes qu'ils ne veulent pas payer, leur distribuent des préservatifs. Mon Dieu faites qu'aucun de ces jeunes ne se reproduise, never.

21h20. Le contrôleur, justement, arrive à notre hauteur, escorté par des gendarmes. Les joues rougies, le front suintant, il est littéralement en nage et au bout de sa vie. Je crains le fameux "accident à la personne" de la SNCF pour lui, qui semble prêt à se jeter sous le train, rongé par le burn-out. On n'est pas à l'abri d'un nouvel arrêt sur la voie, une fois cette drôle d'expédition réglée.

21h21. Il est donc seul à contrôler chaque passager. Prises d'empathie, nous essayons de l'encourager. Il scanne notre billet, tremblant, nous remerciant du bout de ses lèvres asséchées.

21h29. On croit entendre le train redémarrer. Je regarde nos jeunes voisines et je m'emballe. "Hey, on paie le champagne si ça part maintenant!" Flo me ramène à la raison: "Ce serait dommage de payer le champagne aux autres et de ne même pas pouvoir en profiter!" Les jeunes femmes nous demandent pourquoi on ne pourrait pas boire. "Tumeur au cerveau pour l'une, crises d''épilepsie post cancer ORL pour l'autre, c'est mort!"

21h30. Je ne voulais pas jeter un froid, hein! L'excitation est telle que ces paroles partent dans le tourbillon de nos échanges exaltés. L'une des jeunes se lève et nous propose une photo souvenir, avec son Polaroïd. On accepte volontiers. Et finalement, c'est cette image que je veux garder.



Sourire, même dans l'épreuve. Garder la foi, ne jamais perdre l'espérance car le soleil revient toujours.

Et le soleil, on l'a vu, rond et puissant, alors que le train redémarrait, après plus de deux heures d'un arrêt ubuesque, où la connerie humaine se rappelle à notre souvenir, hélas, mais sans jamais, je l'espère, la capacité d'éroder mon amour des fous-rires, des rencontres et de la vie, tout simplement.

mardi 2 mai 2023

La descente

Voir le beau partout,
envers et contre tout

Une chiffe molle. Si je réfléchis deux secondes, je me fais l'effet d'une chiffe molle. J'ai l'impression de vivre la descente, après un trip particulièrement fort. Après l'euphorie, la désillusion et la cruelle réalité : il faut vivre, supporter les émotions que l'on avait chassées et, plus ambitieux encore, les surmonter.

Il y a six mois, on m’annonçait une tumeur au cerveau que j’assimilais rapidement, aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, à un cadeau du ciel. Passé le choc, cette agrégation de cellules dans ma caboche me libérait de mes contraintes, m’obligeait à repenser ma perspective, le monde, mon rythme. Un véritable reset salvateur avant de griller définitivement mon corps, fourbu par les efforts répétés et cet acharnement que je déployais à l'ignorer.

Mon cerveau passait sous les rayons et mon esprit avec, m’offrant une réalité nouvelle, une vie plus posée, différente… ennuyeuse, aurait pensé mon ancien moi, mais pourtant si riche. Tout devenait plus beau, plus intense, plus serein.

J’avais mis au placard mes certitudes sur cette notion absolue de faire, nuancé mes envies et décidé de placer, enfin, mon vrai désir : celui d’être. Au delà de l’apaisement initial, je crois que cela m’apportait une nouvelle aisance, cette sensation incroyable d’être dans le vrai. J'en retirais aussi une sensation plus désagréable, ce rien de prétention, je le concède, en observant toutes ces personnes courant après on ne sait quoi sans pouvoir approfondir quoi que ce soit, faute de temps, d’énergie et d’envie.

Du haut de ma bulle, bien emmitouflée dans ce confort nouveau – paix et solitude voulue – j’ai négligé un fait inéluctable : la vie n’est qu’impermanence et il faut s’appuyer sur des repères bien ancrés pour résister aux tempêtes.

Un soir de mars, mon père est parti en vrille et c'est toutes nos vies qui s'en sont trouvées bousculées. Le temps s’est un peu arrêté, tous inquiets que nous étions autour de ce corps vivant, certes, mais transformé. Mon quotidien, si calme et confortable, est devenu subitement complexe et agité ce lundi soir, quand ma mère m’a appelée. Il était 21h30.

« - Ton père a été hospitalisé.
- Hein ? Où ? Pourquoi ?
- Il est en réanimation, les médecins pensent qu’il a fait un AVC. J’arrive de l’hôpital, je n’ai pas pu lui parler, il dormait, très agité, il avait enlevé le masque à oxygène à force de bouger. »

Le lendemain, il y a eu la sidération face à ce corps en état végétatif. Puis cet amusement incongru face aux inepties, ces rillettes dans le ciel que je vous ai déjà racontées. Il y a eu les visites quotidiennes, l’opération de ma mère pour retirer un mélanome, l’oubli de soi malgré les vertiges et la fatigue persistants, la sensation de glisser lentement dans un gouffre sans fond…

Et la belle énergie positive s’est trouvée réduite en cendres en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Je me suis auto-encouragée, me suis répété qu’il ferait jour demain, que la médecine sauverait mon père, ma mère. Mais il a bien fallu me rendre à l’évidence, une fois que mon père a pu sortir de l’hôpital et que l’on a chacun retrouvé notre quotidien : le mien s’était affadi. Le temps de suspension que je vivais s’est trouvé dénué du plaisir que je ressentais avant. Tout est devenu flou, avec en outre cette tristesse qui s’est emparée de moi, puis l’angoisse du lendemain. Qu’allais-je faire ? Pourquoi tout revenait comme un boomerang?

C’est simple, j’ai eu l’impression que tout mon système de pensée volait en éclats. Et les réflexions d’Emmanuel Carrère, dans son livre « Yoga » (paru chez P.O.L en 2020) résonnent si fort en moi : « C’est tout le chagrin du monde qui me tombe dessus. Je ne suis plus au bord de pleurer, à présent : je pleure. Des larmes me coulent sur les joues, qui ne cesseront jamais, qui couleront aussi longtemps que la misère humaine. Misère des victimes, misère des humiliés, misère des naufragés, misère des crétins (…) qui sont les 99 % de l’humanité, mais aussi misère des orgueilleux comme moi qui se croient les 1 % restants, les 1 % qui montent et que leurs épreuves grandissent, les 1 % qui se croient partis pour l’état de quiétude et d’émerveillement et qui finissent généralement par se prendre dans la gueule, quand ils s’y attendent le moins, une mortelle désillusion. »

Je suis ce 1 %. Je le dis sans présomption, j'ai eu l'orgueil de croire que je ne faisais pas partie des crétins. Quand je lisais cette pitié dans le regard de ceux qui apprenaient ma tumeur, j’avais juste envie de les réconforter, de leur dire combien ma vie avait enfin un sens. J’étais à la limite de leur souhaiter, non pas la même chose – ce n’est pas absolument indispensable, en soi, de se balader avec une tumeur là haut – mais au moins une lucidité nouvelle via l’expérience que j’avais éprouvée.

Aujourd'hui, sans vouloir m'apitoyer, je vis, comme beaucoup de personnes touchées par la maladie, cet Avant/après. Je réalise que je garderai toute ma vie cette saleté d'Abricotine dans ma tête, qu'elle continuera de jouer son rôle d'Epée de Damoclès, de me titiller en se rappelant régulièrement à mon souvenir. J'ai voulu croire qu'elle ne serait qu'un souvenir, mais elle restera pourtant toujours sur mes méninges. Inopérable. Nécrosée, je l'espère, mais pourquoi s'amuse-t-elle à me procurer ce sentiment d'ébriété qui ne me quitte plus?

Je ne veux pas que l'on me traite comme une malade. Je sais l'importance de relativiser. Je suis en vie, et tant pis si mon corps n'est pas à 100% de ses capacités, la vieillesse m'aurait rattrapée à un moment ou à un autre, de toute façon.

Parfois, simplement, je suis fatiguée de sourire, de rassurer, de minimiser. Oui, ce truc m'a diminuée physiquement et ma vie ne sera plus jamais tout à fait la même.

Mais la vie n'est de toute façon jamais la même. Alors, le sourire revient à la pensée de cette impermanence, si propice à l'instabilité, certes, mais aussi aux surprises que la vie nous réserve jusqu'au bout.

jeudi 6 avril 2023

Papa clown

 Il arpente lentement le long couloir du service, au milieu des consoles médicales et des chariots remplis de protections XXL et de serviettes de toilettes usées par les lavages quotidiens. Il parle posément, en lançant de longues phrases qui pourraient avoir un sens dans un autre contexte, et avec un interlocuteur en face de lui. Il rentre dans la salle de soins, aucune infirmière ne semble plus s'émouvoir de sa présence parmi elles. Il sort, s'empare en douce d'une seringue, se fait choper par la blouse verte qui n'était pas dupe, repose... et reprend son butin dès qu'elle a le dos tourné.

Oui, il marche sobrement, de sa silhouette longiligne appuyée par ce pyjama informe de l'hôpital, bleu ciel et si insipide. Il s'arrête devant une porte, réfléchit quelques instants et puis saisit la poignée pour rentrer dans la chambre d'un patient. Parfois, il passe devant la sienne. C'est facile de la repérer: il y a des dessins d'enfants affichés dessus, avec son prénom: Pierre.

"Oh la vache, s'écrie mon père en le croisant, si je deviens comme ça, tu me fous par la fenêtre! Complètement zinzin, çui-là", poursuit-il en mimant cette folie avec sa main, façon visseur d'ampoule contre la tête.

C'est bon, on a retrouvé mon père, avec cette finesse caractéristique qu'on lui a toujours connue. Papa l'étranger, qui arrachait les perfusions et qui nécessitait du renfort de personnel, est maintenant papa clown à plein temps.

Et pour l'avoir vu en état quasi-végétatif, je l'affirme sans exagération: on n'est pas loin du miracle.

Alors certes, il a vu une femme en noir, visiblement agressive, rester dans sa chambre ; certes, il a encore parfois 55 ans et confond mon ex avec mon... père (c'est un peu troublant, je dois en convenir et prie alors pour qu'il me refasse la scène, façon Dark Vador) ou sa cousine avec la copine de mon fils ; certes, il se croit encore parfois au Mans - où j'ai habité 17 ans - et trouve que ça fait quand même drôlement loin, pour aller le voir chaque jour à l'hôpital à Nantes; certes, il balance des contredanses et fait des bras d'honneur; certes, il m'affirme en douce que ma mère est sortie avec 20 mecs de son boulot ("mais, chut, me souffle-t-il en mettant son doigt devant la bouche, ne dis rien").

Mais à part ça, le progrès est inimaginable. Exit l'AVC, exit la méningite, il est atteint d'une encéphalite, soit une inflammation au cerveau due à une vilaine bactérie, dont il va pouvoir guérir, sans lésions cérébrales ! Chaque jour, il retrouve plus d'autonomie et la parole redevient plus cohérente, avec cette curieuse impression de retrouver notre papa, il y a 20 ans - âge où il semble d'ailleurs un peu bloqué - tendre, gentil et aimant, sans tout ce stress qui s'était abattu sur lui depuis.

Débarrassé de cette aigreur qu'il pouvait parfois montrer, il est le papa-poule de notre enfance, doublé de cette nouvelle personnalité candide qui s'étonne de tout, ce qui le rend si attendrissant. Il n'a plus de filtre, ce qui peut être à double tranchant. Au moins, on est sûr qu'il ne ment pas sur ses sentiments. Mais sa désinhibition reste quelque peu troublante, et son appétence pour les affaires sexuelles un poil dérangeante...

Pourtant, comme il a visiblement troqué les lunettes grises contre les roses, tout est assez drôle, étonnant... et vivant, tout simplement. Joyeux et généreux, il propose d'offrir "100 balles et un bouquet de fleurs" à toutes les infirmières - sauf une, qu'il a clairement dans le pif et qu'il insulte à tour de bras. Un nouveau plan Ségur à lui tout seul.

Forcément, c'est parfois cocasse, comme lorsqu'il assure à ma mère, au moment où elle l'embrasse pour lui dire "au revoir": "Tu peux mettre la langue, hein! Là, ça fait bisou d'Américain", justifie-t-il naïvement.

Au milieu du fou-rire collectif dans cette chambre pourtant si terne, nos regards se croisent, avec ma mère et ma soeur. Sans nous le dire, nous sommes saisies par cette façon inédite qu'il a d'exprimer son amour, expurgée de cette pudeur familiale qui nous a parfois tellement privés d'émotions authentiques.

dimanche 2 avril 2023

Des rillettes dans le ciel

 L'ascenseur émotionnel, vous connaissez? Ces hauts-le-coeur qui vous retournent l'estomac et vous frappent à la tête, qui vous laissent telle une petite chose tapie dans cet univers lunaire devenu vôtre ?

Mon père ce héros est devenu mon père ce clown... ou mon père cet étranger, selon les moments. L'AVC est écarté, on s'oriente vers une méningite mais rien n'est certain. Et on se retrouve en pleines montagnes russes, l'estomac dans les talons.

Vendredi, je suis allée sans ma mère, elle-même opérée ce jour d'un mélanome, voir mon père à l'hôpital. On l'avait changé de service entre-temps et c'est en neurologie que je l'ai retrouvé. Il m'a reconnue, m'a appelée - certes, en hurlant, ce qu'il n'a jamais fait - a tenu parfois des propos cohérents, entre deux hallucinations, trois insultes et cinq délires. En rentrant, épuisée par ce show mais un rien reboostée par ses progrès, j'ai raconté le mieux à ma mère, que j'ai sentie un peu apaisée.

Douche froide hier, au moment de le voir. L'interne nous prévient, il est à deux doigts de retourner en réa. On ne le sait pas encore, mais il a tout cassé, la veille au soir. Une infirmière en est même quitte pour une entorse au poignet. Le médecin nous exprime ses doutes et sa réelle inquiétude, évoque son état dégradé et comateux. Ma mère pâlit, sous son masque et son grand pansement, marque de son opération à la joue.

Le papa de la veille, qui tenait absolument à servir du café aux infirmières, n'est plus qu'un corps dormant. Mais ronflant. Ce bruit, ça me rassure, il est toujours vivant et présent.

Je regarde ma mère. On n'en mène pas large.

Toute cette vie retrouvée hier, ce n'était qu'un feu de paille? Il était très tourmenté, certes, avec "ce type qui veut me mettre le feu", là, à côté de lui, posé sur le siège. Il me l'a montré, très énervé que je ne le vois pas, moi. Il m'a demandé d'appeler le 17, pour que les flics viennent chercher son geôlier- oui, il était son prisonnier. Oui, il voulait me "casser la tête" parce que je refusais de lui donner un briquet ou un couteau pour se défendre. Oui, ça l'agaçait que je ne fasse pas d'expressos au corps médical ou que je lui apporte pas le tournevis pour virer sa ceinture de contention qu'il ne supporte pas.

Tout n'était que délire, et pourtant, je voulais retenir les vraies phrases, énoncées assez clairement. Mon père parle et je le comprends, ça va aller.

Et soudain, boum, nous voilà, assises près de son lit, à attendre et espérer un sursaut.

Le réveil initial ne nous donne que peu d'espoirs. Agité, le regard vitreux, il ne sort que de la bouillie de sa bouche empâtée. On doit sortir de la chambre car des soins lui sont prodigués. On se retrouve, ma mère et moi, dans ce long couloir presque infini et glauque. Pierre, un patient désorienté au physique frêle, s'approche de nous, nous parle sans que l'on comprenne le sens de ses mots, puis va de chambre en chambre avant de se faire rattraper par la brigade - en l'occurrence, l'infirmière. On entend le vent rugir. Il ne manque que les corbeaux pour achever ce sentiment lugubre qui s'empare de nous. Winter is coming...

Et puis, au retour, comme un miracle. Mon père est parmi nous. A peu près. On lui explique simplement et le plus délicatement possible ce qui s'est passé. "Oh" qu'il fait, les yeux écarquillés. Il comprend qu'il est en neurologie.

"Chez les dingues?" s'inquiète-t-il.

On sourit, on le rassure, il a eu des crises d'épilepsie. Il répète nos mots, interloqué. Il se demande comment il va faire, est-ce qu'il a un arrêt de travail? On lui dit qu'il est à la retraite mais balaie l'idée de la main. Balivernes, il va retourner bosser lundi. D'ailleurs, en attendant, est-ce qu'on pourrait prévenir ses collègues pour qu'ils viennent le voir?

Il s'inquiète soudain. "Mais ta mère, elle est morte?" On le rassure de nouveau, maman n'est pas morte, elle est là, près de toi. Il dit son soulagement, il a eu tellement peur face à ce cancer, puis reprend:

"Il est parti, le cancer?"

Oui, oui, sois tranquille. Il demande pourquoi le cancer est venu, on lui parle du soleil et là, c'est le début d'une longue litanie. Il ne comprend pas, ma mère avait toujours un maillot de bain, c'est pas possible... A moins que...

"Ah mais si, c'est quand tu faisais des seins nus!"

Explosion de rire pour ma mère et moi. Les tendances naturistes maternelles sont le pur produit de l'imagination paternelle. Et le voilà parti à évoquer les vacances à Canet-Plage, le souci particulier qu'il avait à toujours emporter le parasol à la plage, à se mettre de la crème solaire quand il part en vélo...  Les souvenirs sont cohérents. Il est visiblement bloqué à la fin des années 90, début 2000, mais tout est clair. 

Mon téléphone sonne. C'est mon fils. Je propose à mon père de lui parler. "Oh, mon petit-fils chéri!" Il s'empare de façon autoritaire de l'appareil et poursuit sa logorrhée, tandis que je devine à l'autre bout du fil le rire masqué de mon loulou. Mon père se mélange joyeusement les pinceaux, lui raconte combien "on est bien, au bord de la piscine" - lui qui a horreur de nager - "et que l'on voit des rillettes dans le ciel" - il se croit au Mans.

Ma soeur arrive de Paris, elle rentre dans la chambre, il la reconnaît aussitôt. Soulagement. Il lui propose généreusement de lui payer l'abonnement de Canal Sat, même si "c'est cher" précise-t-il, comme ça, elle recevra tous les mois le guide des programmes et puis lui, il aura trois mois gratuits.

Perplexité, amusement, incrédulité, espoir... Je crois que ma mère, ma soeur et moi sommes balancées entre tous ces sentiments qui s'agglomèrent dans nos esprits.

Le papa agressif de la veille est la bonne pâte au visage rigolard, soudain, et on s'accroche à ces touches d'espoir et de vie. Il reprend fièrement ma mère quand elle dit à l'infirmière qu'il fait des sorties de 50 km en vélo - "60!" assure-t-il - et se renfrogne soudain.

"Je suis à l'hôpital, là?

- Oui, papa.

- On est quel jour?

- Samedi.

- Mais alors, je ne vais pas pouvoir aller à la messe, dimanche?"

Mon père est athée et n'a jamais été tendre avec l'église. Il a lâché ça sans un brin de malice. Il déclenche chez nous un nouveau fou-rire. Papa-poule ou papa-clown, il n'y a qu'un pas. Et quand il va prendre les deux infirmiers en réa, venus s'assurer de son état, pour les employés du câble - il voudrait voir Eurosport - on comprend que sa mémoire, décidément, n'a pas été privée de ses rituels ou de ses souvenirs.

Elle s'amuse juste dans un subtil jeu de tétris à rebattre les cartes pour, on espère, reconstituer le puzzle et le faire revenir à notre monde.