vendredi 27 janvier 2023

Ambivalence

Eprouver la beauté. La Loire, dimanche dernier. 

 

Une manip, en me disant au revoir vendredi dernier, m'avait prévenue: "Ca va peut-être vous faire bizarre, de ne plus venir. Soudainement, les repères sautent."

Effectivement.

Pendant près de 2 mois, c'est aller-retour quotidien pour une grillade party d'Abricotine, dans un centre de cancérologie. C'est contraignant, fatigant, parfois enrichissant - quand même - mais j'étais extrêmement soulagée d'avoir tourné la page, pour passer à autre chose.

Autre chose. Mais quoi? Car si j'ai bel et bien retrouvé une vue normale, si je n'ai plus envie de me cogner le crâne pour me libérer de ces céphalées infernales, je ne me remets pas tout de suite dans le bain de la vie active, comme si de rien n'était. Une histoire de convalescence, toussa, toussa.

Alors, ça change quoi, d'être dans cet entre-deux? Au quotidien, je dors, beaucoup. Souvent. Longtemps. J'aime ça, en plus. Pour le reste, ça va, physiquement parlant. J'ai toujours ce sentiment d'ébriété. J'ai aussi remarqué une peau du visage rougie, des cheveux plus cassants, que je perds à la pelle à chaque shampooing, et une peau asséchée sur tout le corps.

Mentalement, c'est une autre histoire. Je sens surtout très fort cette ambivalence en moi. Maintenant qu'Abricotine fait (a priori - résultat via un IRM dans six mois) moins la maligne dans ma caboche, je pourrais avoir envie de mordre à pleines dents dans la vie (j'ai l'impression d'être dans une pub des années 80, soudain). Alors, oui, j'en ai envie, mais pas forcément l'énergie.

Enfin, j'en ai envie... C'est plus complexe que cela. Je crois que je ne veux pas tout confondre. Je ne peux plus vivre sur mes croyances, à savoir vie remplie = le top; vie calme = l'ennui. J'en ai conscience, maintenant, vivre plus lentement ne signifie pas vivre moins intensément. Simplement, je me connais. Je pourrais vite reprendre les mauvaises habitudes. Chassez le naturel... 

Alors, c'est quoi, cette autre chose? Actuellement, j'ai à la fois envie d'ombre et de lumière. De calme et de tempête. J'ai envie d'éprouver pleinement ma solitude... et de sortir voir plein de monde. De rester au lit toute la journée... et de voyager. De rester dans ma grotte... et de tailler la route.

J'ai envie d'être à la fois comme tout le monde et à contre-courant.

Ne plus chercher à rejoindre la meute pour courir après quoi? Mais faire les choses que j'aime, à mon rythme. On me dit dans l'oreillette que Utopie est une planète inaccessible, que je n'ai pas 64 ans, que je peux me brosser pour une retraite anticipée et qu'il va bien falloir que je me botte les fesses pour bosser un peu, à un moment donné. Mais je ne suis pas pressée. Mon activité ne me manque même pas.

Pire, l'idée de reprendre m'angoisse.

Est-ce que je n'aurais pas frôlé un peu le burn out, moi? Pourtant, pour en avoir déjà vécu un, je pensais avoir enfilé à vie la carapace pour m'en prémunir. Moi, la folle dingue du boulot, qui se délectait de voir le carnet de commandes plein, qui pouvait dormir trois heures par nuit et enchaîner les semaines 7j/7, je suis devenue cette personne qui prône le "chi va piano va sano". Et, si ce n'est pas forcément un souci quand tu as un trésor de guerre dans ton grenier ou un mari riche qui subvient à tes besoins (Bree Van de Kamp, sors de ce corps), l'inquiétude ne peut être ignorée dans mon cas, ne cotisant pas au chômage et sans bas de laine.

Alors, oui, j'ai envie de goûter la sève de la vie, même modestement. Sentir l'air iodé ou les grains de sable sur ma peau réchauffée, marcher sous un soleil d'hiver, perdre la notion du temps dans les pages d'un roman palpitant, fermer les yeux et écouter Al Green... Je ne vous refais pas la Première Gorgée de Bière, vous avez bien compris l'idée. Je veux vivre ces moments que je chéris, parfois pour leur simplicité teintée d'une grandeur naturelle. Mais, comment je fais, en retournant travailler? Car oui, dans ce système binaire qui est le mien, retourner au charbon, c'est renoncer à ces plaisirs-là.

Or, je ne veux plus être ce hamster dans la roue. Je ne veux plus être ce hamster dans la roue. Je ne veux plus... Vous avez, là aussi, compris l'idée.

Bon, d'accord, cela fait une semaine que les rayons ont cessé et ma convalescence n'est pas terminée. Pourquoi donc se projeter vers un avenir de toute façon incertain? Est-ce la conséquence de cette perte de repères, après avoir été mise dans la case "pause" pendant un certain temps? 

J'ai une telle sensation de "pureté" dans le sens où j'ai l'impression d'avoir appuyé sur le bouton reset, que je ne veux pas maculer d'idées sombres ou de croyances stériles mon quotidien et la perception nouvelle que je m'en fais. Tout en ayant envie de savourer ce nouveau moi qui ne demande qu'à ouvrir les yeux, grandir et avancer. Qui ne demande qu'à vivre, vraiment.

Ahhhhh... Je me fatigue.

Ambivalence, je vous disais.

vendredi 20 janvier 2023

J'ai laissé s'installer le silence

C'était un peu fête, ce matin, pour moi. Rien, pas même le verglas menaçant sur la route, ne pouvait ternir ma joie: Oui, je célébrais aujourd'hui ma dernière séance de radiothérapie. Les manips partageaient mon enthousiasme, un peu corrompues, certes, par les gâteaux que je leur avais confectionnés pour immortaliser le moment et les remercier. 

En m'allongeant sur la table, une dernière fois, j'ai vu défiler ces deux derniers mois, en listant les faits marquants (à mon échelle, on est d'accord, ça ne révolutionne pas le monde ni ne sauve des vies):

30 séances et autant d'aller-retours en taxi.

Une bonne vingtaine de réveils précipités pour ne pas faire attendre le dit-taxi.

Un enterrement.

Un Noël sans mon Loulou, resté à Lyon pour les Fêtes.

Un réveillon de l'An à deux.

Deux concerts, dont l'un avortés pour un malaise, qui m'a conduite à l'infirmerie du Zénith pour y vivre une scène épique (il faut voir la tête de l'infirmière qui vous demande si vous avez d'autre pathologie et à qui vous répondez en toute innocence que vous avez une tumeur cérébrale mais ça va, hein, parce que vous êtes en radiothérapie). Ah oui, le concert, c'était Grand Corps Malade. Ca ne s'invente pas.

Une conclusion philosophique de mon Loulou, à qui j'ai raconté cette histoire: "Moralité, mieux vaut soigner son cancer qu'aller à un concert" (il a toujours eu un humour très particulier).

Cinq kilos pris (enfin, depuis mon arrêt en septembre) (mais quand même) (on adore).

Trois heures de vélo d'appartement (je viens de reprendre, rapport à la ligne précédente).

Vingt-cinq heures, tout au plus, de marche, parfois raccourcies par la pluie (d'où le vélo, pour se bouger, mais au chaud), le manque de courage ou l'asthénie surpuissante. Le sentiment de fatigue ressentie s'avère incroyable, vous tombant dessus comme le ferait un lourd manteau de métal sur des épaules en papier mâché.

Deux séances de magnétisme, une bonne quinzaine chez le kiné (merci les bras encore un peu en carton...)

Trois séances de cinéma. Quatre apéros en comité très restreint (OK, en tête à tête, on n'était pas sur de grosses fiestas). Cinq ou six déjeuners au restaurant. Des repas familiaux et une session shopping, abrégée par cette sensation d'ébriété qui ne me quitte pas.

Une bonne cinquantaine de siestes. Matin, début d'après-midi ou soir, dans ce domaine, je ne suis pas sectaire.

Une seule insomnie.

Vingt-six séances de méditation sur "Petit Bambou", m'indique l'application.

Une vingtaine de BD et six romans, principalement lus dans les salles d'attente. Ce qui a provoqué la réaction étonnée de la radiothérapeute ce matin. "Vous lisez "le Lambeau" alors que vous êtes en centre de cancérologie en ce moment?". Oui. J'adore les drames, surtout quand c'est bien écrit, à l'instar de l'oeuvre de Philippe Lançon, rescapé de l'attentat contre Charlie-Hebdo. Et puis, ça permet de relativiser, soyons honnête.

Je dois aussi énumérer un miracle, quand ma diplopie m'a lâchée le 24 décembre, comme un joli cadeau de Noël. Je vois presque normalement, c'est énorme.

Je ne peux passer sous silence les dizaines d'heures à écouter les vies des autres, à raconter, aussi, la mienne, dans les taxis, oui, mais surtout au téléphone avec les amis, avachie sur le canapé et enveloppée de mon plaid. 

... Avachie sur le canapé et enveloppée de mon plaid : Voilà, on arrive aux  trucs moyennement glorieux. Autant vous dire que ma dignité s'est fait régulièrement la malle, ces deux derniers mois, notamment quand je suis restée tout ce temps scotchée devant Netflix, dans un état comateux avancé, ou à scroller trop souvent et sans plus aucun signe encéphalique réel sur Instagram et Facebook.

Je ne suis pas tellement plus fière de cette dénonciation pour pratique cavalière du chauffeur sous l'emprise de Skyrock (oui, j'ai fini par signaler le comportement douteux du monsieur, un peu gênée mais finalement soulagée).

Mon orgueil ne remonte pas plus en évoquant le ticket que j'ai avec un ambulancier, celui qui m'a  transportée le plus souvent - mais dont le profil s'avère loin du mari riche que je recherche pour que je saisisse l'opportunité de mettre fin à mon célibat.

Je suis snob? Non, même pas, croyez-moi.

Au delà des chiffres, sur cette table, m'est venue cette sensation unique d'avoir laissé s'installer le silence. Pas de musique ni de son pour me relaxer? No stress. Moi qui ne jurais que par la voix suave de mon Cédric Michel pour surmonter ma réelle claustrophobie (je vous rappelle qu'on est attaché à la table par ce masque oppressant, durant les séances), j'ai senti l'appréhension initiale du masque disparaître, comme par magie. Plus étonnant encore, je me suis surprise à apprécier ces moments sans aucun bruit, à l'hôpital comme à la maison, dans laquelle je perçois désormais le cliquetis de la chaudière, pourtant discret, tant le silence a envahi mon espace et mon quotidien.

J'ai même délaissé la radio, que je branchais souvent en continu, auparavant, désormais heureuse d'entendre ces petits riens, que je n'imagine plus comme autant de signes de tristesse ou de solitude, mais comme l'occasion d'éprouver des sensations autres. De réaliser qu'une vie remplie ne rime pas forcément avec de l'agitation ou du bruit.

Je me sens comme libérée, comme consciente de ce lent mouvement vers un autre moi.

Mon corps, mon esprit aussi, ont lâché prise. Enfin. Je vais pouvoir encadrer mon trophée, ce joli masque façon Freddy Kruger, en espérant qu'il prenne indéfiniment la poussière parce que c'est pas tout ça, mais j'ai une nouvelle vie à mener, maintenant, délestée en partie d'Abricotine.

samedi 14 janvier 2023

Tout un monde

30 séances de radiothérapie pendant six semaines, soit 60 transports en taxi, jusqu'à fin janvier. Au début, je crois que ça m'amusait. Quitte à faire des allers-retours quotidiens à l'hôpital pour se faire cramer la caboche, autant trouver une distraction pour passer le temps.

Alors, j'ai observé. Parfois, on est seul avec le chauffeur dans le véhicule. Parfois, on est deux, voire trois. On y ressent de l'acceptation, voire de la résignation, comme chez ce monsieur en dialyse qui, tous les deux jours, doit recevoir son traitement, 3 heures 30 durant. On y ressent aussi de la peur, comme avec cette quinquagénaire qui vient de finir son quatrième cycle de chimio, qui va mieux depuis trois jours et qui ne cache pas sa terreur d'entamer un cinquième tour. Il y a la colère, celle de cette femme atteinte d'un cancer du col de l'utérus qui traîne sa peine sans chercher à la masquer. Il y a l'inquiétude, forcément; la pudeur, aussi, de ceux qui y vont dans le silence, les yeux au loin.

Il y a la fatigue, enfin, qui vous propulse parfois dans un état second. Souvent, parce qu'il est tôt le matin et que je sens combien le sommeil aurait envie de me garder dans ses bras réconfortants, cet état me tétanise un peu, m'enferme et me laisse dans un espèce de vague-à-l'âme dont je n'ai pas toujours envie.

Je crois que c'est par opposition à cette torpeur et parce que ma curiosité est toujours la plus forte que j'ai commencé à poser des questions aux ambulanciers et chauffeurs de VSL. Qui ils, ou elles, étaient. Depuis combien de temps ils faisaient ce métier. S'il s'agissait d'une vocation ou d'un choix par défaut. Ce qui leur plaisait. Quelles étaient les contraintes.

Surtout, comment ils parvenaient à ce dosage quasi parfait entre l'empathie réelle dont ils faisaient preuve et le nécessaire bouclier pour se prémunir des ondes parfois négatives de certains patients. Cette "bulle de protection", dont me parlait l'une d'entre-elles, pour éviter de sombrer au sortir d'une longue journée, après avoir transporté des personnes qui ne sont pas juste des "tumeurs sur patte" (pardonnez-moi l'expression morbide) mais qui parfois ne s'identifient plus que par leur maladie.

J'ai procédé comme je l'aurais fait pour une enquête, en posant toujours le même canevas de questions, en recoupant les informations, en écoutant, surtout. J'ai aussitôt ressenti la différence avec mon métier de journaliste. Pas besoin de poser cette première question dont je n'exploitais pas la réponse, habituellement, qui sert juste à amorcer le dialogue, à briser la glace. Cette fois, c'est facile. Ces ambulanciers et ambulancières sont tellement habitués à écouter les autres qu'il suffit de retourner ce schéma pour qu'ils déroulent leur histoire, pour qu'ils se lâchent, comme un exutoire.

Et là, j'ai découvert tout un monde.

Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Un bibliothécaire, fils de hippie, ou ce dessinateur reconverti sur le tard, après un douloureux licenciement à la cinquantaine passée. Une ancienne agente de sécurité au gabarit poids-plume, un restaurateur, ou une jeune maman d'un bébé de 9 mois, que le conjoint a quittée et qui doit jongler avec ses horaires alors même qu'elle n'a pas de solution de garde. Une quadra qui regrette d'avoir eu des enfants et qui ne cache pas son dégoût des hommes, elle qui a été trompée par ses deux compagnons. Un homme un peu perdu entre sa passion pour une femme qui ne veut pas s'engager et la raison qui l'empêche de quitter sa conjointe. Des ambulanciers à la vocation pure, évidemment, et d'autres venus là pour avoir eux-mêmes été touchés par la maladie.

En vingt minutes ou plus - selon le trafic - ils vont à l'essentiel et se racontent parfois sans fard, sans peur du jugement non plus. Je les écoute et ce condensé de vie me touche, autant que la confiance qu'ils m'accordent. C'est un peu fou, à vrai dire.

Il n'y a pas d'enjeu, après tout. Juste l'envie de partager un moment, sans doute, entre humains, tout simplement.

Chez tous, il y a cette vraie envie d'être utile, de trouver du sens à leur quotidien parfois chargé. Les journées sont à rallonge et les scènes pas toujours drôles. Confrontés en permanence à la souffrance des autres, visible ou non, ils sont souvent philosophes mais jamais complètement insensibles à ces âmes qu'ils transportent.

Oh, tous ne sont pas des anges, bien sûr! Je vous passe le dragueur de pacotille, évidemment. Il y a aussi celle qui soupire parce que l'on n'arrive pas à fermer correctement sa porte et qui est obligée de se lever, cet autre qui la joue stratège avec les bouchons en observant le flux de voitures, avant d'accélérer ou de ralentir selon son ressenti, quitte à vous faire vomir. Tous ceux qui pestent parce qu'ils sont mis en pause alors qu'ils viennent de démarrer leur journée, et se retrouvent à attendre dans leur véhicule, sans être payés. Dans un monde idéal, je le conçois, j'aimerais ne ressentir que de la bonne humeur en sortant de ces séances de compression irradiée, au lieu de ces grommellements, aussi légitimes soient-ils.

Mais dans un monde idéal, je m'ennuierais sans doute, j'imagine... Et globalement, je me réjouis de ces belles rencontres, favorisées par le huis-clos de la voiture. Ce sont des sourires derrière les masques, des échanges autour de tout et de rien - et pas forcément de la maladie. Des bribes de vie dans un quotidien où, parfois, le silence, nécessaire et légitime, devient pesant.

Car oui, concrètement, depuis un mois et demi, mes conversations se limitent souvent aux échanges que j'ai... avec mes chats, dans le restant de ma journée.

Alors, oui, ces allers-retours pour faire la fête à Abricotine sont l'occasion d'ouvrir grand les oreilles pour découvrir ce monde nouveau pour moi, celui où l'on prend soin des autres. "On fait partie de la thérapie" m'a dit l'un des chauffeurs de VSL. Et, je l'avoue, ça m'amuse plutôt d'écouter leurs histoires. Même si je sens aujourd'hui, à une semaine de la fin de la radiothérapie, l'envie furieuse de clore le chapitre.