vendredi 29 septembre 2023

Histoire courte (vivre le dépouillement à l'insu de son plein gré)


 Depuis mes blessures, je demande à ce que mon gros sac de rando soit transporté de gîte en gîte. C'est de la triche, peut-être, mais l'idée était de marcher jusqu'à Conques sans se péter autre chose.

On en profite toutes les deux, mon amie et moi, pour y mettre tout ce qui n'est pas indispensable dans la journée.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Ce matin, après seulement 8 km, on se rend compte que le gîte qui devait nous héberger le soir, que l'on croyait à 5 km plus loin, était en fait à 200 mètres. Pas question de s'arrêter si vite dans la journée, et accessoirement de s'imposer une étape interminable le lendemain. Ma comparse appelle et annule.

Quand elle raccroche, je lui dis:

"Tu sais que mon sac va être transporté dans le gîte que tu viens d'annuler?"

Et que, accessoirement, on devra se passer de deux, trois choses essentielles, au hasard, la trousse de toilette, la serviette et des vêtements de rechange?

...

S'ensuit un fou rire à réveiller les vaches pourtant paisiblement assoupies dans les prés alentours.

On cherche une solution, on compte un peu sur notre bonne étoile, aussi, et ca marche, car on dégote un autre gîte, 14 km plus loin. Sur un malentendu, notre sac pourra y être déposé. Avec les affaires essentielles pour le soir.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Après 6 heures de marche dans les bois, les terrains poussiéreux, l'asphalte brûlante, le tout sous un léger cagnard, sont apparus les dégâts collatéraux sur nos corps fatigués, aka la sueur bien odorante et les fringues collantes. Et, si on a bien atterri dans le nouveau gîte, le sac, lui, est bien resté dans l'ancien.

Au revoir, l'essentiel. Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

On a donc pris notre douche et remis nos vêtements de la journée. Un vrai bonheur.

Jamais fait autant d'apnée pour supporter notre odeur.

Mais après tout, n'est-ce pas le premier pas (certes forcé) vers le dépouillement que suppose le Chemin de Compostelle ?


jeudi 28 septembre 2023

Le brame du cerf, la poule et l'enclume


A l'heure de ces lignes, soyons honnête, je n'ai regagné aucun point de crédibilité. Pour soigner mon tibia, j'ai appliqué ce soir un cataplasme d'argile verte, que j'ai recouvert, pour protéger les draps... d'un sac à dejection canine. Oui, je dors avec un sac à caca sur le mollet et j'assume. C'est pour la bonne cause. 

Que voulez-vous, tous les moyens sont bons pour poursuivre le chemin.  

D'ailleurs, j'ai survécu. Au pilier de comptoir qui m'annonçait morte. A l'aligot bien copieux. A la chambre au papier peint des années 50 et ses fleurs marronnasses. J'ai quitté Aumont-Aubrac pour rejoindre Nasbinals en navette, me résignant à une deuxième journée de repos. Et après ce temps vécu de façon ambivalente (je rate la traversée des plateaux de l'Aubrac / on n'est pas mal dans le grand jardin à se la couler douce sur un transat), j'ai décidé de reprendre la route.

Je l'ai fait posément : j'ai vu un médecin. Une sexagénaire maquillée comme un camion volé, les ongles peinturlurés en vert, qui m'a raconté son cancer du sein mais n'a pas daigné m'ausculter. Je suis ressortie du cabinet avec le feu vert (décidément) pour marcher: au doigt mouillé, sans jeter un oeil sur mon pied et mon tibia endoloris, elle a estimé que ça passerait.

Bien.

Mon enclume et moi, on est donc reparti sur le chemin, ce qui me vaut depuis trois jours de monter tout escalier à quatre pattes.

Grosse classe.

Toute la journée, je marche une vingtaine de kilomètres sur des terres caillouteuses, poussiéreuses, mousseuses ou goudronnées en gardant (à peu près) la tête droite (merci les bâtons de marche) mais le soir venu, je ressemble à cette drôle de chose boiteuse que je croise non sans effroi dans le miroir. Et d'autant plus depuis l'ajout du sac à caca. Hum.

J'avoue, je trouve ca assez drôle. Quoique douloureux.

Chaque nuit, réveillée par la douleur, je songe que je ne repartirai pas le matin venu. Et puis, chaque matin, je me souviens que mon compte en banque est proche de mon niveau de dignité (entre le négatif et zero) et que je ne pourrai pas m'offrir le taxi pour rejoindre l'étape suivante.

Surtout, si je veux être un peu plus sérieuse, je n'ai aucune envie de lâcher le chemin comme ça, dusse-je me transformer en Toutankhamon. C'est donc parée de bande elasto sur les pieds que je demarre chaque journée. C'est la seule certitude.

Ensuite, tout s'enchaîne de façon parfois lunaire, entre rencontres du 3e type avec un Provençal à la gouaille exceptionnelle, ou ce Portuguais qui raconte pourquoi il veut mourir aux Açores. Il y a aussi Maria, femme de 82 ans qui traîne son chariot de gâteaux pour arrondir ses fins de mois ou Justine, jeune femme écorchée vive qui a tout plaqué, boulot et appartement, et qui veut aller jusqu'à St Jacques.

Entre vallées verdoyantes et paysages proches des steppes de Mongolie, j'avance à mon rythme, et tant pis si j'ai l'impression d'avoir un bout de bois en lieu et place de la jambe. Tous les sens sont éveillés, la moindre bouchée, un bout de pomme ou de banane, revêt une saveur incroyable.

A échanger avec les autres pèlerins, on realise l'aspect fantasmagorique des chemins de Compostelle. Tout devient un peu magique. On a les yeux grand ouverts sur les beautés du pays et on s'emerveille aussitôt. Alors, quand on entend un drôle de son, mélange de râle de papi Michel et de cri plaintif, on imagine aussitôt qu'il s'agit du fameux brame du cerf.

Avant de réaliser que le cerf... est une poule.

...

 La limite de l'imagination, sur un chemin où, pourtant, tout est possible.

lundi 25 septembre 2023

Histoire courte (ou comment je suis morte dans un pmu)

 Aumont-Aubrac, ce dimanche, il doit être 13h, ca parle fort au Café de la Mairie. J'ai écrit le précédent post de ce blog, pour accepter mon sort et tenter d'oublier la douleur. Je me sens épuisée, j'ai envie de m'assoupir sur la table. Est-ce que j'ose?

Après tout, quand je suis rentrée, deux heures plus tôt dans ce lieu visiblement très couru de la commune, personne n'a vraiment fait attention à moi...

Bon, ok, si j'excepte ce monsieur qui a pouffé de rire en me zyeutant de haut en bas, en donnant un coup de coude à son voisin.

"Regarde celle-là, avec ses tongs!"

Le tout dit avec l'accent chantant de la Lozère.

...

Bref, hormis ce fin observateur de mon improbable combo tongs/chaussettes de rando, tout le monde était resté très discret à mon égard. Donc, la petite sieste sur la table, je valide.

Je pose ma tête entre mes bras et boum, repos quasi instantané.

Soudain, j'entends une grosse voix, que j'imagine venue de mes songes.

"Elle est morte?

- Son dos ne bouge pas" ajoute une voix féminine, visiblement inquiète.

- Tu crois qu'elle respire encore?"

Là, je capte la réalité du moment, lève la tête et regarde les visages affolés autour de moi.

"Eh beh, on a cru que vous aviez fait un malaise" me dit l'une des dames.

"Que tu étais morte, oui!" Me lance le pilier de bar, toujours sur son tabouret.

Je crois bien qu'ils étaient à deux doigts d'appeler les pompes funèbres.

Note à moi-même : même en mode zombie, tu restes visible des vivants.

dimanche 24 septembre 2023

La condition humaine (découvrir le dénivelé négatif)

 


Je croyais avoir touché le fond, en termes de dignité. Pourtant, en la matière, c'est comme sur les chemins de Compostelle, il y a du dénivelé négatif. Et la descente peut s'avérer rude ! J'en ai fait la cruelle expérience dans la nuit et c'est donc dans un état pitoyable, en tenue de sport et chaussée d'un improbable combo tongs/chaussettes de rando que j'ai renoncé à l'étape du jour, alors même que je posais un pied à terre.

Ou plutôt que je tentais. Tenaillee par la douleur, au pied, au tibia, je chassais maintenant celle qui enserrait mon ventre et les nausées qui allaient avec. Intolérance aux anti inflammatoires. Parfait.

J'ai tenté la politique de l'autruche. J'ai pas mal, j'ai pas mal, c'est dans la tête.

Ca marche pas.

J'ai senti les larmes monter. La frustration, plus que la douleur, me renvoyait vers une tristesse disproportionnée.

Il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Je ne marcherai pas aujourd'hui.

Congelée sur le bord de route, en attendant une navette qui n'est jamais venue, j'ai encore dégringolé en termes de dignité. J'ai ainsi recouvert mon crâne glacé avec ma capuche de sweat, me transformant illico en teletubbies, sous le regard hilare de ma comparse Flo, fidèle et précieuse compagne de route.

C'est simple, face à mes pleurs de résignation et de frustration - oui, face à la drama queen qui avait pris possession de mon corps meurtri - elle a gardé le cap et géré.

Si vous cherchez un couteau suisse pour voyager, appelez-la. Et si vous voulez vous amuser avec une randonneuse en carton, surtout, n'hésitez plus, sifflez-moi.

Le taxi étant réservé pour rejoindre le prochain gîte, mon amie Flo a pu reprendre la route, seule, tandis que j'allais m'affaler sur le canapé de l'hôtel où nous avions pris nos quartiers la veille. Quitte à battre des records en termes de dignité négative, autant y aller franco, non?

Toujours nauséeuse, j'ai comaté en attendant mon sauveur - qui s'appelle également Flo - essayant de chasser les idées noires de mon esprit embrumé. Serais-je donc une looseuse? Moi qui voulais en baver un peu, n'ai-je pas été présomptueuse en imaginant que j'allais passer fingers in the noise le chemin de Compostelle, ce tremplin vers la vie d'après ?

Le taxi est arrivé, Flo est resté très pro, ne pouffant pas à la vue de ce zombie en tongs/chaussettes. Il l'aurait fait que je n'aurais pas pu lui en vouloir. On a traversé des routes magnifiques de cette Lozère sauvage et verdoyante. La voiture glissait littéralement sur l'asphalte, sous le soleil et un ciel bleu immaculé. Une vraie pub pour s'installer dans cette campagne profonde, tandis que Flo, le chauffeur, me racontait les joies simples et authentiques de cette vie qui est la sienne.

Pas dupe, il connaît l'autre monde, celui de la France urbaine, de la consommation, de l'inflation et de l'insécurité. Il sait combien son choix de vivre ici, dans ce coin qui l'a vu naître, le préserve d'un stress qu'il observe chez les citadins. Et ce d'autant plus qu'il fait de nombreux aller-retours dans tous les coins de France et même d'Europe, à l'occasion de missions de rapatriement.

Avec à chaque fois le même sentiment, celui d'être bien mieux ici, en Lozère, dans cette France profonde et discrète, qu'à courir comme on le fait dans des villes, même modestes. "La France est devenue une poubelle", tranche-t-il, sans pour autant se départir de son sourire et de sa sympathie.

Lui, il aime son métier, bien manger, voir des potes, les rapports vrais et aller aux champignons après son boulot.

Il le dit sans ambages. Les citadins qui débarquent ici "avec leurs dollars, comme on dit, ce sont des cons, à croire que tout leur est dû. Quand je vois ces Parisiennes qui disent vouloir faire le chemin, qui postent sur Instagram des clichés mais qui le font en fait en taxi, pfff... Remarquez", ajoute-t-il avec malice, "ça fait aussi du business pour moi!"

Lovée au fond du siège en cuir, je sens un violent sentiment d'imposture. Moi qui fanfaronne avec mon Chemin, je suis bien dans un taxi pour rejoindre Aumont-Aubrac, au lieu de crapahuter sur les roches ou à travers bois. Ne serais-je pas aussi superficielle que ces bobos dont Flo parle avec dédain ?

Je fais taire mon ego, blessé. J'accorde à mon corps le repos qu'il semble réclamer, et tant pis pour mon orgueil. L'humilité est le maître mot du chemin de Compostelle. Et, qui sait, une fois retapée, peut-être vais-je de nouveau passer en dénivelé positif en termes de dignité, après une sacrée descente?

J'écris ces lignes dans un café où j'ai trouvé refuge, en attendant l'ouverture du gîte. Et je songe que sans cet accident de parcours, je n'aurai pas entendu le témoignage de ce Flo qui défend la ruralité et ses vertus, véritable hymne à l'authenticité. Je ne serais pas là à entendre la gouaille de ces piliers de bar à l'accent chantant. Je n'aurais peut-être pas prêté attention à ces toits en lauze et à ces demeures aux volets colorés, dans ce village perdu au fin fond de la France.

Je n'aurais pas laissé de répit à mon corps qui en réclamait, car je suis juste humaine. C'est aussi ça, le chemin de Compostelle. Accepter sa condition.

samedi 23 septembre 2023

Les Jacquets et mes tongs

 


18h. Il reste 1 km à parcourir sur les 28 de la journée.

Ressenti 15 km.

Je traîne mes bâtons de marche. Je n'ai même plus la force de les soulever. J'ai mal au tibia, une douleur intense qui me cloue sur place. Hier soir, j'ai fini le dernier kilomètre en... tongs, ne supportant plus mes chaussures. Merci l'ampoule de compet.

Vous m'auriez vu, on aurait dit une figurante de Walking Dead. J'aurais juste pas eu la force de bouffer qui que ce soit, trop fatiguée.

Deux jours plus tôt, après notre première étape, je faisais la fierote. Tout le monde semblait épuisé et moi, je pétais le feu. Zéro douleur, zéro envie de dormir, trop heureuse d'y être, enfin. Et puis voilà, le corps te teste un peu et t'assaille de quelques coups de poignard bien sentis, histoire de retrouver un peu d'humilité.

Il va falloir serrer les dents. Et continuer de prendre les pas les uns après les autres pour atteindre l'objectif. A chaque fois que je suis tentée de fixer le haut de la côte, je me ravise et baisse la tête. Inutile de se faire peur, il faut prendre le chemin comme il vient, ne pas chercher à trop se projeter, pour rester zen, tout en gardant en tête l'objectif final. Belle métaphore de la vraie vie.

Le chemin de Compostelle s'apparente à une sorte d'idéal, me semble-t-il. Si seulement les relations sociales, dans la vie de tous les jours, pouvaient être aussi simples et fluides que sur le pèlerinage ! Ici, on parle naturellement de l'être plus que du faire. On marche et on se sent spontanément attiré par une personne ou un groupe. On entame la conversation, qui peut prendre un tour léger ou profond en quelques minutes. On va faire un bout de chemin ensemble, pour dix minutes ou dix heures, peu importe. C'est éphémère et ca transpire pourtant l'authenticité.

Il y a Isabelle, revenue d'un cancer et d'un burn out; Charlotte, jeune interne en medecine qui souhaite "devenir un bon médecin pour ses patients". Il y a Katia, kinésithérapeute divorcée en quête de réponses sur son fonctionnement. Alain, qui prend le chemin par tous les bouts et qui ne recule pas devant les longues distances. Ces trois amies de soixante ans qui ont choisi ce pèlerinage comme pour sceller à jamais leur amitié. Il y a ce jeune homme solaire, parti jusqu'à Santiago, sans le sou mais avec un coeur énorme.

Et tous ces Jacquets, jeunes ou vieux, seuls ou en couple, entre amis, tous ces duos de copines, aussi, que l'on retrouve gîte après gîte. Des êtres taiseux ou pas, timides ou non, avec qui on partage la soupe du soir et des impressions diffuses sur le chemin ou sur la vie.

Tous sont venus peu ou prou pour discerner, réfléchir, poser l'essentiel: qui sont-ils, où vont-ils, quel sens leur vie prend-elle. On n'est pas forcément sur des profils de moines bouddhistes. Non, il y a autant de profils variés que de façons d'envisager le chemin.

J'imagine que cette face intime, qui ne l'est plus en quelques minutes, reste parfois pourtant secrète pour l'entourage de ces personnes. Mais ici, on lève le voile plus vite qu'une ampoule sur le pied d'un pelerin et on ne s'embarrasse pas de faux semblant.

Le chemin constitue le terreau idéal pour définir la ligne de vie qui nous correspond, à nous et pas forcément aux autres. C'est comme ca que l'on gagne chaque jour en sérénité.

Et tant pis pour ma dignité, perdue au moment précis où j'ai fini le chemin en tongs.

mercredi 20 septembre 2023

La douce nostalgie de Didier

 


Il a le teint hâlé et le verbe facile. "Il y a 10 ans, j'étais à Santiago" nous dit-il, alors que nous marchons, sac à dos, dans les ruelles du Puy en Velay, en route vers le séminaire. On sent la nostalgie pointer chez ce septuagénaire, qui a démarré le Chemin voilà 16 ans, pour atteindre son point d'arrivée six ans plus tard.

Lever à 5h du matin, 10h de train et de car; le voyage a été un peu long, le sac, quoique minimaliste, reste lourd pour nos épaules mais nous poursuivons cette conversation impromtue, ragaillardies par l'enthousiasme de notre interlocuteur.

"Vous connaissez les 3 questions que l'on pose sur le chemin?" "Comment t'appelles-tu? D'où viens-tu ? Et comment vont tes pieds?" Avant d'ajouter, dans un grand sourire : "Et parfois, on te demande où tu vas dormir, histoire de poursuivre la route ensemble."

Je le regarde avec tendresse, il nous souhaite un "buen camino" et nous rejoignons le séminaire pour cette nuit au Puy, et notre cellule, moins sommaire que ce que j'imaginais. Le soir, on s'attable et goûtons avec appétit la cuisine des religieuses. C'est bon, c'est simple, à l'instar des discussions qui animent le dîner. Ici, pas d'artifice ou de jugement, il s'agit juste de faire un pas devant l'autre et de suivre le chemin.

On demarre demain par une vingtaine de kilomètres et un peu de dénivelé. Cela sera-t-il difficile ? Je refuse de me poser la question. On verra.

Et que viens-je chercher dans ce périple de 200km à pied? Ce matin, bercée par le ronron du train et les yeux tournés vers ce drôle de ciel, encombré par des traînées blanchâtres, je n'avais pas de réponse.

Le cerveau, lui, était déjà en marche, distillant des images de vieilles pierres, de poussière, de chemins caillouteux. Je ne cherche pas à lutter, la surprise n'en sera que plus belle. Je suis partie le coeur léger, l'esprit apaisé, avec l'envie simple de respirer, de rire, d'en baver, aussi, un peu, signe d'un dépassement de soi physique, pour éprouver la vigueur de mon corps et de mon mental.

Le coeur léger, oui, malgré une enveloppe corporelle qui s'est épaissie depuis un an. 8 kg pris, seulement 2 de perdus depuis, ma forme physique n'est pas optimale. Mes jambes portent le poids d'une année vierge de toute activité professionnelle et du traitement médical.

Mon esprit, lui, est en revanche allégé de nombre d'injonctions, y compris celles que je m'infligeais. Au moment de partir, on m'a dit : "Ressource-toi bien". Étonnant, tant je me sens ressourcee et en paix avec moi-même. Compostelle, c'est le joint entre cette sérénité actuelle et les années passées d'errance, de servitude, mais aussi la frénésie qui, je le suppose, m'attend ensuite. Je veux être bien armée pour qu'elle glisse sur moi. Pour ne pas me laisser atteindre. Marcher pour prendre de la hauteur, simplement.

Chacun a ses raisons d'être là, mais, à ecouter les échanges, tout au long de la journée, je sens qu'on a à la fois ce désir de partager cette quête tout en protégeant nos aspirations profondes. 

Je repense à cet éclat dans le regard de Didier. Pas sûre de percer le mystère inhérent au pèlerinage, mais j'en suis sûre : l'aventure va être belle.

lundi 18 septembre 2023

La marche d'une repentie


 Un an. Il y a un an, je sentais une sorte de basculement en moi. Je savais qu'il se passait quelque chose, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Je voyais double, sentais mon visage se paralyser, les vertiges s'amplifier et j'allais mettre le pied à terre, enfin.

Dans deux jours, je poserai le pied sur le Chemin de Compostelle. Comme pour ancrer définitivement mon être dans un devenir autre, et reléguer par là même Abricotine au rayon des souvenirs, en conservant une gratitude éternelle pour cet amas de cellules, et le vent nouveau qu'elle a su faire souffler.

Poser un pied devant l'autre... Me reviennent en tête ces images d'Anne et Patrick, ce couple de marcheurs que j'avais rencontré alors même que ma petite entreprise venait de naître. Je me souviens de leurs mots, de leur soif d'introspection, de leur vision de la marche. Eux, gros randonneurs, qui avaient choisi de sillonner partout en France, à pied, pour rencontrer des entrepreneurs, justifiaient ce choix naturellement. La marche permet de laisser infuser les idées. Elle est le symbole du temps long.

A l'époque, j'avais trouvé l'initiative géniale, mais il me semblait impensable d'adopter une telle attitude. Si j'abordais déjà  cette nécessité de privilégier l'être au faire, tout, dans ma vie, contredisait cette belle intention. J'étais une boule de nerfs, concentrée sur l'idée de répondre au désir de l'autre, chassant les états d'âme pour produire, de plus en plus. Quel en était le sens? Je pense que je n'avais même pas le temps d'y songer.

Et me voilà donc, à quelques heures de mes 49 ans, à boucler mon sac pour Compostelle, de façon minimaliste, avec une idée en tête. Avaler des kilomètres. Mordre (un peu) la poussière. Regarder mes chaussures s'enfoncer dans le sol. Et, surtout, lever suffisamment la tête pour apercevoir le coin de ciel bleu.

Aller à sa propre rencontre, se tester, écouter le silence, se challenger, suivre le rythme lent des pas qui s'enchaînent, chercher ses limites, ou savourer, tout simplement, les raisons d'emprunter le chemin de Compostelle sont multiples et personnelles. Je ne cherche pas vraiment à savoir quelle forme prend ma quête; c'est un tout, une évidence, l'envie d'éprouver pleinement la nature, de se sentir vivante, comme une sorte de clin d'oeil au karma qui s'est bien amusé, parfois, avec moi, mais qui, aujourd'hui, se montre clément.

Sur ces chemins que j'imagine caillouteux, je ne vais pas chercher quelque chose qui me manquerait. Je me sens comblée, actuellement, pleine d'entrain et d'envies. Je vais retourner à la vie active, en rentrant, et j'ai besoin de ce petit pas de côté pour relier l'avant et l'après. Comme un joint que l'on collerait entre deux matières si différentes, entre l'inertie d'une vie en arrêt maladie et le rythme endiablé que j'imagine d'un quotidien entre travail, loisirs et respect de soi. Un joint qui, miraculeusement, réunirait deux univers a priori incompatibles.

Je ne suis pas si différente de cette femme en détresse, à la vue double et aux migraines intenses, qui a vu son modèle s'écrouler un jour de septembre, à l'occasion d'une annonce un peu surréaliste - une tumeur cérébrale, pensez donc. Je me sens pourtant totalement éloignée des aspirations d'alors. Aucune envie de courir, encore et toujours, et après quoi?

Je vais juste marcher. Non pas pour oublier, mais pour dérouler le fil des pensées, pour s'abstraire des diktats et autres injonctions. Marcher pour se sentir libre, en vie, et sauter à pieds joints dans le monde réel, qui peut certes mettre nos nerfs à rude épreuve - je serais Bisounours de l'oublier - , mais qui peut aussi s'apparenter à un jeu permanent, où on invente au quotidien les nouvelles règles.

J'en prends conscience : au delà de ce désir d'introspection, j'ai envie de m'amuser, sur ce chemin. D'y prendre un réel plaisir. Je m'imagine déjà, après les trois premiers jours réputés difficiles, rire de ma naïveté. Peut-être serai-je en train de pester contre mon optimisme à deux balles, qui ne m'exonérera pas des ampoules et autres joyeusetés inhérentes à ce type de parcours.

Ce ne sera sans doute pas si facile, et alors? Si je commence à flancher, je me promets de repenser à cette vague de vulnérabilité qui s'est emparée de mon corps éreinté, voilà un an. Et je saurais alors qu'on peut surmonter la peur, le découragement, la fatigue, que le bout du chemin n'est jamais si loin. Mieux, il peut ouvrir les portes de nouveaux horizons.

Parole d'une repentie