samedi 9 mars 2024

Enterrement à 4 heures!

 Au début, c'était une gouttelette. Et puis une autre. J'ai poussé le son de mes écouteurs et, dans un élan masochiste de mélancolie, j'ai fermé mes yeux déjà embués et fais marcher la boîte à souvenirs.

"Enterrement à 4 heures! "A crié mon père au téléphone, dimanche, alors que mon fils et moi l'appelions pour prendre de ses nouvelles, des nouvelles de ma mère, aussi, submergée. Mon père venait de faire une nouvelle crise d'épilepsie et avait du mal à refaire surface mais, tout en confondant les mots, il savait encore dire qu'il voulait mourir et que l'enterrement, donc, serait à 4 heures.

Ironique, pour un gourmand comme lui, qui aimait tant l'heure du goûter, quand les yeux du petit enfant qu'il fût brillaient si fort à la vue d'un gâteau.

Enterrement à 4 heures!

Je lui ai répondu que c'était pas possible, parce qu'avec mon fils, on ne serait jamais rentré à temps.

Habituellement, ce genre d'humour noir à trois balles désamorce son agressivité, apporte un peu de répit dans son quotidien devenu soudain si lourd, il reste quelques secondes perplexe et prend son air si touchant d'enfant qui a compris qu'on lui a fait une blague.

Là, j'ai fait chou blanc. Il a râlé plus fort et rappelé l'heure funeste.

Rendez-moi mon papa, ça suffit maintenant.

Les gouttelettes deviennent larmes torrentielles, mon visage est inondé et je ne cherche plus à freiner le flot, le chagrin envahit toutes les parcelles de mon corps.

J'imagine le pire et je ne veux pas l'envisager.

Je ravale mes larmes. Affronter la réalité. Etre présent. Garder l'espoir.

Retourner dans cette chambre d'hôpital, oui, la même que l'an dernier à cette époque, témoin de multiples scènes cocasses et lunaires, après son passage en terres lointaines. Avec toujours ce regard clair et à cent mille lieux de nous, bloqué entre des souvenirs d'il y a longtemps et cette réalité qu'il semble saisir par fulgurance, faisant montre d'une surprenante lucidité, avant de replonger dans son monde, entre onomatopées, éclats de rire et insultes. Papa Clown n'a rien perdu de sa verve.

Son imagination s'avère même débordante. C'est une femme invisible qui franchit sa porte, deux aveugles qui l'espionnent, ses parents qui lui font signe ou ce léopard, que le vétérinaire caresse et qui a peur d'un chien.

C'est parfois plus rude, en témoignent les gouttes de sueur qui perlent sur son visage rougi et ébahi, face à ce camion imaginaire qu'il croit voir foncer sur lui, dans cette chambre d'hôpital qu'il assimile à une prison.

Tout se mélange, la peur, l'incrédulité, l'hilarité, la tendresse, la violence et la douceur.

Depuis une semaine, papa est de nouveau ici et ailleurs. J'ai ravalé mes larmes, la vie subsiste. Mais l'équilibre reste décidément précaire et bouleversant. Il y a cette bascule qui surgit, où le rôle naturel attribué à chacun au sein d'une famille se transforme. Ce moment si particulier où, adulte face à la redoutée diminution de tes parents, tu dois prendre le relais et renverser les rôles, alors même que la petite fille - ou le petit garçon - qui est en toi aurait tant besoin d'une enveloppe réconfortante.

Pourtant, au fond, alors que tout vacille, tu sens cette force indicible. Elle te porte, elle porte ton parent, aussi fort que possible. Des miracles, il n'y en a que dans les rêves agités de papa, sans doute. La présence, c'est tout ce qui nous reste et ce à quoi on s'accroche pour le ramener au plus près de notre monde, puisque le sien lui semble inconfortable.

Pour le 4 heures, ça attendra. On a mille choses à vivre avant.

mercredi 10 janvier 2024

Dernier soubresaut (gérer le vide)


 Un jour, au printemps dernier, en pleine introspection, j'ai commencé un manuscrit. Ou au moins une esquisse, un essai, un jeté, que dire... Voilà, j'avais besoin que les mots sortent, que mes émotions s'expriment à travers des consommes, des syllabes, des lettres, des phrases, des paragraphes, des chapitres...

Il y a un passage qui introduisait une partie importante à mes yeux, partie que je n'ai pas encore achevée, d'ailleurs, tant l'expression n'est pas encore totalement affinée et tant, surtout, j'ai délaissé ce projet, pour me remettre un peu en marche, dans la vie dite normale où on se lève le matin, on va travailler, on rentre, on se couche, fatigué, et on néglige les essentiels, ces petits riens qui illuminent le quotidien, cette part de création que l'on a en nous mais qui a besoin d'un minimum de concentration et de temps pour se libérer.

Bref, je m'égare, mais j'énumérais les expériences - tellement typiques, peut-être banales, aussi, d'une Occidentale du 21e siècle - que j'avais vécues dans ma vie, ayant le sentiment de constituer un vrai appel à témoins à moi toute seule, tant je réunissais nombre de faits de société. Je checkais. L’anorexie. La boulimie. La vie en couple. La séparation. La vie de maman solo. L’enfant « atypique », harcelé. La vie de célibataire. La reconversion professionnelle. La création d’entreprise. Le burn out.

Des moments parfois douloureux mais pas rares, voire parfois tristement communs, chez nos contemporains.

Bon, la tumeur cérébrale et le kidnapping en Tunisie, ça, c'était le petit truc en plus, mais devais-je en faire une fierté? Disons que je préfère aujourd'hui en rire. Pour le reste, je me sentais un peu blasée, comme si tout le dur était un peu passé. Et que la vie n'était devenue qu'un beau champ de fleurs, un terrain de jeu accueillant, tel un tapis rouge jusqu'à la sérénité.

Je pourrai aujourd'hui rajouter une ligne. La liquidation judiciaire.

L'exercice s'apparente à... la plonge en cuisine. Quand vous croyez qu'il n'y en a plus, en fait, y'en a encore. C'est un principe, ne me demandez pas pourquoi. Mais au moment où vous cédez les rênes de votre entreprise à un mandataire, pensant naïvement que vous allez pouvoir dormir sur vos deux oreilles, paf!

Les surprises s'enchaînent. C'est le client retardataire qui répond trop tard au mail que tu lui as envoyé, qui t'adresse son RIB pour remboursement alors que les jeux sont faits. C'est la banque qui t'annonce le passage en contentieux, qui te menace en évoquant un remboursement des prêts à titre personnel, quand tu croyais être cautionnée à 100%, et qui bloque l'accès à ton appli. C'est ta ligne téléphonique qui est coupée. C'est la mandataire qui t'annonce que tu devras payer sur tes fonds propres - oui, encore - les cotisations sociales pendant trois mois encore, pour un statut de travailleur non salarié auquel tu as renoncé depuis un moment.

C'est ton propriétaire qui réclame légitimement son loyer et qui tente les yeux doux et l'apitoiement pour t'amadouer. Et qui, ayant compris que l'affaire est morte, t'envoie le lendemain un cinglant "Bon, après tout, c'est vous qui êtes le plus à plaindre, finalement." Légère allusion à Abricotine, dont je lui avais finalement révélé l'existence.

Euh???

Les émotions surviennent. A la banque, ce sont tes moyens de paiement que tu rends, sur un coin de bureau, en signant un papier que le conseiller - gentil, mais doté d'une tension proche du néant - manque de tâcher avec sa tasse de café chaud. Le type est nonchalant et te sourit, sans imaginer une seconde que tout ton corps est secoué intérieurement de spasmes. Il imprime son papier et quand tu le prends, ce sont les derniers souvenirs qui partent en miettes. Il n'en sait rien. Toi, tu as envie de le secouer pour qu'il réalise, qu'il compatisse, qu'il... Mais en fait, non rien, que peut-il y faire? Il n'a pas idée de la tornade interne et c'est ok. 

Ce sont les recommandés, que tu n'ouvres même pas, sur le moment, qui parlent de jugement, de procédure, comparution, cessation et autres joyeusetés du type enchères et menaces d'interdiction de gérer.

Ce sont les clés du local que tu rends, le matériel que tu laisses, le dernier regard que tu poses sur ces murs qui ont tout connu, ta joie et ta détresse, ta peine et ta folie.

C'est la vie qui défile, c'est ton coeur qui défie la raison dans un dernier soubresaut, c'est la flamme qui s'éteint. C'est ce que tu veux mais que tu ne veux pas, en fait. C'est comme un enterrement alors que tu es vivant.

C'est ta naïveté qui te navre. A quoi m'attendais-je? Evidemment que c'est un passage fastidieux, forcément que le moment n'est pas des plus sympas. A quel moment ça rentre dans une bucket list, une liquidation judiciaire, hein?

Pourtant, malgré le renoncement, je vais bien, vraiment. J'avais besoin d'éprouver cette perte, j'imagine, et de réaliser à quel point la liquidation judiciaire joue effectivement son rôle, celui de vider de sa substance quelque chose pour lequel tu as tant vibré il n'y a pas si longtemps.

Absurde, peut-être un peu, mais forcément salvateur.

mercredi 3 janvier 2024

Sans gueule de bois




Un temps bas, gris, de gros nuages menaçants, ce petit crachin breton caractéristique de la région, le cri glaçant des corneilles le long de la Loire... Oui, l'atmosphère était lugubre, ce matin. Par terre, dans le caniveau, comme un restant de gueule de bois, une canette, une écocup, des restes d'un réveillon tout proche, pour fêter la fin d'une année et le début d'une autre.

En moi, j'ai senti ce même basculement entre deux mondes.

Ce matin, j'allais au tribunal de commerce pour demander une liquidation judiciaire de mon entreprise. Etranges sentiments entremêlés, entre délivrance et pointe de nostalgie, détermination et vulnérabilité. La décision a beau être prise depuis longtemps, le cœur s'amuse toujours à lancer quelques miettes d'un passé idéalisé, à jouer les avocats du diable, à rendre l'esprit incertain.

Et si... Et quand... Et avec...

Mon cerveau, qui n'a pas pourtant pas besoin d'un tel tourbillon, se laisse submerger par les questionnements stériles. Mon corps tremble. Mon cou est douloureux - un torticolis me tenaille depuis deux jours, allez savoir pourquoi...

L'instant s'avère solennel et, je ne peux le nier, un rien pénible. L'attente dans la salle dédiée interminable. La boule au ventre, je me lève, ouvrant cette porte vers le néant. Oui, je vais chercher le néant, prier pour qu'il ne reste rien de ce que j'ai pourtant fièrement développé des années durant, pour lequel j'ai tant sacrifié.

Je m'assois, telle un automate, en face du président de la séance, de deux juges et de la greffière. J'écoute leur introduction, attendant patiemment qu'ils me cèdent la parole pour justifier ma décision. Et là, j'embarque Abricotine dans mon laïus, telle une alliée improbable qui expliquerait - qui explique, au fond - pourquoi j'ai remisé au placard mon bébé, mon entreprise, cette création qui m'a pris tant d'énergie, qui m'a apporté tant de joies mais autant beaucoup de sueur et quelques larmes.

Loin d'être un caprice, cette demande de liquidation judiciaire devenait inexorable puisque jamais plus je ne m'épuiserai de la sorte.

Deux semaines plus tôt, je m'étais cassé les dents, face à un jury perplexe - les fonds n'étaient pas épuisés, l'entreprise n'était donc pas en cessation de paiement. Cette fois, les juges ont accepté ma demande, me libérant de ce fil à la patte. Ma petite entreprise ne m'appartient plus. Sa fin intervient à un moment de ma vie où les priorités ont changé, où les perspectives ont bougé, où la vie me semble plus sereine que jamais. Des regrets? Plus vraiment. Ainsi va la vie.

La gueule de bois, très peu pour moi. En sortant, j'ai regardé le ciel. Il restait bas et sombre. Pourtant, je sentais poindre en moi cette lueur particulière, mélange d'optimisme béat et d'envie de croquer la vie, comme une gamine qui aurait donné son jouet à quelqu'un qui en aurait besoin davantage, pour avancer vers un avenir nouveau, le cœur léger et sans remords.


D'ailleurs, s'il fallait encore un signe, je dois admettre ma stupeur de découvrir, quelques jours plus tôt, que cet arbre de Pen Bé, qui pliait mais ne rompait pas, dont je vous avais parlé comme d'un "symbole de résilience et de sagesse", n'est tout simplement plus aujourd'hui.

Il n'a pas résisté aux éléments, sans doute à la dernière tempête Ciaran. Il a fallu trancher, le couper. De lui, de sa forme majestueuse et étrange, il ne reste que ce tronc.

Comme quoi, même ce que l'on imagine indestructible peut disparaître, sans que la face du monde en soit changée. 

Et c'est OK.

samedi 7 octobre 2023

Les tuméreuses heureuses

La magie d'un gîte, c'est son accueil haut en odeurs...

 A peine une semaine après mon retour sur Terre, aka la civilisation, ses stimuli un rien oppressants et agressifs (supermarché et périphérique, combo gagnant pour ressentir l'ampleur du mal urbain) - mais pas que, évidemment - il est temps de faire un petit bilan de cette expérience hors du temps que nous avons vécue, mon amie et moi. 

J'ai troqué les bâtons de marche contre des... béquilles (périostite tibiale, un mois de repos, bah oui, sinon c'est pas drôle) et j'ai donc débarqué à mon nouveau travail en claudiquant. Très classe, je trouve, mais vous aurez compris que j'ai fait depuis un moment le deuil de ma dignité.

Je ne saurai pas exactement situer à quel moment précis je l'ai perdue. Mon amie me cite quelques instants décisifs, suggérant néanmoins que je lui avais fait la peau dès le voyage en train jusqu'au Puy. Voyager dix heures avec un sac de rando sur le dos, avec une tenue qui sera aussi celle du soir, de la nuit et de la journée après la marche, vous oblige à lâcher prise rapidement, et après deux TER et un car, autant l'admettre; j'ai lâché prise.

Car oui, il faut voyager léger, le plus possible, ce qui suppose quelques concessions. Je ne savais pas encore où ce chemin vers le minimalisme nous mènerait.

Le premier dîner et la nuit dans une cellule du séminaire au Puy passés nous ont vite confirmé qu'on n'était pas sur un all-inclusive de luxe. Sobriété, dépouillement, on travaille sur la pauvreté de soi.

Le premier dortoir, le lendemain, te fait goûter le bonheur de posséder ces petits riens qui changent tout - c'est à dire les bouchons d'oreille, afin de survivre à tous les bûcherons nocturnes de la terre - mais aussi la frontale, qui te permet de lire au delà de 20h sans déranger tous les marcheurs épuisés - allez savoir pourquoi, lorsque la nuit tombe, la furie qui sommeille en moi s'agite et décide que la nuit doit servir à autre chose qu'à dormir.

Les nuits en gîte, où tu te déchausses à l'arrivée en déposant tes bâtons, sont un appel à l'anosmie, ou au moins à l'apnée temporaire, à moins de défaillir dans la seconde. L'odeur des pèlerins devient vite une sorte de repère: on se reconnaît entre nous, suintants personnages sur les routes, et ça finit presque par nous amuser. Sur Saint-Jacques, il y a trois moments particulièrement jouissifs: la douche, le coucher et la pause matinale, quand tu croques dans une pomme au jus délicieux ou que tu gardes en bouche cette banane à la saveur unique. Tous les sens sont décuplés, tout devient divin et intense.

Les forêts traversées, les ruisseaux enjambés, le goût du café préparé par un paysan, posé sur une table, le regard du rebouteux qui te fixe tout en soignant ta jambe, les bribes de conversation partagées le temps d'une montée, le regard khôlé des Aubrac à notre passage, celui, mutin, de ce berger lancé à toute vitesse sur son quad pour libérer son troupeau de brebis et le mettre sur notre route... Ce Mathieu, 38 ans mais déjà usé par l'alcool, qui prend le temps de partager une pause avec nous, au milieu de nulle part... La crédenciale, que l'on pense à faire tamponner alors que l'on est au bout de sa vie, le soir en arrivant au gîte, comme si notre existence en dépendait...

Le coucher, aussi, dont on rêve tous, à un moment de la journée, cet instant où on pourra déposer notre carcasse abîmée sur le lit et rejoindre les bras de Morphée. Pourtant, le soir venu, l'exercice est souvent plus laborieux que prévu. Le corps exprime ses tiraillements, ses raideurs et ne s'assouplit plus. Las, on finit néanmoins par s'endormir, après avoir réduit les douleurs autant que faire se peut à coups de massages et de Doliprane, et récapitulé dans sa tête les kilomètres passés et à venir.

Oui, tout devient intense et divin.

Le silence, enfin, certes parfois perturbé par le bruit sec et lancinant des bâtons... Et par nos éclats de rire et de voix. Car si j'avais espéré un caractère méditatif et introspectif, c'était sans compter sur la façon dont nous avons vécu le chemin, mon amie et moi. Nous avions à cœur d'accomplir ce périple, portées par une envie commune d'éprouver notre retour à la vie, après deux ans difficiles, liés à de graves problèmes de santé pour elle; un an après la découverte d'Abricotine pour moi.

Fatiguées, pas fatiguées, peu importe, nous nous sommes senties plus vivantes que jamais, je crois, portées par le sentiment de liberté et de joie, par l'émerveillement parfois presque puéril ("Oh, un papillon!" "Oh, un nuage!") que nous avons volontiers laissé s'exprimer.

Nous sommes devenues "les tuméreuses heureuses" et, tant pis pour ma dignité, j'ai alimenté parfois bien malgré moi ces fous-rires, ici un cuissard déchiré qui dévoile une partie de mon intimité, là des lingettes qui sortent vertes alors que j'ai essuyé derrière mes oreilles (appelez-moi Shrek), des cascades involontaires sur les chemins, un look de teletubbies congelé en bord de routedes montées d'escaliers à quatre pattes, une confusion entre une poule et un cerf ou encore un avis de décès impromptu.

Alors, au delà du milliard de marches montées, des remontées d'estomac après un aligot bien corsé, du dixième malaise vagal pour être remontée trop vite; au delà de la douleur constante à la jambe ; au delà des discussions existentielles menées parfois sérieusement avec des personnes uniques et attachantes (elles se reconnaîtront) ou des dîners à coup de hamburgers/aligot/petite poire (bisous aux Quebécoises), au delà des paysages lunaires, verdoyants ou désertiques, je veux retenir cette force de vie qui ne nous a jamais quittées et dont je me servirai comme d'un tremplin s'il vient un jour où la tristesse, le découragement ou que sais-je encore s'emparent de mon esprit.

dimanche 1 octobre 2023

Hymne à l'impermanence

 


Samedi matin. Les muscles sont durs, tendus, le tibia crie grâce et la cheville a triplé de volume. Pourtant, je me sens heureuse et comblée, assez fière du chemin parcouru, aussi. En trois heures, nous avons donc rejoint Conques et bouclé notre périple de dix étapes, en partant sous un magnifique ciel étoilé.

Ça n'a pas été sans émotion, au moment de longer le cimetière d'Espeyrac dans la nuit, privées des lampes frontales restées dans le sac (lui-même resté dans le mauvais gîte).

Un rien de frissons, renforcés par une Lune brumeuse, beaucoup de rires au moment d'éviter les racines du chemin et puis, les yeux se sont habitués à l'obscurité comme le corps s'adapte aux obstacles.

A chaque pas, un nouveau sol, une roche différente, des plantes diversifiées, des animaux de toute sorte, une pensée qui succède à l'autre ou le grand silence qui s'installe. On marche sous le cagnard, au gré du vent ou de la pluie, sous une légère brise rafraîchissante ou en se protégeant des rayons du soleil. Tout change, constamment.

Ce chemin est un hymne à l'impermanence. Accepter ce mouvement, c'est s'ouvrir à cette probabilité. C'est admettre que rien n'est acquis mais que ça existe, simplement, et l'instant furtif se vit comme tel. Naïvement, on cherche à saisir ces instants, enclenchant l'appareil photo plus que de raison, comme si on allait graver la beauté des paysages dans nos mémoires. Si je veux être honnête, je ne me souviendrai sans doute pas des lieux, des noms, des endroits précis, que j'ai immortalisés, dans quelques temps. 

Je garderai en revanche en moi enraciné le spectacle de la nature, parfois bienveillante, verte et aérée, parfois écrasante, avec ces roches escarpées, parfois, encore, intimidante avec ces collines qui tombent à pic et creusent des gouffres à l'infini.

Avant de partir faire un bout du chemin de Compostelle,  je ne cherchais pas de réponses à de quelconques questions. Abricotine m'avait laissé le loisir de me pencher plus ou moins sereinement sur les sujets existentiels qui me préoccupaient.

J'avais juste envie, je crois, de m'extraire de la vie réelle pour plonger dans un monde parallèle où tout le monde se salue, et avec le sourire, s'il vous plaît.

Dans un monde parallèle où les gens prennent le temps de marcher, de contempler, de respirer. De cheminer. La vie semble ici plus ancrée avec la terre, avec l'être.

Sur le chemin, on est entier parce que l'on n'a aucun intérêt à jouer un rôle.  On marche les uns à côté des autres, quelques secondes, minutes ou heures et on est soi-même, point. Sans artifice.

Parfois même sans dignité, certes, mais ceci est une autre histoire.

Alors, évidemment, il faut parfois composer. Avec la météo, même si celle qui nous a été offerte s'est avérée plus que clémente. Il faut surtout composer avec la douleur, laquelle n'épargne personne, de la banale mais si pénible ampoule à la tendinite, que l'on soit jeune ou vieux, peu aguerri ou résistant.

Maintenant que j'ai fini le chemin, je peux l'avouer: chaque nuit, quand la douleur me tenaillait, je pensais ne pas repartir le lendemain. Et puis au réveil, miracle. Je me préparais et je repartais. Lève-toi et marche!

On se fait mal, c'est vrai, mais on se respecte. On écoute son âme et elle nous dit d'avancer... ou de stopper, le temps d'un necessaire répit. Ici, la liberté passe par la discipline. S'entraîner, s'étirer, se masser... ces impondérables que je n'ai pas toujours eu la force d'appliquer, usée par les kilomètres de la journée. Parfois, la douleur est si vive que le feu semble consumer les tissus. Mais la détermination, jamais.

Je savais que je mordrais un peu la poussière et le poteau que j'ai à la place de la cheville me le rappelle. Mais, magie du chemin, elle n'a pas freiné ma joie, réelle et entière, que j'ai ressentie à chacun des 160 km parcourus. Elle n'a pas terni le bonheur d'être en vie, ici, consciente, parfaitement consciente de ma chance. Oui, je boîte, oui, tous mes muscles sont tendus et alors? Je lève mes yeux, attablée à une terrasse de Conques et je perçois chez les pèlerins ce même cocktail, entre sueur et fatigue, tiraillements et béatitude.

Je ferme les yeux, j'inspire. Ne pas chercher à se projeter, ni appréhender le retour à la vie réelle. Saisir la bonne énergie qui plane, s'imprégner de ce hors sol. Je ressens une immense gratitude, y compris pour Abricotine, sans qui je n'aurais jamais tracé ce beau chemin.

Je réalise à quel point ce périple s'est avéré exceptionnel, sans se départir d'une déconcertante simplicité. Magie de Compostelle, où chacun est à sa place,  sans empiéter sur celle des autres.

vendredi 29 septembre 2023

Histoire courte (vivre le dépouillement à l'insu de son plein gré)


 Depuis mes blessures, je demande à ce que mon gros sac de rando soit transporté de gîte en gîte. C'est de la triche, peut-être, mais l'idée était de marcher jusqu'à Conques sans se péter autre chose.

On en profite toutes les deux, mon amie et moi, pour y mettre tout ce qui n'est pas indispensable dans la journée.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Ce matin, après seulement 8 km, on se rend compte que le gîte qui devait nous héberger le soir, que l'on croyait à 5 km plus loin, était en fait à 200 mètres. Pas question de s'arrêter si vite dans la journée, et accessoirement de s'imposer une étape interminable le lendemain. Ma comparse appelle et annule.

Quand elle raccroche, je lui dis:

"Tu sais que mon sac va être transporté dans le gîte que tu viens d'annuler?"

Et que, accessoirement, on devra se passer de deux, trois choses essentielles, au hasard, la trousse de toilette, la serviette et des vêtements de rechange?

...

S'ensuit un fou rire à réveiller les vaches pourtant paisiblement assoupies dans les prés alentours.

On cherche une solution, on compte un peu sur notre bonne étoile, aussi, et ca marche, car on dégote un autre gîte, 14 km plus loin. Sur un malentendu, notre sac pourra y être déposé. Avec les affaires essentielles pour le soir.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Après 6 heures de marche dans les bois, les terrains poussiéreux, l'asphalte brûlante, le tout sous un léger cagnard, sont apparus les dégâts collatéraux sur nos corps fatigués, aka la sueur bien odorante et les fringues collantes. Et, si on a bien atterri dans le nouveau gîte, le sac, lui, est bien resté dans l'ancien.

Au revoir, l'essentiel. Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

On a donc pris notre douche et remis nos vêtements de la journée. Un vrai bonheur.

Jamais fait autant d'apnée pour supporter notre odeur.

Mais après tout, n'est-ce pas le premier pas (certes forcé) vers le dépouillement que suppose le Chemin de Compostelle ?


jeudi 28 septembre 2023

Le brame du cerf, la poule et l'enclume


A l'heure de ces lignes, soyons honnête, je n'ai regagné aucun point de crédibilité. Pour soigner mon tibia, j'ai appliqué ce soir un cataplasme d'argile verte, que j'ai recouvert, pour protéger les draps... d'un sac à dejection canine. Oui, je dors avec un sac à caca sur le mollet et j'assume. C'est pour la bonne cause. 

Que voulez-vous, tous les moyens sont bons pour poursuivre le chemin.  

D'ailleurs, j'ai survécu. Au pilier de comptoir qui m'annonçait morte. A l'aligot bien copieux. A la chambre au papier peint des années 50 et ses fleurs marronnasses. J'ai quitté Aumont-Aubrac pour rejoindre Nasbinals en navette, me résignant à une deuxième journée de repos. Et après ce temps vécu de façon ambivalente (je rate la traversée des plateaux de l'Aubrac / on n'est pas mal dans le grand jardin à se la couler douce sur un transat), j'ai décidé de reprendre la route.

Je l'ai fait posément : j'ai vu un médecin. Une sexagénaire maquillée comme un camion volé, les ongles peinturlurés en vert, qui m'a raconté son cancer du sein mais n'a pas daigné m'ausculter. Je suis ressortie du cabinet avec le feu vert (décidément) pour marcher: au doigt mouillé, sans jeter un oeil sur mon pied et mon tibia endoloris, elle a estimé que ça passerait.

Bien.

Mon enclume et moi, on est donc reparti sur le chemin, ce qui me vaut depuis trois jours de monter tout escalier à quatre pattes.

Grosse classe.

Toute la journée, je marche une vingtaine de kilomètres sur des terres caillouteuses, poussiéreuses, mousseuses ou goudronnées en gardant (à peu près) la tête droite (merci les bâtons de marche) mais le soir venu, je ressemble à cette drôle de chose boiteuse que je croise non sans effroi dans le miroir. Et d'autant plus depuis l'ajout du sac à caca. Hum.

J'avoue, je trouve ca assez drôle. Quoique douloureux.

Chaque nuit, réveillée par la douleur, je songe que je ne repartirai pas le matin venu. Et puis, chaque matin, je me souviens que mon compte en banque est proche de mon niveau de dignité (entre le négatif et zero) et que je ne pourrai pas m'offrir le taxi pour rejoindre l'étape suivante.

Surtout, si je veux être un peu plus sérieuse, je n'ai aucune envie de lâcher le chemin comme ça, dusse-je me transformer en Toutankhamon. C'est donc parée de bande elasto sur les pieds que je demarre chaque journée. C'est la seule certitude.

Ensuite, tout s'enchaîne de façon parfois lunaire, entre rencontres du 3e type avec un Provençal à la gouaille exceptionnelle, ou ce Portuguais qui raconte pourquoi il veut mourir aux Açores. Il y a aussi Maria, femme de 82 ans qui traîne son chariot de gâteaux pour arrondir ses fins de mois ou Justine, jeune femme écorchée vive qui a tout plaqué, boulot et appartement, et qui veut aller jusqu'à St Jacques.

Entre vallées verdoyantes et paysages proches des steppes de Mongolie, j'avance à mon rythme, et tant pis si j'ai l'impression d'avoir un bout de bois en lieu et place de la jambe. Tous les sens sont éveillés, la moindre bouchée, un bout de pomme ou de banane, revêt une saveur incroyable.

A échanger avec les autres pèlerins, on realise l'aspect fantasmagorique des chemins de Compostelle. Tout devient un peu magique. On a les yeux grand ouverts sur les beautés du pays et on s'emerveille aussitôt. Alors, quand on entend un drôle de son, mélange de râle de papi Michel et de cri plaintif, on imagine aussitôt qu'il s'agit du fameux brame du cerf.

Avant de réaliser que le cerf... est une poule.

...

 La limite de l'imagination, sur un chemin où, pourtant, tout est possible.