lundi 4 août 2025

Enjoy NY

 Trier les vêtements. Rouler les robes. Préparer la trousse de toilette. Peser la valise. Enregistrer la carte d'embarquement. Imprimer les étiquettes. Demain, c'est le départ. C'est à la fois si banal et si surréaliste, de prendre l'avion et de s'envoler pour près de deux semaines, loin de tout ce tumulte.


Il y a deux semaines de cela, si les billets étaient déjà réservés, le scénario me paraissait absolument inconcevable. Je garde l'image de mon père, vidé de son humanité, prostré, furieux, anéanti. Celle de ce drôle de personnage sur son lit, qui fixe le plafond sans plus rien pour le toucher ou lui rappeler qui il est. J'aimerais évacuer ces douloureux souvenirs, mais ils font désormais partie de notre histoire familiale, de ces épisodes que l'on aimerait définitivement ne plus vivre, mais que l'on ne peut effacer.

De nouvelles images aussi terribles, nous n'en sommes pas à l'abri, hélas, mais les médicaments ont fait effet. J'ai retrouvé un papa rigolard, un peu à l'ouest, certes, mais apaisé, qui a même eu sa permission du week-end. Il fallait le voir me montrer son bracelet d'hôpital, tel un prisonnier qui s'amuserait de sortir quelques heures pour bonne conduite! 

Nous ne sommes à l'abri de rien, non, mais nous avons cette chance inouïe d'être en vie. Alors, j'ai fait mes valises, plutôt joyeusement, pour retourner, vingt-cinq ans depuis mon dernier séjour, à New York, là où tout a commencé dans ma carrière de journaliste sportif; assise dans les travées lointaines du Madison Square Garden, scrutant pour choper Pat Ewing et se "contenter" d'une interview avec Derek Harper, dont seuls les afficionados des Knicks se souviennent, j'imagine.

Je me sens partagée entre l'excitation réelle de redécouvrir cette ville que j'ai tant aimée - jusqu'à imaginer y vivre - et l'angoisse de laisser mon papa ici. Les dernières nouvelles sont rassurantes, je me sens un peu plus sereine. Mais si... Si... Si... Allez, on respire et on se souvient: j'ai la chance d'être là, ici et maintenant.

Je suis toujours frappée par la force qui nous anime, nous poussant à passer au delà des tourments émotionnels, des larmes et du désespoir, pour se retrouver un lundi après-midi simplement affairée à empaqueter au mieux ses affaires. Comment le trouble d'un jour, qui nous laisse abasourdi et impuissant, qui semble nous transporter dans un puits sans fond, peut-il à ce point laisser place aux questions les plus banales du quotidien, quelques jours plus tard? On parlera de résilience, je suppose, et celle de mon père relève du haut niveau.

Pourtant, je sais aussi qu'il ignore ce par quoi il est passé - et tant mieux - ne mesurant pas à quel point son état actuel et ses blagues à trois balles relèvent presque de la science-fiction. Je me souviens encore parfaitement du discours du médecin, m'annonçant "un probable coma, une arrivée en soins palliatifs et une sédation profonde." 

Aujourd'hui, cet homme, que le corps médical semblait condamner, m'a demandé de lui rapporter une casquette. Et pas n'importe laquelle, celle des Yankees. Une marron.

Je file chercher le sommeil. Pas certaine de le trouver, tellement je me sens fébrile. Tellement à fleur de peau que j'ai parfois l'impression d'avoir perdu toute dérision. Je compte sur New York pour retrouver de l'énergie. Me détendre, en savourant juste ce qui passe. Et, pourquoi pas, y glaner deux, trois histoires, sans oublier de rire, vraiment, sans retenue et surtout sans plus de nuage là-haut.

lundi 21 juillet 2025

Revenu des ténèbres

 J'ai senti mon ventre se nouer, alors que je prenais la route pour l'hôpital, ce soir. Pourquoi s'infliger cela? S'abîmer toujours plus? Souffrir et s'enfoncer dans le chagrin? Combien de temps le calvaire allait-il durer, pour lui, avant tout, pour nous également?

Les deux derniers jours n'avaient guère été rassurants. Samedi, son regard, shooté, s'éveillait ça et là et je gardais un mince espoir, celui que la médecine ait jeté un peu vite l'éponge et que mon père se relève. Dimanche, en revanche, il était parti dans les limbes, dans une logorrhée incompréhensible et des râles de douleur qui obscurcissaient régulièrement son visage fermé. Les lèvres desséchées, les bras bleuis des chocs qu'il s'était infligés lors de ses crises de fureur, les yeux clos, littéralement ailleurs, il était attaché de partout, coincé dans ce lit et enfermé dans son corps.

Ici et déjà parti.

Je vous passe les torrents de larme et l'angoisse, la colère et la tristesse mêlées, le tourbillon des émotions, jour et nuit, l'impression que son monde s'écroule, que plus rien ne sera jamais pareil.

Alors, oui, ce soir, j'avais la boule au ventre. Allez, une inspiration et j'ai ouvert la porte.

...

Et j'ai vu le sourire de ma soeur. Ses pouces levés pour que je comprenne, avant même de le voir, qu'il était revenu des ténèbres. Puis le visage ouvert de ma maman.

Oui, les miracles existent. Encore confus, évidemment, notamment dans sa parole, mon père vient de tromper les prévisions médicales et revient vers nous. 

Je le sais pertinemment, rien n'est gagné et son état reste préoccupant. Mais nous avons pu rire ensemble, partager ce moment lunaire et même envisager l'après, quand il sera sorti. Lui qui était promis aux soins palliatifs nous parle d'une soirée au restaurant et assure même que ça va aller. Même son habituel pessimisme s'est fait la malle!

On le sait, à la fin, tout le monde meurt. En attendant, on va continuer de surfer sur les montagnes russes, celles de la folie, de l'angoisse, de l'amour et de l'espoir qui s'entremêlent dans un joyeux bazar que l'on appelle la Vie.

samedi 19 juillet 2025

Papa, où es-tu?

 "Là, il n'est plus avec nous".

Elle me regarde, de ses yeux emplis de douceur et d'empathie, et va nous chercher nos affaires. Elle nous demande de partir, gentiment. J'entends mon père crier, éructer, délirer, il est là, mais n'est pas là. Elle a raison, cette jeune femme médecin. Il n'est plus avec nous.

Hier soir, en rentrant dans sa chambre d'hôpital, où il est depuis quelques jours, ma mère et moi l'avons découvert derrière un siège, prostré, comme un animal traqué. Il cherchait à enlever une sangle et s'obstinait, en marmonnant avec le reste de langage à sa portée. Il a levé les yeux vers nous. Regard de fou.

Où est mon papa?

Où est celui qui me balançait dans l'océan en riant, qui avalait les bonbons avec malice, qui posait fièrement en haut du Tourmalet ou de l'Alpe d'Huez? Où est mon papa gâteau?

Où est celui qui, il y a encore deux jours et malgré une nouvelle grosse crise d'épilepsie, dévorait un ourson en guimauve avec gourmandise et me reprochait de ne pas lui avoir apporté de gâteau à l'hôpital?

Il n'est plus vraiment avec nous, non.

Il est vivant, oui, dans le sens où il respire. Son âme est enfermée dans un cerveau qui a débloqué et qui l'a propulsé dans un monde sombre et effrayant.

Il a peur et il fait peur.

L'image de ces yeux fous ne m'a pas quittée depuis hier. Surtout, je suis terrifiée par ce qu'il vit, lui, actuellement, seul dans son monde, contentionné, perdu, sans doute en colère. J'y ai pensé toute la nuit, impuissante.

Ce matin, j'ai appris que ça avait été pire que tout, ensuite. Comme me l'a dit le médecin, il est vraiment devenu dangereux, pour lui et pour les autres, d'où la décision de lui casser son délire, à coups de médicaments. Quitte à le plonger dans le coma. Et, sans doute, en soins palliatifs.

...

Où est mon papa?

lundi 12 mai 2025

Dix fois le monde qui s'écroule

Un oeil sur mon portable.

Un message de mes parents.

...

Je souffle. Je reprends le plus calmement possible ma respiration. C'est rarement une bonne nouvelle. J'y vais mais j'ai peur.

"Ton père a été hospitalisé".

...

Ma mère a toujours été très factuelle.

Il y a un peu plus de deux ans, lorsque mon père avait vrillé pour la première fois, perdant temporairement l'usage de la parole, elle m'avait appelée.

10 grosses attaques plus tard, elle écrit. Sobrement.

 "Ton père a été hospitalisé".

Et, étonnamment, je lis ce court résumé avec calme. Pas de détachement, non, on n'est jamais vraiment blasé face à pareille nouvelle mais disons que le caractère pernicieux de l'habitude fait taire les quelques angoisses initiales.

Pour la dixième fois, il est donc parti, un peu paralysé et guère conscient, à l'hôpital. Son cerveau est grignoté par la maladie. La maladie, oui, mais laquelle? J'ai bien quelques sérieuses hypothèses à ce sujet mais quoi, je suis pas médecin et mon père refuse de se faire soigner.

A chaque fois, c'est ce même ciel gris et bas qui finit de plomber le moral, au moment de rentrer dans cet établissement aux contours soviétiques. Lorsque nous rentrons dans cette chambre si triste, la colère se lit aussitôt dans le regard bleu gris de mon père. Il est persuadé qu'on complote contre lui, que tout ça, c'est l'oeuvre de ma mère et de ma personne. On veut l'enfermer; au milieu de ces blouses blanches qu'il conchie. J'enclenche comme je peux ma carapace émotionnelle, celle que j'endosse un peu trop souvent depuis quelques temps, pour que cette agressivité glisse sur moi comme sur les plumes d'un canard.

Même elle, elle se fissure parfois.

On s'habitue sans s'habituer.

Ces mêmes chambres désuètes, ces mêmes murs tristes et vieux, ces fenêtres coulissantes qui ne s'ouvrent plus, cette dame hagarde qui tient un radiateur dans le couloir en jurant qu'il n'est pas le sien, le coup violent que mon père, ivre de rage, donne à la porte, au risque de se blesser davantage. Ces plateaux-repas immondes, ces allers-retours des chariots, seule animation à l'heure du dîner, comme l'unique rendez-vous avec l'humanité, tant les journées sont longues dans ces quelques mètres carrés. Ces sourires de travers et ces phrases débitées de façon infantile par le personnel, souvent las, pour prodiguer les soins et faire passer la pilule.

Ces envies d'en finir, qu'on suppose boostées par la maladie, qui n'en sont pas moins insupportables.

Tout s'effrite, l'envie de vivre de mon père, les peintures de ces couloirs froids comme mon coeur. La démence, ce concept que j'ai découvert avec quelques effrois à la lecture du Horla de Maupassant, au collège, s'infiltre, ça et là, dans notre vie familiale, devenant une réalité, bien loin du spectre romanesque que je m'en faisais.

C'est concret, palpable, violent et en perpétuelle évolution.

C'est ça, vieillir. C'est voir son papa perdre la boule, mais pas toujours. C'est le sentir diminué. C'est goûter bien malgré soi à sa frustration, c'est espérer, puis renoncer, puis y croire encore, parce que, quand même, ça va mieux par moment, non?

S'accrocher au moindre regain ou accepter la déchéance? Bousculée par cette double injonction, je me sens plus que jamais une petite chose, un peu naïve. J'ai l'impression qu'en fermant les yeux, je pourrais retrouver la saveur des souvenirs d'enfance avec ce papa-gâteau. Mon impuissance n'en est que plus forte et pourtant, j'ai besoin de ces images pour me rappeler de l'amour qui a bel et bien existé entre nous. Des moments simples qui ont émaillé nos vies, de ces instants insouciants, quand on ne savait rien de cette torture mentale.

J'ai aussi besoin de ces piqûres au parfum nostalgique pour me rappeler, aussi, que ce sentiment d'amour demeure, même lorsque mon papa s'enfonce dans les méandres si effrayants de ce monde qui, doucement, l'engloutit.