jeudi 13 octobre 2022

Abricotine 1- La Mouette 0


 C'est marqué: le bonheur est à ma portée. Enfin, presque. Il est 22h48, je suis au lit et je tente de tout remettre droit dans ma tête. Revivre le fil de ces dernières 48 heures. OK. On y est.

Hier, rendez-vous au CHU pour une batterie d'examens ophtalmiques. Je vous passe l'attente interminable, la gamine qui ne veut pas passer les tests, qui hurle et et qui fait patienter tout le service, cette autre dame qui conseille à sa maman de supprimer les "spasmes" sur son téléphone, "parce que c'est de la pub" ou encore le quinquagénaire qui pète un câble d'avoir trop patienté et qui s'en prend à une infirmière avec une violence inimaginable. Ce monde est un zoo, au cas où j'avais encore quelques doutes sur la question.

Bref,  au bout de quatre heures, il paraîtrait que je vois double. Ah bon?  Je me disais aussi, c'était bizarre, ces paires de tout. On me propose de répondre à un questionnaire pour "patients strabiques adultes." Je vous vends du rêve, je le sens.

L'interne, de son côté, semble s'étonner que je sois en arrêt maladie. Elle me demande:

"Mais enfin, avec un cache sur l'oeil, vous avez essayé de cuisiner?"

Euh, avec un cache sur l'oeil, ça te plairait de tester combien mes couteaux sont bien affûtés? Comment dire? Ai-je la sensation d'être un peu comprise? Ai-je la réponse à mes questions?

Peut-on attendre de personnes surmenées un retour chaleureux?

Vais-je gagner au Loto?

Vous avez bien compris. Pas la peine de venir avec une quelconque illusion dans ce genre de lieu, au risque de la gaspiller. Ici, on n'est pas là pour enfiler des perles ou vous expliquer que ça va aller. Clairement, mieux vaut mettre un cierge que d'espérer quoi que ce soit. Je soupire, je me lève et lorsque je sors enfin de ces couloirs tristes, je me concentre sur la chaleur des rayons du soleil, et sur le VRAI rendez-vous à venir, avec le neurochirurgien. Au moins, j'aurai des réponses.

Ah, ah, c'te blague.

10h, jeudi matin. Je me sens étrangement nerveuse. Vous savez, cette sensation bizarre où vous imaginez le couperet au-dessus de votre tête, mais vraiment juste au-dessus, prêt à tomber... J'essaie de m'extirper de cette zone délicate et stérile, en triant ma boîte mail et répondant à tous les devis. Bien lovée dans mon plaid, je m'extraie de ma petite réalité pour sauver mon entreprise.

13h. Mission accomplie, j'ai renvoyé toutes les propositions, répondu à quelques coups de fil, comme si de rien n'était. J'ai mal au ventre. Allez, bientôt l'heure, celle, j'espère du soulagement, où le monsieur en blouse blanche va me dire que bim, bam, boum, l'invitée surprise va être dégommée.

16h et des poussières. Bim, bam, boum, mon sang ne fait qu'un tour à la vue de ce médecin physiquement intelligent qui pousse le fauteuil de son patient. "M'sieur, m'sieur, moi aussi, j'ai besoin de soin". Je suis pathétique, j'en conviens parfaitement, mais que voulez-vous, avec mon amie venue m'accompagner, on a besoin de distraction. Les murs verts de la salle d'attente contrastent avec la blouse orange de ce monsieur en fauteuil roulant ou encore de la tenue rose de cette femme qui se balade avec sa petite poche et son cathéter. Les affiches évoquent la maladie de Parkinson ou de Charcot et j'ai soudain l'impression d'avoir basculé dans un monde parallèle, celui où la mort s'apparente à une délivrance.

Autant vous dire qu'un soupçon de physiquement intelligent, ça ramène à la vie. Le neurochirurgien m'appelle - il ne fait pas partie de cette catégorie, mais bon, je ne lui en veux pas - on rentre dans son cabinet. Il me demande ce que je fais là - justement, je me demande aussi. Je lui explique, il écoute vite fait, me coupe la parole parce que faudrait voir à pas trop blablater non plus, me montre l'irm, m'assène le verdict. Avec un tel méningiome, c'est radiothérapie... Blablabla... 30 séances... Blablabla... Un an avant de voir les effets... La tumeur ne disparaîtra pas, il faudra surveiller... Contrôler aussi l'hypophyse... Blablabla...

Dans ma tête, c'est blackout total. Je bredouille, avec cette sensation d'être une enfant de 4 ans à qui on expliquerait pourquoi elle n'aura plus droit de jouer pendant un bon moment. Mon amie, espérant réveiller mes neurones ensuquées, enchaîne et pose des questions. "Quels sont les effets secondaires?" "Quelle est la taille de la tumeur? " Ben, vous voyez bien, c'est à taille réelle". "Ah oui, un abricot sec, alors!"

OK, je regarderai donc officiellement différemment les abricots secs, désormais. Celui qui loge dans mon crâne a décidé de prendre racine, et les annonces successives du chirurgien qui ne voit clairement pas l'intérêt de toutes ces questions, finissent de m'enfoncer six pieds sous terre. Je pensais naïvement qu'Abricotine, appelons-la ainsi, allait se faire griller par les rayons et que d'ici deux ou trois mois, tout ça serait rentré dans l'ordre.

Le monsieur en blouse blanche m'indique juste que j'en ai pour un bout de temps, que je ne vais pas retrouver ma vie d'avant... mais qu'il ne peut rien dire de plus précis. A vrai dire, il s'en tape, il va même pas pouvoir m'opérer - c'est impossible dans cette zone.

Si je veux être honnête, je n'attendais pas de ce médecin qu'il m'enveloppe d'une supposée humanité et qu'il fasse mine d'être un peu concerné. Mais s'il avait pu, je ne sais pas, me regarder une seule fois dans les yeux ou me laisser quelques minutes pour digérer la chose, peut-être aurais-je pu me reconnecter au réel, ramasser les bouts de neurone éparpillés partout et retrouver un semblant de dignité.

Non, lui, il s'est levé avant même d'attendre de savoir si on avait encore des questions, parce que c'est pas tout ça, mais faudrait voir à dégager le plancher.

Avec mon amie, nous sommes reparties, un peu choquées, je crois, de si peu d'empathie. Il y en a une qui devait rigoler, là-haut.

Abricotine 1- La Mouette 0.

Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.

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