vendredi 3 décembre 2010

La multiplication des chutes

Aujourd'hui, je retournais au Mans, non pas pour y démarrer un nouveau poste, mais pour voir Poney. Voiture ? Train? Allez, j'opte pour le rail, c'est plus écologique et moins fatigant.

Moins fatigant? Ah ah.

Après le premier arrêt (j'ai pris un TER, trop facile de choisir un TGV), le train reprend doucement son rythme. Très doucement. Trop doucement. Nous sommes bloqués en pleine voie. Au bout d'une dizaine de minutes, le verdict tombe: "un accident à la personne est survenu en gare d'Angers. Nous vous informerons blablabla". Premiers grognements. Puis : "Comptez deux heures d'attente."

C'est le tollé.

Bon, je suis une quiche en maths mais j'ai bien compris que ça va être compliqué d'être à l'heure, pour le coup, et de souhaiter un joyeux anniversaire à Poney, 86 ans aujourd'hui. Loin de ces considérations personnelles et égoïstes, la dame de la SNCF explique : "Les pompiers et la police doivent venir constater l'accident. Et seul le procureur pourra nous donner l'autorisation de repartir. C'est la procédure pour un accident à la personne."

Un accident à la personne. Drôle d'expression pour parler d'un suicide.

La compassion envahit le wagon... Non, je rigole. Tout le monde râle, soupire, ma voisine de devant me demande de traduire en anglais le message au monsieur tout perdu qui nous regarde comme s'il avait oublié d'apporter ses petits cailloux pour retrouver son chemin... Chacun s'empare de son téléphone, comme si ce petit objet était devenu le seul lien nous maintenant à la société. Parce que là, en rase campagne, c'est limite si on ne va pas se faire bouffer par les loups, si ça continue...

Oui, les minutes passent et chacun se fait des films. Enfin moi plus que d'autres. Mon voisin de gauche, par exemple, enchaîne les parties de solitaire sur son ordi comme si de rien n'était. D'ailleurs, il me rappelera à la fin du trajet la chance que nous avons eu, de ne pas avoir voyagé dans le train qui a percuté le malheureux.

Un philosophe. Ou un maniaque.

Personne ne songe au drame humain qui vient d'avoir lieu. Oh, je sais, tout ça est d'un banal, pas vrai? Des gens qui se jettent sous le métro ou le train, ça n'a rien de rarissime, hélas, expliquant sans doute que personne ne semble touché. Je ne suis pas mieux que les autres, hein, perdue dans mes pensées, je me demande bien comment faire pour dégoter une baguette magique, voire un balai de sorcière, afin de me transporter loin de ce quai froid et gris.

Bah, je sors mon ordi et je me remets sur le manuscrit de Poney. Autant mettre à profit ce drôle de break. L'heure file et je réalise qu'à ce rythme, je vais aussi rater mon train du retour, ce soir. Je vais voir une dame à képi pour m'enquérir des horaires retour. Et nous discutons.

Elle soupire et me raconte qu'il y a déjà eu un suicide hier sur la même ligne et au total, quatre sur les dix derniers jours. "C'est normal en cette période de fin d'année", explique-t-elle, abasourdie que l'on puisse choisir une mort aussi violente. " "Y'a quand même des manières plus douces!" s'étonne-t-elle. Oui, on peut le voir comme ça... "Enfin, le pire", poursuit-elle, "c'est que certains se ratent. Je ne vous explique pas l'état", me dit-elle, prête à vomir à sa propre évocation gore.

En décembre, il fait froid. Sans blague? Mais surtout, en décembre, à l'heure des bilans, d'une crise qui n'en finit pas, de situations qui chaque jour se dégradent un peu plus, des hommes, des femmes, gagnés par la solitude extrême, le désespoir et le blues irréversible, décident qu'il est temps d'en finir.

Et vous savez quoi? Le pire, c'est que même à leur mort, les autres ne les voient que comme des boulets.

5 commentaires:

  1. Elle a raison, la dame, il y a des manières plus douces. Je choisirais plutôt un bon bain chaud et une artère ouverte, après avoir toutefois pris un tube entier de calmants, histoire que ma main ne tremble pas une fois le rasoir en main. Mais bon, je compte au moins pour mes bestiaux, ça aide à ne pas sauter dans le vide.
    Bises, la Mouette.
    Thierry

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  2. Ouhla, Thierry, ça sent pas un peu la déprime ça?
    On compte tous au moins un peu pour beaucoup plus de personnes qu'on le croit...
    La mouette, ton récit est (une fois encore) impressionnant de réalisme. C'est dingue comme quoi ces "évènements" sont devenus banals...
    C'est vrai que c'est dur parfois de tenir bon quand tout s'écroule autour de nous, dans cette société hyper exigente.
    Des bises!

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  3. Déprime ? Oh non, je pensais à Trinity dans Dexter, en fait. Ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de passer à l'acte :)

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  4. Oh la la, oui, tu fais un peu peur, l'Oiseau, là, je n'aime pas ce désespoir que l'on sent poindre dans ton commentaire... Enfin, si tu fais "juste" référence à Trinity, alors... quel personnage soit dit en passant. Et je suis toujours aussi accro à Dexter, alors forcément, ça me parle;)

    Anne-Lise, c'est vrai, cette banalité est effrayante, la personne n'est plus qu'une chose, un obstacle en l'occurrence... A quoi ressemble cette humanité? (mince, je réalise que je m'adresse à une maman imminente, ne prends pas peur, ça se passe bien quand même dans cette jungle;))

    Et encore, je ne vous ai pas parlé de mon voyage retour où, suite à une panne et un retard énorme, c'était la guerre pour monter dans le train. Limite si les gens ne te donnaient pas des coups en douce pour être sûrs d'avoir LEUR place. J'adore.

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  5. Oui, ta conclusion est très pertinente. Et effrayante. Le nombre annoncé fait froid dans le dos. Avons-nous à ce point intégré la notion de darwinisme social ???

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