J'ai l'impression d'avoir passé quinze jours dans
un shaker. Ou une machine, à l'essorage 1400 tours. Vous voyez le
genre.
Secouée? Naaan, à peine.
Vendredi soir, j'ai achevé ma PSMPmachin, la convention
que Popol met en place pour que tu puisses travailler en acceptant de
taper dans tes allocs, dans une entreprise qui pourrait t'embaucher.
En l'occurrence, c'était le cas puisqu'à l'issue
du contrat, il y avait un CDI. Le truc devenu presque virtuel ces
dernières années, mais si...
Je crois que je serais capable de dresser un autel
pour saluer la pertinence de ce protocole. Je brûlerais même un
petit cierge pour l'employée de Popol qui, au téléphone, m'a
conseillé de refuser le CDI, au vu de ce que je lui racontais. Sans
elle, dans deux mois, je finissais tel Jack Nicholson dans
Shining, sourire carnassier et pet au casque, totalement hystérique
et dangereuse.
Et pourtant...
Souvenez-vous, j'étais plus heureuse encore qu'un gosse devant le sapin de Noël,
qu'un gagnant du Loto, qu'une nana au régime qui aurait vu sa
balance afficher -2, qu'un fan de NBA rencontrant Tony Parker.
Je n'ai pas dormi, la nuit précédant mon arrivée.
Complètement excitée.
Même le lendemain matin, quand le boss -
appelons-le Albert II, vous comprendrez plus tard - m'a prévenue que
je ne serais jamais vraiment seule en cuisine (une souris avait
décidé d'y fonder sa petite famille), je me suis sentie tellement
chanceuse d'être ici, chef de cuisine de cet établissement, pour
proposer une nouvelle carte, des suggestions à l'ardoise, de la
"cuisine plus pointue"!
Bon, y'a dû avoir un espace temporel, un truc. Le
soir même, je savais que ça allait être compliqué.
Cuisiner plus pointu, oui, d'accord, mais euh...
enfin, c'est normal qu'il n'y ait qu'une plaque à induction? Que son
fil d'alimentation soit rafistolé?
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Finalement, une deuxième plaque était cachée au fond de la cuisine... |
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Deux fours, dont un qui ne ferme pas? Une seule
casserole, une unique poêle, pas de chinois? Et les trous dans le
plafond, là?
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C'est la voisine du dessus qui, en cherchant son chat sur les toits (véridique!!), a rippé... J'attends le jour où il vraiment pleuvoir. |
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Vous me direz, ça fait une sortie d'air, vu qu'il
n'y a pas d'extraction...
Euh, c'est normal de faire cuire les œufs au
micro-ondes? Coque, brouillés, œufs durs, si, si, tout passe dans
la machine infernale! Le jour où la mélancolie vous gagne, je
vous jure, ça vaut le coup d'essayer. Si vous ne sortez pas votre
œuf à temps, vous le verrez exploser, c'est rigolo.
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Les œufs au micro-ondes? Ici, tout est possible! |
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Je ne vous parle pas de Bertha, cette coquine de
souris (qu'on a fini par surnommer ainsi pour éviter de faire fuir
toute la clientèle à coup de "Ah, la souriiiiiiiissss!!!"),
qui est venue nous narguer à plusieurs reprises, se délestant de
ses besoins naturels dans les assiettes, se préparant au marathon
sur les postes de travail, chipant le parmesan qu'on avait posé en
guise de piège...
Voilà, j'ai compris que le rêve avait pris un
sacré plomb dans l'aile. Mais bon, rien ne changeait, après tout,
j'étais là pour cuisiner, j'allais m'adapter.
Au troisième jour, déterminée, j'émince mes
oignons, puis fais revenir mes courgettes dans la fameuse poêle,
lorsqu'Albert II débarque. Un œil sur la poêle, l'autre sur les
fours.
"Pourquoi les deux fours sont-ils allumés?"
Je lui montre mes tomates en train de confire, mais
si, vous savez, c'est à basse température, très longtemps (j'ai
réalisé à cet instant que la cuisson des tomates confites est
le cauchemar de tout radin), alors que mes cakes, dans le four à
côté, doivent cuire à 180°.
Il élude, me montre la poêle, remplie, je vous le
rappelle, d'oignons émincés et de courgettes, et lâche:
"Par contre, faudra probablement simplifier les
préparations à l'avenir."
...
Comment vous dire...
Ce n'était que le début.
J'ai vraiment compris mon malheur à J+4, lorsque
j'ai ouvert seule le restau, avec toute la mise en place nécessaire
(allumer tout, vitrines, musique, tutti quanti; sortir la terrasse;
faire chauffer les viennoiseries; bref, rendre le tout opérationnel),
ma suggestion du jour à préparer, mais surtout, ah ah, c'te bonne
blague, les clients à servir.
Si, si, prendre les commandes, leur faire leur petit
café, mais pas que: leur servir des petits déj complets, aussi, et
pis des brunchs, et pis...
Consciente de n'avoir que deux bras, j'ai en
revanche eu la sensation que mes alertes se démultipliaient, au
niveau du cerveau. C'est quand je me suis retrouvée devant la
machine à café, incapable de m'en servir, que j'ai paniqué. Et
compris que, vraiment, c'était du n'importe quoi.
Ah oui, je ne vous ai pas précisé: il y a une
bonne cinquantaine de couverts dans la salle, sans compter la
terrasse.
Je suis revenue en cuisine, j'ai aperçu Bertha,
mais de toute façon, mes bras en étaient déjà tombés, alors...
Alors, j'ai préparé les petits déj, les œufs
brouillés au micro-ondes, toussa... Bon, en bonne rebelle, j'ai
quand même fait les œufs durs et à la coque à l'ancienne, dans de
l'eau, quoi, avec une feuille de salade dans l'assiette pour faire
tenir le tout au moment de dresser l’œuf coque...
Lorsqu'Albert II est arrivé, la bouche en cœur, je
fulminais. Lui, ne voyant rien, me demandait alors si, à tout
hasard, je ne pourrais pas travailler ce week-end. En plus des cinq
jours passés cette semaine, évidemment. Mais, grand seigneur, il
m'offrirait deux jours de congés, les lundi et mardi suivants.
Bonne poire, j'ai cédé au départ. Et puis
finalement, le lendemain, je lui ai dit que ce ne serait pas
possible. On n'a pas vraiment le droit de bosser 7 jours de suite,
paraît-il, et la convention Popol ne me l'autorisait pas, de toute
façon.
Il en a été contrit, mais s'est résigné. Après,
cherchant sans doute à atténuer mes petites poussées de rébellion,
Albert II a tenté le tout pour le tout. Dès le début de deuxième
semaine, il allait acheter du matériel que les filles en place
réclamaient depuis des mois, juste parce que je l'avais demandé...
Lors de cette deuxième semaine, la manager a réussi
à sortir Bertha de la cuisine et moi, quelques plats. J'ai même
pu, ô exploit, prendre le temps de faire des tartes citron. Pas
suffisant, néanmoins, pour dissiper mes doutes.
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Il va sans dire que j'avais ramené de la maison douilles et poches, parce que le monsieur, il n'a pas ça en cuisine, même si ça fait 14 ans qu'il gère des restaurants, oh... (respect) |
J'ai compris très rapidement que ce type était la copie conforme
d'Albert. Contrôle absolu des choses et des gens,
discours différent selon les personnes, manipulation... Mais le
personnage a, en plus d'Albert Ier, cette méchanceté latente qui
rend tout espoir vain.
Je ne me sens pas de faire la cuisine ET la salle
(ce qui n'avait jamais été prévu, au passage) ?
- "Mais tu n'es qu'à 40% de ta productivité".
Et puis "Tu n'es pas rapide ni efficace."
Et puis, encore "Tu sais, j'ai regardé de
nouveau ton CV, en fait, tu n'as fait que des stages, tu n'as jamais
tenu de restaurant."
"Tu as bien de la chance qu'un restau comme
celui-ci te propose un tel poste! Alors que tu n'as pas
d'expérience!"
Et puis: "ça fait 14 ans que je fais ça, je
sais ce que c'est, tu verras, dans un mois, tu en rigoleras."
J'ai cru entendre la cerise sur le gâteau,
lorsqu'il m'a sorti:
"Tu sais, ce que tu fais en quatre heures, je
peux largement le faire! Je fais de la cuisine, à la maison."
Ah bah, effectivement, c'était l'argument
imparable. Il a deux restaurants où il papillonne à longueur de
journée et, imaginez, il cuisine à la maison. Là, je
m'incline.
Pourtant, il a atteint de nouveaux sommets, quelques
jours plus tard. Albert II, qui ne sait visiblement pas faire une
meringue italienne (en tout cas, il voulait me mettre du sucre dans
mes blancs, alors qu'il faut faire un sirop. Bref), et qui n'a pas
une seule poche à douille dans sa cuisine, a osé la
phrase qui tue :
"Tu sais, ta tarte au citron, elle est très
jolie, mais moi, je peux faire la même!"
Bah alors, qu'est-ce que je fais là, hein?
Quelqu'un m'explique?
A suivre...