mercredi 14 décembre 2022

La dame au turban rose et vert (Un jour en salle d'attente)

Croyez-le ou non, dans mon quotidien, je ressens souvent une forme de poésie, là, un moment suspendu, là un regard tendre, là un visage éthéré qui s'illumine... Je m'accroche même à ces apparitions sibyllines, parfois, quand le sombre de l'humanité en rajoute une couche, qui par un grognement, qui par une insulte, qui par un simple haussement de ton qui laisse augurer du pire.

Chaque jour de la semaine, je retrouve cette salle d'attente, "Novalis" (comme le nom de la machine de guerre chargée de pulvériser Abricotine) et, je vous l'avoue, je remercie mon état fiévreux ou mon imagination, selon les instants, de débusquer une quelconque forme de poésie entre ces murs ternes, réhaussés de peintures que je qualifierai de "naïves", pour rester très neutre.

Vous voyez un peu l'esprit. On n'est pas sur un Rembrandt (écrit celle qui ne peint pas)


Actuellement, certaines de ces oeuvres sont décorées d'une guirlande un peu passée, pour faire genre "Youhou, c'est Noëëëëllllll!". Aux murs, on trouve des affichettes pour rappeler les diverses actions et mains tendues dans la maladie, des numéros de téléphone ou simplement des pancartes pour rappeler que... tousser très fort ne servira pas à faire venir plus vite les manipulateurs. Evidemment, c'est écrit plus poliment. Le message, c'est que le personnel sait (ou espère!) que vous êtes là, et votre tour ne sera pas oublié, non.

Sur la table basse, un mini-sapin de Noël finit d'achever toute notion de bon goût. Personne n'ose toucher les magazines posés, devenus véritables incongruités depuis le Covid, et ce malgré le gel hydroalcoolique mis à disposition. Les sièges, roses et durs, ne génèrent pas non plus une sensation de cocoon, on est d'accord. Il y a bien une machine autour de laquelle on pourrait se retrouver, le distributeur d'eau, mais soyons honnête, elle sert surtout aux personnes venues soigner un cancer dans le bas du ventre - tous sexes confondus - qui se dépêchent d'avaler l'équivalent de 5 ou 6 verres en carton pour remplir leur vessie. Vessie vide= examen nul. Allez, on picole, on y va.

Oui, ça génère aussi de soudains sprints de patients apathiques dix minutes plus tôt sur leur siège, partis en soins, et qui reviennent en courant se libérer aux toilettes.

De la poésie dans ce contexte, disais-je.

Hum.

Si, si, je vous assure. Le lyrisme n'est pas si loin. Bref.

Hier matin, dans l'état second qui me caractérisait (merci la grippe), je me suis donc installée dans cette salle d'attente plutôt remplie, en saluant discrètement chacun des patients. Incapable de lire deux lignes, j'ai fini par lever tout aussi discrètement les yeux vers mes compagnons d'infortune. Des personnes toutes plus âgées que moi, clairement, l'une le regard au loin, l'autre la main sur le front plissé, ce monsieur avec les mains serrées contre les genoux. Au milieu de ces silhouettes aux teintes ternes - visages dont on distingue la pâleur, malgré le masque, et vêtements foncés - il y avait cette dame au turban rose et vert, attendant paisiblement. 

Je crois que j'avais envie de communiquer un peu, dans cette ambiance morne, mais si je veux être sincère, le stade "Amorphe grade +" qui me caractérisait me faisait davantage ressembler à une figurante de Walking Dead qu'à une danseuse de salsa.

Pour la poésie, on repassera.

Ce matin, en arrivant, je m'installe de nouveau dans cette salle toujours bien remplie, le salut discret, et l'envie et l'énergie, cette fois, de lire. Il y a une sexagénaire, trois hommes fatigués, une femme qui a peut-être la cinquantaine - ah, je me sens moins seule - et je reconnais la femme au turban rose et vert.

J'ai l'impression que nous aurions tant à nous raconter et en même temps, je vois bien que l'option salon de thé n'est pas spécialement envisagée pour la zone. Pourquoi imaginer échanger avec d'autres patients qui, comme toi, n'attendent qu'une chose, passer vite fait et rentrer après le soin? Quelle est donc cette manie qui m'habite? Un peu blasée, je récupère mon livre et reprends mon chapitre là où je l'avais laissé. Silence parfaitement cohérent, au vu du contexte. Silence assourdissant.

Chut.

Par je ne sais quel hasard, la dame au turban rose et vert commence à évoquer son trouble. Elle a peur de devoir sprinter comme hier. Sa voisine compatit et me regarde. Je saisis l'instant, devrais-je dire l'opportunité. Je ne veux pas m'immiscer dans leur intime, juste accueillir et partager ce qui peut l'être, parce que c'est sans doute ça, la poésie, ces instants flottants où l'inconnu devant soi dépose son âme en toute confiance.

Et c'est justement l'un des marqueurs de la maladie, me semble-t-il. Plus de temps pour les apparats, pas de filtre, l'heure est au parler vrai, direct et on va à l'essentiel. En un éclair, cette salle si morne s'anime, chacune écoute l'autre et, sans verser dans le déballage non plus, j'ai le sentiment que chacune de ces personnes lève le voile et lâche ce dont elle a besoin. Sur ce qu'elles traversent, leur nouveau rôle à la maison, celui de "l'aidant" - des priorités qui changent, la dépendance à l'autre...

C'est un colloque express et la dame au turban vert et rose s'anime tellement que je crains que l'on se fasse taper sur les doigts par les soignants parce que l'on parle trop fort.

Naturellement, on l'écoute parce qu'elle a vraiment besoin de s'exprimer. Elle nous dit qu'elle a 68 ans - je lui en donnais facilement dix de plus - nous parle de l'ajustement de son mari, "un militaire qui n'a jamais rien eu à gérer à la maison en 43 ans et qui se retrouve à faire les courses", de la chance qu'elle savoure de s'appuyer sur sa famille, présente.

Je me tourne vers un autre homme, le seul "Tumeur-free" de l'assistance, quand j'y pense. Il est le conjoint de la quinquagénaire partie entretemps recevoir de doux rayons. Il nous l'a expliqué quelques minutes plus tôt, il accompagne chaque jour sa femme au centre, faute d'ambulance. A travers ces exemples concrets, je n'ose imaginer la charge mentale que vit un aidant, au quotidien. Il comprend ma question sans même que j'aie à la lui poser: "Vous savez, me dit-il, quand le cancer arrive dans votre vie, c'est une énorme claque. Mais après, je ne sais pas comment vous dire, les choses se font naturellement."

Il a cette sorte de haussement d'épaules assez grâcieux, ce regard doux.

J'entends la manip m'appeler. Je me lève, les salue et saisis à plein ce moment de vie, un peu surréaliste où les émotions n'ont rien de feintes, où la dignité peut rimer avec un état chagrin, où la poésie, oui, la poésie peut s'emparer de votre âme.

Même entre quatre murs ternes, même au milieu d'une déco kitsch.

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