Chaque matin, le VSL s'arrête devant chez moi. En général, le chauffeur ne sort pas, il voit que je suis valide - mais ne sait pas que je le vois en double.
Histoire d'animer ces aller-retours quotidiens à l'institut de cancérologie (on est d'accord que l'activité n'est pas dingue, à la base. Quoique), j'aime bien discuter avec ces hommes et ces femmes, tous différents malgré leur uniforme bleu. Je leur pose des questions, ils y répondent souvent volontiers et se confient facilement. J'ai l'impression parfois d'endosser ma casquette de journaliste, il ne manque plus que le dictaphone pour immortaliser le moment.
A la place, j'use de ma mémoire et je repense à nos conversations. Le trajet me semble souvent trop court tellement ils auraient à dire et j'espère souvent les croiser de nouveau pour reprendre là où on en était. Ils m'épatent souvent par leur empathie mêlée à un bouclier invisible, une espèce de dichotomie précieuse pour supporter leur quotidien, entourés de malades.
Oui, la dissociation dont ils doivent faire preuve est sans doute ce qui me fascine le plus chez eux, je vous en reparlerai. Enfin, en tout cas, pour les bons. Depuis ma première séance de radiothérapie et ces trajets entre mon domicile et le centre, je suis tombée sur deux très grognons pas très agréables.
Depuis ce matin, le pompon du boulet revient à l'énergumène chargé de me conduire. L'arrivée tardive, son attitude nonchalante et Skyrock à fond dans la voiture... Celui-là, je ne lui demanderai pas comment il vit son métier. Il ne baisse pas le volume. Je me tais et m'enfonce dans le siège.
Il roule. Au passage, on prend un deuxième patient, il râle parce qu'il ne trouve pas la maison, ne daigne pas sortir alors que le monsieur est en difficulté pour grimper dans le véhicule. Le dit monsieur grogne à son tour contre la hauteur des sièges. On est sur une bonne ambiance.
Je ferme les yeux, j'ai la nausée. Je réalise qu'au delà de ce besoin que je ressens de taper la causette avec ces différents ambulanciers, cette nouvelle et éphémère habitude me permet chaque jour de me mettre à mon tour en dissociation. Pendant que je les écoute, je me concentre sur eux et minimise les sensations de mon corps, légèrement en vrille.
Ce matin, pas le choix, cette impression d'ébriété qui ne me quitte plus semble s'accentuer dans ce véhicule rythmé par la soupe de Skyrock. J'entends la Marseillaise largement revisitée, j'ai envie de vomir (écoutez ou tapez "Heuss l'enfoiré + marseillaise" sur votre barre de recherches, ça vous situera) (Au secours) (le mec est pas mytho, on est bien sur de l'enfoiré).
Le monsieur à côté reste silencieux. Le chauffeur poursuit sa route, sans se poser une seule fois la question de savoir si sa musique peut nous perturber.
Je me dis que j'ai décidément vieilli, à ne plus supporter la "musique de jeunes", à la juger ainsi, sentant les beats outranciers me traverser le corps fatigué.
Tolérer. Faire le vide. Attendre que ça passe. Bah, rien que de l'ordinaire, finalement, c'est un peu comme la séance de radiothérapie avant l'heure. Mais je préfère la mélodie de mon Michel à celle, outrancière, de Jul.
Ensuite, c'est l'arrivée, l'attente en salle, la séance avec Freddy Kruger et le retour en taxi. Surprise, c'est le même ambulancier qui s'en charge. Il râle, cette fois parce qu'il a été mis en pause pour assurer cette mission et qui dit pause dit moment non payé. Pas cool.
Je l'écoute, il a baissé la musique, c'est plus supportable. Et puis, je lui réponds et on parle gentiment, il est sans doute plus réveillé qu'à l'aller, plus causant (c'est valable pour moi aussi, vous me direz). J'ai un peu hâte de rentrer, quand même, parce qu'il ne m'inspire pas plus de sympathie que ça.
Et, là, il y a ce moment où je le sens me regarder avec plus d'insistance dans son rétro. Et cet autre moment, lorsque, arrivée devant chez moi, je descends et j'enlève le masque. Je sens le regard, je me dis que mon imagination me joue des tours.
Je rentre, je vois par la fenêtre qu'il s'est arrêté dans la rue. Cinq minutes plus tard, il frappe à ma porte, me tend sa carte avec son 06 et son prénom. C'est pas comme si j'avais déjà les coordonnées de son entreprise. Ouais, mon imagination, sans doute.
Je suis un peu gênée, je prends la carte, la pose sur le meuble de l'entrée et passe à autre chose.
20 minutes plus tard, il m'appelle. Ben oui, évidemment qu'il a mon 06, on doit le donner pour être pris en charge. Je fais comment pour m'en sortir en restant polie? Je ne veux pas le blesser mais vraiment, à quel moment le type peut imaginer que j'ai un crush pour lui? J'écourte comme je peux la conversation, il me glisse que ce serait bien que l'on reste en contact, hein.
Mais oui, bien sûr, l'ambulancier qui met à pleines balles Skyrock à 7h du mat, sans imaginer une seconde qu'il fait saigner mes oreilles, c'est tout à fait ce qu'il me fallait.
Hey, le karma, ça va maintenant, hein. J'ai bien compris les messages de l'univers, je fais tout bien comme il faut, je me suis calmée, je vis le moment présent et je respire. Le vide que j'ai pu faire dans mon corps et mon esprit n'a aucunement besoin d'être rempli, surtout par du parasite.
J'ai beau être résiliente, pas sûre de résister longtemps à Heuss l'enfoiré et son hymne national massacré.
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