30 séances de radiothérapie pendant six semaines, soit 60 transports en taxi, jusqu'à fin janvier. Au début, je crois que ça m'amusait. Quitte à faire des allers-retours quotidiens à l'hôpital pour se faire cramer la caboche, autant trouver une distraction pour passer le temps.
Alors, j'ai observé. Parfois, on est seul avec le chauffeur dans le véhicule. Parfois, on est deux, voire trois. On y ressent de l'acceptation, voire de la résignation, comme chez ce monsieur en dialyse qui, tous les deux jours, doit recevoir son traitement, 3 heures 30 durant. On y ressent aussi de la peur, comme avec cette quinquagénaire qui vient de finir son quatrième cycle de chimio, qui va mieux depuis trois jours et qui ne cache pas sa terreur d'entamer un cinquième tour. Il y a la colère, celle de cette femme atteinte d'un cancer du col de l'utérus qui traîne sa peine sans chercher à la masquer. Il y a l'inquiétude, forcément; la pudeur, aussi, de ceux qui y vont dans le silence, les yeux au loin.
Il y a la fatigue, enfin, qui vous propulse parfois dans un état second. Souvent, parce qu'il est tôt le matin et que je sens combien le sommeil aurait envie de me garder dans ses bras réconfortants, cet état me tétanise un peu, m'enferme et me laisse dans un espèce de vague-à-l'âme dont je n'ai pas toujours envie.
Je crois que c'est par opposition à cette torpeur et parce que ma curiosité est toujours la plus forte que j'ai commencé à poser des questions aux ambulanciers et chauffeurs de VSL. Qui ils, ou elles, étaient. Depuis combien de temps ils faisaient ce métier. S'il s'agissait d'une vocation ou d'un choix par défaut. Ce qui leur plaisait. Quelles étaient les contraintes.
Surtout, comment ils parvenaient à ce dosage quasi parfait entre l'empathie réelle dont ils faisaient preuve et le nécessaire bouclier pour se prémunir des ondes parfois négatives de certains patients. Cette "bulle de protection", dont me parlait l'une d'entre-elles, pour éviter de sombrer au sortir d'une longue journée, après avoir transporté des personnes qui ne sont pas juste des "tumeurs sur patte" (pardonnez-moi l'expression morbide) mais qui parfois ne s'identifient plus que par leur maladie.
J'ai procédé comme je l'aurais fait pour une enquête, en posant toujours le même canevas de questions, en recoupant les informations, en écoutant, surtout. J'ai aussitôt ressenti la différence avec mon métier de journaliste. Pas besoin de poser cette première question dont je n'exploitais pas la réponse, habituellement, qui sert juste à amorcer le dialogue, à briser la glace. Cette fois, c'est facile. Ces ambulanciers et ambulancières sont tellement habitués à écouter les autres qu'il suffit de retourner ce schéma pour qu'ils déroulent leur histoire, pour qu'ils se lâchent, comme un exutoire.
Et là, j'ai découvert tout un monde.
Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Un bibliothécaire, fils de hippie, ou ce dessinateur reconverti sur le tard, après un douloureux licenciement à la cinquantaine passée. Une ancienne agente de sécurité au gabarit poids-plume, un restaurateur, ou une jeune maman d'un bébé de 9 mois, que le conjoint a quittée et qui doit jongler avec ses horaires alors même qu'elle n'a pas de solution de garde. Une quadra qui regrette d'avoir eu des enfants et qui ne cache pas son dégoût des hommes, elle qui a été trompée par ses deux compagnons. Un homme un peu perdu entre sa passion pour une femme qui ne veut pas s'engager et la raison qui l'empêche de quitter sa conjointe. Des ambulanciers à la vocation pure, évidemment, et d'autres venus là pour avoir eux-mêmes été touchés par la maladie.
En vingt minutes ou plus - selon le trafic - ils vont à l'essentiel et se racontent parfois sans fard, sans peur du jugement non plus. Je les écoute et ce condensé de vie me touche, autant que la confiance qu'ils m'accordent. C'est un peu fou, à vrai dire.
Il n'y a pas d'enjeu, après tout. Juste l'envie de partager un moment, sans doute, entre humains, tout simplement.
Chez tous, il y a cette vraie envie d'être utile, de trouver du sens à leur quotidien parfois chargé. Les journées sont à rallonge et les scènes pas toujours drôles. Confrontés en permanence à la souffrance des autres, visible ou non, ils sont souvent philosophes mais jamais complètement insensibles à ces âmes qu'ils transportent.
Oh, tous ne sont pas des anges, bien sûr! Je vous passe le dragueur de pacotille, évidemment. Il y a aussi celle qui soupire parce que l'on n'arrive pas à fermer correctement sa porte et qui est obligée de se lever, cet autre qui la joue stratège avec les bouchons en observant le flux de voitures, avant d'accélérer ou de ralentir selon son ressenti, quitte à vous faire vomir. Tous ceux qui pestent parce qu'ils sont mis en pause alors qu'ils viennent de démarrer leur journée, et se retrouvent à attendre dans leur véhicule, sans être payés. Dans un monde idéal, je le conçois, j'aimerais ne ressentir que de la bonne humeur en sortant de ces séances de compression irradiée, au lieu de ces grommellements, aussi légitimes soient-ils.
Mais dans un monde idéal, je m'ennuierais sans doute, j'imagine... Et globalement, je me réjouis de ces belles rencontres, favorisées par le huis-clos de la voiture. Ce sont des sourires derrière les masques, des échanges autour de tout et de rien - et pas forcément de la maladie. Des bribes de vie dans un quotidien où, parfois, le silence, nécessaire et légitime, devient pesant.
Car oui, concrètement, depuis un mois et demi, mes conversations se limitent souvent aux échanges que j'ai... avec mes chats, dans le restant de ma journée.
Alors, oui, ces allers-retours pour faire la fête à Abricotine sont l'occasion d'ouvrir grand les oreilles pour découvrir ce monde nouveau pour moi, celui où l'on prend soin des autres. "On fait partie de la thérapie" m'a dit l'un des chauffeurs de VSL. Et, je l'avoue, ça m'amuse plutôt d'écouter leurs histoires. Même si je sens aujourd'hui, à une semaine de la fin de la radiothérapie, l'envie furieuse de clore le chapitre.
Une écriture toujours aussi fluide, de l'empathie, de l'altruisme, de la curiosité...un condensé de toi, de tes émotions...quel plaisir de te lire et de partager ces moments avec toi sans jugement, en observant. Merci Stéphanie !
RépondreSupprimerMerci :)
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