Une furie. La fille d'à côté se débat, la bave aux lèvres, crie, vitupère, multiplie les gestes brusques et semble à deux doigts de frapper la première âme qui aura le malheur de s'approcher d'elle.
La scène est pourtant d'une banalité confondante. Nous sommes dans le tram, avec Loulou, le soleil frappe les vitres et la vie nous semble douce ce matin. Mais les contrôleurs sont arrivés et la demoiselle est dans une situation délicate. Elle n'a pas renouvelé son titre gratuit et en appelle à l'indulgence des employés, leur expliquant vainement que, de toute façon, vu sa situation, elle y a droit, à cette gratuité. Au lieu de ça, ils vont "l'enfoncer", comme elle dit, "lui mettre la tête dans le seau".
Elle tente tout. Jusqu'à la nausée. "Mais vous voyez pas ce que je suis qu'une serveuse de merde!" hurle-t-elle, en insistant sur le "merde". "Je suis allée à la CAF il y a deux jours chercher ce justificatif du RSA, je voulais ensuite aller à la mairie mais j'en pouvais plus, j'habite loin, vous savez, j'avais bossé toute la journée à porter des assiettes de merde car je suis une serveuse de meeeeeerde! J'ai pas eu le courage d'aller plus loin et je me suis dit que j'irai plus tard chercher mon titre. Et vous, vous allez me coller une amende, vous voulez juste me mettre encore plus dans la merde!!
Je ne sais pas ce qui est pire. Son agressivité effrayante. Le fait qu'elle implore à ce point leur pitié, en se dévalorisant ainsi, en hurlant son désespoir. Ou cette indifférence apparente - je sais qu'au fond, ils ont mal, forcément, ou du moins, j'ose l'espérer - des contrôleurs qui lui répondent simplement qu'elle n'est plus en règle depuis le 23 février, invoquant le règlement... Qui lui demandent juste de signer l'amende alors même qu'elle tente un dernier coup de poker, qu'elle évoque son fils, pour qui elle est "obligée de payer un titre de transport, alors qu'elle-même est déjà sacrément dans la merde, qu'elle bosse pour payer des amendes et que c'est vraiment la merde."
Au fond, je sais qu'elle s'y prend mal et j'imagine qu'en tant que contrôleur, je n'aurais pas vacillé, j'aurais continué ma tournée avec, peut-être, quand même, un haut-le-coeur. Elle n'est qu'une boule de haine, d'ailleurs, elle rend l'amende signée en frappant un peu le contrôleur, un collègue vient en renfort, ils l'encerclent brièvement et comprennent qu'elle ne sera pas dangereuse. Ils lui demandent juste de se calmer.
Comme si c'était possible.
A côté, Loulou est impassible. Je sais qu'il a regardé, mais il se tait, ne pose pas de questions. Les contrôleurs quittent la rame, la demoiselle referme son sac brusquement, qu'elle a malmené à force de fouiller son intérieur à la recherche d'une preuve imaginaire qu'elle a droit à la bienséance, à ce tout petit morceau d'humanité.
Elle se révolte tout haut, crie sa colère contre cette société de merde, cette vie de merde, son boulot de merde...
Je pourrais me taire. L'ignorer, voire la mépriser, qui sait, pour le barouf qu'elle a fait, parce qu'on savait tous comment ça allait finir et que, après tout, si elle a droit à la gratuité, qu'elle aille chercher ce titre et puis basta. Mais c'est plus fort que moi.
"Excusez-moi", je lui souffle.
Elle se tourne vers moi. Ses yeux sont injectés de sang, elle a de l'écume au bord des lèvres. Sans rire.
"Faites un recours par écrit. Là, forcément, ils n'allaient pas vous laisser partir sans amende, mais écrivez votre histoire, racontez votre situation. On ne sait jamais, vous savez."
Elle me regarde, un peu incrédule. Ça se trouve, elle va me dire de m'occuper de mes oignons, me frapper, qui sait. Tant pis, je continue. Je lui raconte un recours que j'ai fait récemment, pour réparer ce que je considérais comme une injustice. Contre toute attente, j'ai obtenu gain de cause. La mauvaise foi est allée se rhabiller et j'ai pensé alors qu'il restait un rai de lumière, du moment qu'on y croyait.
"Parfois, le fait de poser la situation par écrit peut aider les gens à comprendre. De toute façon, essayez, ça ne vous coûtera pas grand-chose."
Là, son regard change, sa mine s'adoucit. Je crois percevoir une esquisse de sourire. "C'est vrai, qui ne tente rien n'a rien", me dit-elle la voix apaisée. Elle me raconte brièvement les contours de son quotidien, son fils de neuf ans qui reste tout seul pendant qu'elle va bosser, "heureusement, maintenant, il est grand et autonome", les mois aux heures de travail sans fin et les autres où les fins sont plus qu'ardues, sa mère infirmière qui touche l'ASS "malgré tous ses diplômes"... Elle a juste besoin de parler, finalement, et de toute façon, il n'y a rien d'autre à dire alors je me tais et je l'écoute.
Elle rassemble ses affaires, se lève. Ses lèvres sont sèches, l'écume a disparu. "Vous m'avez calmée, merci", lâche-t-elle en descendant du tram. Un rai de lumière passe entre les portes qui se referment.
J'ai le coeur léger.
vendredi 11 mars 2011
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Tiens, je t'envoie des bisous, parce que tu le mérites.
RépondreSupprimerY a de quoi craquer devant ce monde qui est, en effet, vraiment de merde, et tous ces foutus règlements, toutes ces "punitions de pauvreté" qu'on t'inflige, comme si d'être pauvre et déboussolée, c'était un crime et un délit qu'il faut expier - une FAUTE !
Y a des jours, tu resterais bien couchée - ou tu foutrais le feu partout, ça dépend - et ça résoudrait quoi ?
Le pire, c'est ça : de se dire que rien ne changera jamais, et que quand t'es tombé dans le piège, c'est à jamais.
Malheureusement, il est fréquent de croiser une personne en détresse comme elle dans les lieux communs... sans que personne ne s'en émeuve... trop souvent...
RépondreSupprimerOui, c'est bien trop souvent. Comme je le dis souvent, la Mouette, "you're worth it".
RépondreSupprimerBises.
Thierry