dimanche 14 novembre 2010

Abdel, les déménageurs et l'histoire du vin en carton

6h32.

Il est l'heure. Un rapide coup d'oeil embrumé plus tard, je suis debout, prête à en découdre avec cette journée qui s'annonce particulièrement longue.

7h48.

Je descends vérifier que les panneaux de stationnement sont bien en place. Ils sont bien en place. Tellement qu'un boulet s'est garé sur l'une des places réservées. Me voilà partie pour en découdre de nouveau avec le commissariat. Pitié.

8h13.

Le boulet est parti. Cette journée sera placée sous le signe de la chance.

8h43.

Les déménageurs ne sont toujours pas là. Cette journée sera à graver dans viedemerde.com.

8h52.

J'ouvre mon fichier et reprends la retranscription de mes débats. C'est pas comme si je déménageais aujourd'hui.

9h12.

Je compose le numéro de la société de déménagement. Je m'attends déjà à la voix de la dame de France Télécom m'annonçant que le numéro de mon correspondant n'est plus en service.

9h13.

Je laisse un message un peu énervé.

9h14.

Le boss de la boîte m'appelle. "On arrive dans vingt minutes!".

9h15.

Hum.

9h16.

Quitte à poireauter, autant aller consulter ma messagerie. Facebook s'affiche en masse.

9h18.

J'ajoute un commentaire sur Facebook, répondant à un ami.

9h21.

L'ami m'appelle. On discute de tout et de rien, j'entends sonner dans l'appareil, je maudis ma batterie.

9h48.

Nous raccrochons. J'ai huit appels manqués de la boîte de déménagement.

9h49.

Hum.

9h50.

Le boss me rappelle et engueule dans le même temps un syndicaliste pour le laisser passer. Le gros camion est coincé dans le cortège de la grève.

9h51.

Je reste zen.

9h52.

Lui non.

9h58.

Le boss gare le gros camion, râle contre une voiture stationnée. Ses deux comparses surgissent de je ne sais où.

10h.

C'est parti.

10h15.

Après avoir soulevé trois petits meubles, je me rends à l'évidence: rien de mieux que des pros. Je retourne à ma retranscription. Sympa pour passer le temps.

10h22.

Je me rends à l'évidence. Entendre vingt fois "Mademoiselle! Mademoiselle!" ne favorise pas la concentration aiguë. Je garde la ligne ADSL branchée, au cas où, sans trop de conviction.

10h35.

Je viens de perdre une bonne quinzaine d'années, d'un coup. Le boss me demande ce que je fais dans la vie. "Vous êtes étudiante en quoi?"

10h36.

Il ferait n'importe quoi pour amadouer ses client(e)s, celui-là.

10h37.

N'empêche, je suis flattée.

10h45.

A bien y réfléchir, avec les années, je crois que je me suis spécialisée dans l'étude du comportement humain dans les situations les plus ubuesques. Mon plus fidèle cobaye? Moi-même, évidemment.

11h23.

"Madame", me demande le plus jeune en portant une commode, "tu es Algérienne?"

11h24.

"Madame" "Tu"... Voilà qui est tout à fait logique. Ma ressemblance avec le type algérien ne m'a jamais semblé flagrante, mais enfin, bon, pourquoi pas.

11h25.

Son collègue me fait un gros clin d'oeil et chut avec la main, tout en portant l'autre côté de la commode.

11h26.

"Non, parce qu'Abdel, il m'a dit que tu t'appelais Delila."

11h27.

Je vois bien qu'il est déçu. Et j'admets que "Stéphanie" est un moins joli prénom, mais qu'est-ce que j'y peux, moi, si mes parents ont fait preuve d'une originalité exceptionnelle en me nommant ainsi dans les années 70?

12h03.

"On va pas la démonter, cette armoire. On la passe par la fenêtre, okay." Quand le boss pose une question, il pose en fait une affirmation. Okay, alors.

13h08.

Avec ses grosses chaussures toutes sales, Abdel vient d'aller se laver les mains dans la salle de bain, celle-là même que je viens de récurer de fond en comble, avant l'état des lieux du milieu d'après-midi. Bon, de toute façon, je devais m'y attendre, à être dans la mouise jusqu'au cou.

13h37.

Le plus jeune, qui continue d'alterner entre tutoiement et vouvoiement, s'arrête net. Aurait-il vu une mygale? (Ben quoi?)

13h38.

Il a lu "vin" sur des petits cartons. "C'est de l'alcool?", qu'il me demande, horrifié.

13h38.

Devant ma réponse, il enchaîne: "je ne peux pas les porter." Ok, je vais les porter alors. Soudainement, il est de nouveau pris d'une crise de panique. "Là, là!!" "Oui, quoi, là?" Il me montre, affolé, un autre carton sur lequel est inscrit "Bouteilles." Un carton... qu'il a déjà porté. "Ça? Non, ne vous inquiétez pas, ce sont juste des bouteilles d'huile d'olive, de vinaigre balsamique, pas de souci."

13h39.

Comme quoi, parfois le mensonge est profitable.

13h40.

Je suis contente d'être dans le noir du couloir. A défaut du nez qui s'allonge, je sens mes joues rougir.

14h02.

Je croise une voisine, on discute, je m'évade cinq minutes de cette journée, et vas-y qu'on cause, qu'on se dit des au-revoir à n'en plus finir... en bloquant l'ascenseur.

14h05.

En entendant Abdel tambouriner à la porte de l'ascenseur, je finis par comprendre que je suis en train de retarder mon propre déménagement.

14h06.

Parfois, souvent même, je me fatigue toute seule.

14h07.

Je n'ose imaginer l'état dans lequel je peux mettre les autres, non dotés de cette auto-indulgence qui me permet de me coucher tous les soirs sans avoir à me mettre KO toute seule.

14h18.

Je descends d'un étage et dépose au pied de la porte un petit souvenir à mon autre voisine, que j'aurais aimé revoir mais qui est visiblement absente. Mince.

14h23.

Mon armoire a failli fracasser les fenêtres d'en dessous environ une quinzaine de fois mais est finalement sur le trottoir, attendant tranquillement qu'on veuille bien s'occuper d'elle.

14H27.

Avec mon vaporetto dans une main et mon éponge dans l'autre, je suis à fond, là. Je blêmis à peine lorsque le boss, en sueur, m'explique que pour le cubage supplémentaire, ça va être 600 euros supplémentaires.

14h32.

On trouve un arrangement. Je crois qu'il a eu pitié.

14h48.

Ils sont sur le départ. Je m'apprête à leur prendre des sandwiches. Poulet? Ah bah non, que poulet hallal. Pff, comment je vais expliquer ça à mon boulanger, moi? Soudain, je vois ma voisine rentrer, ouf. Elle est heureuse, elle vient de trouver un foyer, elle quitte son bourreau et a le sourire aux lèvres, à l'instar de son aînée, visiblement soulagée.

14h49.

La journée n'est pas si pourrie, finalement.

15h.

Cette fois, ils ont mis le moteur en route. Au moment de prendre son sandwich, le boss me regarde et me dit: "mademoiselle, vous avez un grand coeur."

15h01.

Là, j'ai envie de lui dire que le boulanger était fermé et que son sandwich vient du supermarché discount d'à côté. Et je serais lui, avant d'asséner de pareilles "vérités", j'attendrais de voir l'effet que le dit-bout de pain sec et son poulet vont produire sur son estomac.

15h02.

"Vous avez un grand coeur, ça se voit, vous savez pourquoi? Parce que tout le monde vous aime dans l'immeuble."

Eh bien, vous savez quoi? Rien ne pouvait me faire plus plaisir qu'un tel compliment. Cette journée, finalement, n'aura pas été si affreuse...

A suivre...

2 commentaires:

  1. Ca fait du bien de te relire. Je n'ai jamais douté que tu avais un coeur énorme parce que même quand tu dis une vacherie de quelqu'un, tu le fais avec gentillesse.
    Bises, la Mouette.
    Thierry

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  2. J'adore tes journées. Si je listais la même chose, heure par heure, ça donnerait un film de Godard. "Moteur", tant que tu veux...."action", ce serait pas gagné.....:))))
    tiens, du reste, je m'y amuserais - rencart sur mon blog un de ces 4....:))
    ennui mortel garanti.

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