mardi 2 juin 2015

Coup de sang

15 heures. Je suis en pleine révision et je commence à distinguer le mésocarpe de l'endocarpe (cherchez pas, c'est dans le grain de blé) lorsque mon téléphone sonne. C'est Loulou. Il exagère, il a encore dû louper son bus et veut que je vienne le chercher, j'imagine.
 
J'imagine mal.
 
"Allô, bonjour, vous êtes bien la maman de Cassandre?" me demande une jeune voix. "Vous pouvez venir, machin l'a étranglé."
 
On dit toujours qu'au crépuscule de sa vie, on voit défiler les images de son existence en accéléré. Eh bien, c'est un peu la sensation que j'ai eue, alors, associée à une violente montée sanguine.
 
Après, ça a été un peu le brouillard, jusqu'à arriver près du collège et apercevoir Loulou, pas en forme, mais debout. Le temps de croiser l'agresseur, aussi, qui a aussitôt pris ses jambes à son cou. Je vois pas comment il aurait pu s'acheter du courage en quelques minutes, en même temps.
 
Car figurez-vous que ce jeune être de 12 ans a attrapé mon fils par derrière et l'a étranglé avec son bras, "en serrant bien fort" a précisé Loulou. Le même sale gosse qui avait déjà demandé, voilà dix jours, à un camarade de mettre Loulou à terre, histoire d'être bien à l'aise pour le cogner à la tête.
 
Les sanctions? Quelles sanctions? Pour ce qu'il a appelé "un incident", le collège a donné des heures de colle au gamin, quelle fermeté, dites-moi! Pas de quoi décourager la bête, qui a donc récidivé.
 
...
 
Loulou était debout, disais-je, sonné. Et là, dans la rue, tous les élèves de sa classe m'ont entourée, y allant chacun de leur anecdote sur les méfaits de l'agresseur, qui a visiblement pris Loulou pour sa tête de turc. Ou comment découvrir que votre enfant couvre son bourreau, par peur des représailles. Comment expliquer, aussi, certains comportements, certains silences, certaines attitudes étranges depuis quelques mois.
 
Ce gamin harcèle mon fils depuis décembre. Il l'a déjà poussé dans la rue au moment où le bus arrivait. Il l'insulte, le pousse dans les casiers du collège, dit en rigolant que "c'est grave d'insulter le proviseur, mais pas grave de tuer un enfant". (euh, au hasard, si on prenait Cassandre? Un enfant qui refuse de se battre?)
 
Un psychopathe en puissance? En tout cas, après avoir entendu tous ces témoignages et ces soutiens pour Loulou, c'est bien une victime que j'ai invitée à monter dans la voiture.
 
Première étape, le collège. Ou comment s'entendre dire que, vous comprenez, on ne peut pas exclure un gamin comme ça, on aurait les parents d'élève sur le dos. Ben oui, ils n'étaient pas dans l'enceinte de l'établissement.
 
C'est pas comme si c'était en sortant des cours et qu'un élève avait tenté d'étrangler mon fils. J'exagère, aussi.
 
Deuxième étape, la gendarmerie, avec cette impression de devoir se transformer en vendeur de tapis pour convaincre l'officier du bien fondé d'une plainte, avant de voir se dernier arrondir les yeux un peu plus à chaque révélation.
 
Tiens, on n'en avait jamais rempli, des formulaires comme ça.
 
Troisième étape, le médecin, pour "valider" la dite plainte.
 
Ce que je n'avais pas prévu, c'est l'arrivée du père de l'agresseur, venu frapper brutalement à ma porte. Dès que j'ai ouvert, j'ai compris que tout dialogue avec un tel énergumène était aussi impossible que l'éventualité d'une réconciliation prochaine entre Israël ou la Palestine. Un type capable d'expliquer que c'est à l'éducation nationale de régler le problème, "parce qu'elle est là pour éduquer, eh" (je vous passe le ton, imaginez un peu le tableau d'un bas du front), comment dire... J'ai perdu mes moyens et failli sacrifier mes cordes vocales.
 
Voilà, il est presque 23 heures et je sens des remontées acides, de grosses tensions dorsales, une boule dans le ventre. Loulou, lui, tente de trouver le sommeil, là-haut.

Je me demande comment il peut s'endormir.

Je ne devrais sans doute pas m'en soucier, mais je me demande à quoi pense ce gamin haut comme trois pommes qui s'en est ainsi pris à Loulou.
 
Je me demande comment on peut, comme ce père, défendre son fils comme il l'a fait, en justifiant une telle violence comme si c'était la seule réponse à apporter quand on n'est pas d'accord.
 
Je me demande comment on peut vivre les événements quand, à même pas 12 ans, on se retrouve dans le bureau d'un gendarme, comme si la vie de simple collégien avait basculé dans un monde qu'on n'aurait jamais dû connaître.
 
Je me demande comment j'en suis arrivée à porter plainte contre un môme de 12 ans.
 
Je me demande pourquoi on laisse faire.

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