mardi 30 juin 2015

Six mois, six mois! Et moi si...

Lundi matin, 9 heures. Je m'installe dans un grand amphi. Il fait à peu près 76° C, je sens que je vais bientôt coaguler.
 
Petit tour d'horizon. Nous sommes environ 130, à vue de nez. Tiens, au bureau devant, je reconnais le directeur de ma formation cuisine. Plus surprenant, à ma gauche, un type est en pull et bonnet. Alors que je nage déjà dans mon jus, cette vision me donne un petit coup de chaud supplémentaire. D'ailleurs, je constate que je suis au top de mon glamour : j'ai du cambouis sur le pied (merci mon vélo fuyeur) et tiens, un reste de purée de fruits rouges aussi.
 
Hum.
 
Grosse classe.
 
Je décroise mes jambes. D'façon, c'est très mauvais pour le dos, cette position.
 
Le responsable de la formation "métiers de bouche", pour laquelle j'ai été convoquée ce matin, prend le micro. "Vous devriez être 134... Comptez-vous!"
 
Je me dis que ça sert, d'avoir passé tant d'années dans les salles de basket. Une vraie pro de l'estimation! Oui, on est d'accord, c'est pas non plus d'une utilité fracassante. Mais on trouve des petites joies là où on peut, hein.
 
134, donc, pour... 12 places. La bonne blague. 4 candidats retenus par filière, boucherie, boulangerie, pâtisserie. 52 candidats rien qu'en pâtisserie. Et le directeur de ma formation de cuisine de lancer : "du coup, les bac +, non seulement, ne sont pas prioritaires, mais c'est aujourd'hui rédhibitoire."
 
Bruissements dans l'amphi et dans ma tête. Même le type stoïque en pull se gratte le bonnet. Qu'est-ce que je fais là, alors, si la formation m'est désormais fermée?
 
Je ne suis visiblement pas la seule à penser ainsi. De l'autre côté de l'amphi, un type se lève, réagit, déjà énervé.
 
"- Euh, pardon, mais vous dîtes que c'est rédhibitoire, si on est diplômé au delà du bac?
 
- Oui, répond le directeur, ça ne passera plus.
 
- Vous êtes en train de me dire "Dégage" alors que ça fait six mois que je me prépare?
 
- Non, non, enfin, euh, c'est pas ça, mais euh...
 
- C'est scandaleux! J'ai fait deux EMT, je vais en faire une troisième, ça fait six mois que je m'investis dans cette formation et vous me dîtes "Dégage"! Vous venez de niquer six mois de ma vie! Six mois!"
 
L'autre responsable, ancien journaliste (comme quoi, ça mène à tout), reprend les rênes et tente de gérer la situation de crise.
 
" Cette formation s'adresse avant tout aux personnes pas ou peu qualifiées. Des dérogations sont possibles (pour les gens un peu tarés comme moi qui veulent se reconvertir après une première vie, me dis-je), mais quand vous avez autant de candidats comme ici aujourd'hui, vous comprenez bien que les diplômés ne sont pas prioritaires."
 
Le type est en furie. Il crie "Six mois! Six mois" Six mois" jusqu'à me faire penser à Dustin Hoffman dans Rain Man, mais en plus méchant. Le directeur lui demande de partir, maintenant, parce que ça fait dix minutes qu'il monopolise les attentions et que, bon, on a tous autre chose à faire (prendre une douche, par exemple. Perso, j'ai coagulé depuis déjà trop longtemps).
 
Le type est devenu une bombe.
 
" Vous êtes en train de me dire que vous allez choisir des gens qui n'en auront peut-être rien à faire de suivre cette formation, juste parce qu'ils n'ont pas de boulot, alors que moi je me suis arraché depuis six mois et je n'y ai pas droit?"
 
La pilule commence à mal passer, aussi du côté de l'autre responsable, outré de ces propos. Il tente néanmoins de calmer le jeu, reprenant un air placide malgré la tension à 10 000 volts que chacun ressent.
 
Le type devient grossier et très agressif, ce qui tue un peu l'empathie que j'avais pour lui. Je pourrais continuer de compatir: après tout, je suis dans sa situation et une dizaine d'autres personnes, qui se sont également levées, connaissent le même sort. Sauf que son attitude est tout sauf respectueuse et qu'avant de tout miser sur un projet - au risque de jeter la pierre aux autres en cas d'échec - , peut-être aurait-il dû envisager un plan b.
 
Lui, de son côté, n'est plus que désespoir car, naïvement, il a cru le conseiller de Pôle Emploi qui lui avait assuré que c'était dans la poche alors que, au final, ce sont les élus du Conseil régional qui statuent sur les conditions d'admission à pareille formation. C'est moche, mais c'est ainsi.
 
J'imagine les politiques régionaux derrière leur bureau, en commission Formation et Emploi. Je les ai pratiqués, je sais qu'ils sont souvent plein de bonnes intentions, qu'ils ont plus ou moins conscience de la réalité du terrain. Mais là, à l'instant, j'aimerais qu'un d'entre eux soit dans l'amphi, pour constater les dégâts.
 
Au lieu de ça, le directeur et le responsable servent de punching ball à ce malheureux, qui finit par tourner les talons, en lâchant un "Bouffon" haineux. Dans son regard, je reconnais ce mélange d'impuissance, de colère, de rage et de défi qu'on ressent lorsque vous avez gravi dix cols et qu'au sommet, on vous dit que ben non, malgré tous vos efforts, ça va pas être possible.
 
D'autres personnes lui ont emboîté le pas. Certains quittent l'amphi en maugréant, générant encore un peu plus d'électricité dans l'air.

Je choisis de rester. Déjà parce que je voulais voir à quoi ressemblaient les tests de français et de maths qu'on nous avait promis. Ensuite parce qu'une petite voix m'incite à rester confiante, sachant que, on est d'accord, je ne joue pas toute ma vie sur cette admission.
 
J'ai donc lu un texte pour en expliquer en deux phrases le sens, avant de faire... des additions, multiplications et divisions (si si!). Il me restait ensuite l'entretien administratif avec le responsable des formations. Noyée dans la masse, je ne pensais pas qu'il me reconnaîtrait.
 
"Ah, te voilà! Je t'attendais." Et de farfouiller dans ses papiers. "Alors, où est ton dossier... depuis le temps que je te suis!"
 
Je suis une star, c'est officiel.
 
Bon,  je ne vais pas mentir, son accueil chaleureux et son discours m'ont rassurée et ont boosté ma confiance. Ma petite voix avait raison. Si je pouvais suivre la formation malgré les conditions drastiques? Ma place est au chaud, "et on demandera une dérogation" a-t-il précisé.
 
Bon, là, je lui ai rappelé que j'avais passé le CAP en candidat libre. Il m'a demandé comment ça s'était passé, j'ai eu une pensée dévastatrice pour mes tresses, et on a donc fixé au lendemain des résultats, le 7 juillet prochain, l'entretien de motivation, "puisque ça se trouve, tu n'auras pas besoin de la suivre, cette formation!"
 
Ça se trouve, oui.

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