Je dois rester sur mes gardes, car mes parents commencent à me surveiller. Je jette discrètement la viande - à la poubelle, dans l'espace vert à côté de la maison - et range les épluchures de carottes dans un sac en plastique, le temps de m'en débarrasser. Je dis à mon père que je n'ai pas le temps de finir de manger, le midi, que je dois réviser mon bac. Il a confiance. Je monte dans ma chambre et m'installe sur mon lit, une bonne BD à la main, ignorant le temps qui passe. Je ne peux pas me concentrer sur mes cours, je ne pense qu'au nombre de calories que j'ai pu ingérer. Je suis énervée, aussi. Je bois du café par litres.
Je n'ai plus de tonus mais je me crois forte. En cours, je suis bonne élève et ignore les réflexions. Seule petite contrariété, une autre que moi, dans la classe, semble vivre une expérience similaire. Elle s'appelle Isabelle, a les joues creusées et le regard un rien absent, et je suis jalouse, tant ses mains fines et cadavériques me font concurrence.
Je devrais pourtant me satisfaire de certaines paroles, qui me laissent entendre que, moi aussi, je suis mince. Dans la glace, pourtant, rien à faire. Je suis toujours grosse. Je pèse 44kg.
Ma soeur, lassée de tout ce cirque, me prend un jour à parti devant toutes les copines du basket. Elle m'appelle d'un nom de camp de concentration, que je citerai pas. Elle ne cache pas son dégoût pour mes côtes apparentes, pour mon buste si menu qu'il semble prêt à s'affaisser à la moindre secousse. Son emportement est d'une violence inouïe. Je regarde les filles, témoins de la scène. Elles baissent les yeux. Grand moment de solitude. Elles ne comprennent donc pas?
Au réveillon du premier de l'An, je saisis de nouveau l'intensité de ce regard apeuré. C'est la famille d'une amie très chère qui m'observe ainsi, m'implorant de me réveiller, de sortir de ce monde dans lequel je me suis enfermée toute seule.
Je ne sais pas alors de quoi ils parlent, mais le regard des autres, c'est ce qui, je crois, m'a le plus marquée tout au long de cette période d'anorexie.
Je n'ai jamais su identifier la nature du mal, lorsque j'étais plongée dedans, et je n'en ai compris les terribles rouages que des années plus tard. J'ignorais alors (ou voulais-je l'ignorer?) que je mettais ma vie en danger. Je pensais simplement à perdre un peu de poids. Je n'imaginais pas tomber dans une telle spirale. A l'époque, je n'ai consulté aucun psy, parce que cela ne se faisait pas, dans ma famille. On pensait sans doute que taire la maladie aurait le don de l'éteindre.
Avec le recul, j'en ai voulu, surtout au deuxième médecin, un grand type tout sec dénué de tout sentiment, qui a également réalisé son travail de sape sur l'amie très chère que j'évoque plus haut. A 14 ans, on est très influençable et ce regard masculin fait très, très mal. Je parlais de l'influence des médias mais à vrai dire, je n'y crois pas trop. Le mal est plus profond, moins vain. C'est une façon d'exister, de s'opposer à sa mère - cela a été mon cas - et si je ne prétends pas tout connaître de cette terrible maladie, si je ne souhaite pas généraliser, je suis persuadée qu'il y a une sacrée différence entre les ados sensibilisées par les silhouettes sveltes qu'elles découvrent dans les magazines et les autres, dont le mal-être est latent et qui trouvent via le contrôle de l'alimentation une façon de s'engouffrer dans une faille, sans penser qu'elles sont à la fois victimes et bourreaux de leur propre corps.
J'ai mis du temps, beaucoup, à en sortir et j'ai même passé quelques temps sans toucher à une casserole, fuyant la cuisine et tout ce que cela pouvait représenter.
Mais je sais aujourd'hui que la cuisine peut simplement être le lieu du partage, du plaisir, de la convivialité. Je n'aime toujours pas le porc, mais j'ai vaincu peu à peu mes réticences. Simplement, l'idée même d'envisager un régime me révulse. Certains parleraient de manque de volonté. J'évoquerai, en connaissance de cause, une simple question de survie.
mardi 21 juillet 2009
Drôles d'histoires en cuisine, part three
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Et comment t'en es-tu sortie, la Mouette ? elle apris quels chemins, ta réconciliation avec la vie ?
RépondreSupprimerJe persiste : il y a des toubibs qui ne devraient pas exercer, et il y a une médecine qui est coupable, qui ne fabrique que des techniciens et oublie de fabriquer AUSSI des humains !
Je ne peux qu'abonder dans le sens d'Anne, il y a des médecins qui ne devraient pas exercer sans avoir, avant, compris ce que c'est que l'humanité. Défaut du système ? Peut être.
RépondreSupprimerJe suis heureux en tout cas que tu t'en sois sortie.
L'oiseau
Comment j'en suis sortie? Par un long, long travail sur moi-même. Ce qui m'a sauvée, d'abord, c'est d'avoir été séparée de mes parents à 18 ans, pour rejoindre la vie étudiante et son insouciance. Lentement, l'anorexie a faibli et j'ai pu la vaincre. Admettre déjà que j'avais été malade, que je ne contrôlais rien, contrairement à ce que je pensais et ré-apprendre à vivre...
RépondreSupprimerJe suis... terrifié, pétrifié, choqué (rayez les mentions inutiles) par ce qui t'es arrivé. A la première lecture de tes articles, j'ai eu la larme à l'oeil. C'est une sale maladie, plus pernicieuse encore que le cancer.
RépondreSupprimerEt je suis tellement heureux que tu t'en sois sortie. Car tout le monde n'y parvient pas.
Bisettes
L'oiseau
Aucune maladie n'est comparable et je ne voudrais pas faire pleurer dans les chaumières. D'autant qu'à l'époque, je ne mesurais pas la gravité de mes actes, de cette saleté. Ce n'est qu'avec le recul, ce travail personnel et la recherche de témoignages autres que j'ai réalisé dans quoi j'étais tombée. Et ce n'est que là que les langues de mes proches se sont déliées, qu'ils ont commencé à évoquer la terreur et le dégoût qu'ils avaient pu ressentir alors.
RépondreSupprimerLà où je te rejoins, l'oiseau, c'est que l'anorexie est effectivement une maladie pernicieuse et que toutes les personnes qui ont en souffert (je n'écris pas "femmes" car certains hommes en sont également atteints) n'ont pas eu ma chance.
J'ai connu une fille qui en était atteinte il y a quelques années. Deux ou trois ans plus tard, je me suis mis à faire un cauchemar, toujours le même, j'étais dans un lit avec une femme, qui n'était pas elle, et quand je me tournais pour la serrer dans mes bras, j'entendais des craquements d'os. Elle est pernicieuse pour les autres aussi, cette maladie.
RépondreSupprimerBisettes
L'oiseau
Ce qui m'interroge, moi, c'est comment elle s'installe et de quoi elle procéde - apparemment les éléments déclencheurs varient, mais pas le processus - et il y a un enjeu de pouvoir en filigrane, j'ai l'impression ?
RépondreSupprimerJai lu autrefois "le pavillon des enfants fous" - mais à l'âge des révoltes adolescentes ; je me demande quelle serait ma réction aujourd'hui ?
Effectivement, Anne, le processus est semblable. Je crois savoir aujourd'hui pourquoi la maladie s'est emparée de mon esprit, et quand tu évoques cet enjeu de pouvoir, tu vises juste. Je ne peux pas développer ici les raisons profondes, parce que c'est trop intime. Mais une fois que tu les as identifiées, la guérison est plus facile...
RépondreSupprimeroui, obligatoirement : la maladie étant l'expression du non-dit ou du refoulé, tout ce qui affleure enfin à la conscience déclenche le processus de résolution dynamique du problème, forcément.
RépondreSupprimerJe suis heureuse que tu t'en sois tirée ; j'espère que ton entourage n'a pas encaissé trop de dommages collatéraux.
Au risque de passer pour une égoïste, je ne me suis pas trop posé la question des dommages collatéraux, concernant mon entourage: il aurait fallu pour cela que les gens concernés puissent se remettre en cause - et pourquoi aller espérer de telles choses de leur part? Je ne suis pas désabusée, loin de là, juste réaliste sur la réflexion qu'il a fallu mener et celle qui n'a pu se tenir. C'est du passé, allons de l'avant!
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