lundi 20 juillet 2009

Drôles d'histoires en cuisine, part two

Elles me regardent bizarrement. Un peu apeurées, je le sens bien. J'ai 17 ans et mes copines de lycée, que j'ai quittées trois mois plus tôt, ont du mal à me reconnaître. Mes joues ont fondu, mes salières sont très marquées, je fais du 34 et je ne suis plus moi-même.

J'ai pourtant passé l'été à me concentrer sur mon cas.

Ma mère m'a amené chez une gynéco, pour tenter de me faire passer un message. Je me plains de mes bras maigres, et la spécialiste me dit que j'ai le droit de m'octroyer une pomme au goûter, si j'ai faim. Mais je ne peux plus. J'en mange déjà une à chaque repas et je ne peux pas me permettre d'en avaler une quatrième dans la journée, elle ne comprend donc pas?

Elle me dit aussi que je suis en pleine croissance, que je suis libre de manger à ma faim. Mais que sait-elle, de la faim? Que sait-elle de la jubilation intérieure que l'on ressent lorsque l'on se réveille le matin, légère de pas avoir craqué? Que sait-elle du mépris que l'on nourrit pour ces êtres si vils qui mangent sans privation? Que sait-elle du contrôle, justement?

Je crois être maître de moi-même. J'ai l'impression d'être plus forte que les autres. Je me sens supérieure, presque intouchable. En lévitation, au-dessus du monde matériel. Plus rien ne m'atteint. J'ignore que la maladie me contrôle et s'est emparée de mon esprit. Et que je suis de plus en plus vulnérable.

Cet été, je me suis éloignée de mes parents. Deux mois à jouer la baby-sitter pour un enfant de quatre ans - le neveu d'une amie, chez qui je suis logée, nourrie (enfin, si j'avais voulu), blanchie. Deux mois à diminuer toujours plus les rations, à me contenter de tomates, yaourts et pommes, à assumer le regard inquiet de la grand-mère de mon amie, qui m'assène qu'il mieux vaut faire envie que pitié et que ce serait bien que je fasse un peu envie. Deux mois à courir sur la plage, deux tomates volées chez la grand-mère dans le ventre, avec l'impression de trouver encore des ressources, alors que je suis simplement en train de me décharner chaque jour un peu plus. Deux mois à ruser, à déguster l'air nonchalant une glace chez Rose Nanane, délicieux glacier baulois, avant de m'épuiser sur le sable pour éliminer.

Je trouve toujours des prétextes. J'ai besoin de courir car je dois suivre à la lettre le programme de mise en forme fourni par mon nouveau club de basket, dont les ambitions sont réelles. Je n'ai pas le temps de manger car l'enfant dont j'ai la charge a besoin de moi. J'ai mangé trop de framboises du jardin, vous comprenez, ça m'a coupé l'appétit. Personne n'est dupe. Le père de mon amie est psychiatre. Sa mère pharmacien. On me laisse faire. Au fond de moi, j'ai envie de voir jusqu'où je dois aller pour susciter une réaction. Et puis, je n'ai pas fini de maigrir, je me trouve toujours trop grosse. Je pèse 46 kg.

Lorsque mes parents viennent me chercher, après ces deux mois, je lis la stupeur dans leur regard. Ils n'osent rien dire, comme s'ils avaient peur que je supprime une pomme supplémentaire de ma ration quotidienne. Mais ils n'en pensent pas moins. Comme mes copines du lycée, qui se demandent où leur joviale camarade a bien pu passer... Je mé réjouis de pouvoir mettre toutes les fringues dont j'ai envie. Je sens bien, ça et là, quelques défaillances, mon corps qui ne répond plus, les règles perdues, la peau blanche et surtout l'impression de ne plus faire partie du même monde, d'être sans cesse ailleurs. Mais ce qui compte encore, à mes yeux, c'est de raboter encore ces courbes que je crois deviner.

A suivre...

3 commentaires:

  1. Ah ! quelque chose à voir avec le sentiment de contrôle et le désir de puissance, alors ?
    46 kg, pour quelle taille à l'époque ? Moi je mets toujours du 34 (quand j'en trouve...), mais mes 43, c'est pour 1m56 - format de poche....croissance terminée à 14 ans, je pense....
    C'est un monde étrange que tu racontes, presque effrayant, sans que je puisse dire en quoi ?

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  2. Ce qui me chiffonne : tu bosses chez un psychiâtre, et il ne dit rien ? ne fait rien ? c'est quoi ce "soignant" à la mords-moi-le-groin ?

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  3. Bonsoir Anne,
    Désolée pour le retard de la réponse, je rentre seulement de mon nouveau mini-trip à la mer... 46kg, pour ma taille actuelle, 1,67m. Je te confirme, ce monde avait quelque chose d'effrayant!
    Pour le psychiatre, disons que je dormais dans sa maison mais qu'il avait suffisamment à faire avec ses propres patients et ne voulait pas, je crois, se mêler de ça. En plus, c'était le père de mon amie, donc, situation très délicate...

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