L'ascenseur émotionnel, vous connaissez? Ces hauts-le-coeur qui vous retournent l'estomac et vous frappent à la tête, qui vous laissent telle une petite chose tapie dans cet univers lunaire devenu vôtre ?
Mon père ce héros est devenu mon père ce clown... ou mon père cet étranger, selon les moments. L'AVC est écarté, on s'oriente vers une méningite mais rien n'est certain. Et on se retrouve en pleines montagnes russes, l'estomac dans les talons.
Vendredi, je suis allée sans ma mère, elle-même opérée ce jour d'un mélanome, voir mon père à l'hôpital. On l'avait changé de service entre-temps et c'est en neurologie que je l'ai retrouvé. Il m'a reconnue, m'a appelée - certes, en hurlant, ce qu'il n'a jamais fait - a tenu parfois des propos cohérents, entre deux hallucinations, trois insultes et cinq délires. En rentrant, épuisée par ce show mais un rien reboostée par ses progrès, j'ai raconté le mieux à ma mère, que j'ai sentie un peu apaisée.
Douche froide hier, au moment de le voir. L'interne nous prévient, il est à deux doigts de retourner en réa. On ne le sait pas encore, mais il a tout cassé, la veille au soir. Une infirmière en est même quitte pour une entorse au poignet. Le médecin nous exprime ses doutes et sa réelle inquiétude, évoque son état dégradé et comateux. Ma mère pâlit, sous son masque et son grand pansement, marque de son opération à la joue.
Le papa de la veille, qui tenait absolument à servir du café aux infirmières, n'est plus qu'un corps dormant. Mais ronflant. Ce bruit, ça me rassure, il est toujours vivant et présent.
Je regarde ma mère. On n'en mène pas large.
Toute cette vie retrouvée hier, ce n'était qu'un feu de paille? Il était très tourmenté, certes, avec "ce type qui veut me mettre le feu", là, à côté de lui, posé sur le siège. Il me l'a montré, très énervé que je ne le vois pas, moi. Il m'a demandé d'appeler le 17, pour que les flics viennent chercher son geôlier- oui, il était son prisonnier. Oui, il voulait me "casser la tête" parce que je refusais de lui donner un briquet ou un couteau pour se défendre. Oui, ça l'agaçait que je ne fasse pas d'expressos au corps médical ou que je lui apporte pas le tournevis pour virer sa ceinture de contention qu'il ne supporte pas.
Tout n'était que délire, et pourtant, je voulais retenir les vraies phrases, énoncées assez clairement. Mon père parle et je le comprends, ça va aller.
Et soudain, boum, nous voilà, assises près de son lit, à attendre et espérer un sursaut.
Le réveil initial ne nous donne que peu d'espoirs. Agité, le regard vitreux, il ne sort que de la bouillie de sa bouche empâtée. On doit sortir de la chambre car des soins lui sont prodigués. On se retrouve, ma mère et moi, dans ce long couloir presque infini et glauque. Pierre, un patient désorienté au physique frêle, s'approche de nous, nous parle sans que l'on comprenne le sens de ses mots, puis va de chambre en chambre avant de se faire rattraper par la brigade - en l'occurrence, l'infirmière. On entend le vent rugir. Il ne manque que les corbeaux pour achever ce sentiment lugubre qui s'empare de nous. Winter is coming...
Et puis, au retour, comme un miracle. Mon père est parmi nous. A peu près. On lui explique simplement et le plus délicatement possible ce qui s'est passé. "Oh" qu'il fait, les yeux écarquillés. Il comprend qu'il est en neurologie.
"Chez les dingues?" s'inquiète-t-il.
On sourit, on le rassure, il a eu des crises d'épilepsie. Il répète nos mots, interloqué. Il se demande comment il va faire, est-ce qu'il a un arrêt de travail? On lui dit qu'il est à la retraite mais balaie l'idée de la main. Balivernes, il va retourner bosser lundi. D'ailleurs, en attendant, est-ce qu'on pourrait prévenir ses collègues pour qu'ils viennent le voir?
Il s'inquiète soudain. "Mais ta mère, elle est morte?" On le rassure de nouveau, maman n'est pas morte, elle est là, près de toi. Il dit son soulagement, il a eu tellement peur face à ce cancer, puis reprend:
"Il est parti, le cancer?"
Oui, oui, sois tranquille. Il demande pourquoi le cancer est venu, on lui parle du soleil et là, c'est le début d'une longue litanie. Il ne comprend pas, ma mère avait toujours un maillot de bain, c'est pas possible... A moins que...
"Ah mais si, c'est quand tu faisais des seins nus!"
Explosion de rire pour ma mère et moi. Les tendances naturistes maternelles sont le pur produit de l'imagination paternelle. Et le voilà parti à évoquer les vacances à Canet-Plage, le souci particulier qu'il avait à toujours emporter le parasol à la plage, à se mettre de la crème solaire quand il part en vélo... Les souvenirs sont cohérents. Il est visiblement bloqué à la fin des années 90, début 2000, mais tout est clair.
Mon téléphone sonne. C'est mon fils. Je propose à mon père de lui parler. "Oh, mon petit-fils chéri!" Il s'empare de façon autoritaire de l'appareil et poursuit sa logorrhée, tandis que je devine à l'autre bout du fil le rire masqué de mon loulou. Mon père se mélange joyeusement les pinceaux, lui raconte combien "on est bien, au bord de la piscine" - lui qui a horreur de nager - "et que l'on voit des rillettes dans le ciel" - il se croit au Mans.
Ma soeur arrive de Paris, elle rentre dans la chambre, il la reconnaît aussitôt. Soulagement. Il lui propose généreusement de lui payer l'abonnement de Canal Sat, même si "c'est cher" précise-t-il, comme ça, elle recevra tous les mois le guide des programmes et puis lui, il aura trois mois gratuits.
Perplexité, amusement, incrédulité, espoir... Je crois que ma mère, ma soeur et moi sommes balancées entre tous ces sentiments qui s'agglomèrent dans nos esprits.
Le papa agressif de la veille est la bonne pâte au visage rigolard, soudain, et on s'accroche à ces touches d'espoir et de vie. Il reprend fièrement ma mère quand elle dit à l'infirmière qu'il fait des sorties de 50 km en vélo - "60!" assure-t-il - et se renfrogne soudain.
"Je suis à l'hôpital, là?
- Oui, papa.
- On est quel jour?
- Samedi.
- Mais alors, je ne vais pas pouvoir aller à la messe, dimanche?"
Mon père est athée et n'a jamais été tendre avec l'église. Il a lâché ça sans un brin de malice. Il déclenche chez nous un nouveau fou-rire. Papa-poule ou papa-clown, il n'y a qu'un pas. Et quand il va prendre les deux infirmiers en réa, venus s'assurer de son état, pour les employés du câble - il voudrait voir Eurosport - on comprend que sa mémoire, décidément, n'a pas été privée de ses rituels ou de ses souvenirs.
Elle s'amuse juste dans un subtil jeu de tétris à rebattre les cartes pour, on espère, reconstituer le puzzle et le faire revenir à notre monde.
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