dimanche 25 juin 2023

La page tournée

 
Un parfum de paradis...

Il était minuit passé, l'air restait étonnamment doux. Face à moi, la lune illuminait l'immensité de cet Océan que j'aime tant, de cette mer d'huile que constitue l'étendue du Golfe du Morbihan, tandis que Vénus, plus bas, pointait dans ce ciel encore peu étoilé.

J'ai respiré, longuement, m'enivrant de l'odeur de pin entêtante.

Je savais qu'après ces quelques jours de plénitude dans ce coin de Bretagne que j'affectionne tant, j'allais revenir à la maison, changer de braquet pour préparer l'avenir.

Encouragée par le discours rassurant de la neurochirurgienne, très contente que les rayons aient stoppé la progression de la tumeur, j'ai senti qu'il était temps de tourner la page, pour passer à la suite.

Seul bémol, Abricotine était en fait une vue d'optique. D'après la spécialiste, cet amas de cellules s'apparente davantage à un chapeau de gendarme. Je m'étais attachée à ma petite Abricotine, alors je vais faire comme si elle ressemblait toujours à ce que j'ai imaginé d'elle. Le chapeau de gendarme ne m'en voudra pas, j'imagine; de toute façon, il continue de squatter ma caboche, il me doit bien ça.

Pour Abricotine, je ressens une forme d'affection. Je l'ai déjà écrit, au risque de choquer, cette tumeur, je l'ai perçue comme un cadeau, presque une bénédiction. Elle m'a tirée d'un sale piège que je m'étais tricoté toute seule comme une grande. Enfermée dans mon addiction au travail, esclave sept jours sur sept de mon entreprise, je nourrissais un sentiment très ambivalent envers ce bébé né il y a sept ans, pour lequel j'ai sué sang et eau. Oui, je l'aimais, parce qu'il me comblait, me faisait avancer, progresser, j'apprenais chaque jour, tant d'un point de vue technique qu'humainement parlant. Mais je le détestais parfois, quand je sentais les palpitations envahir mon corps fatigué, la douleur de mes bras en carton, ma tête enserrée comme dans un étau. Oui, quand je rognais toujours plus sur le sommeil, ou que je prenais le temps de me regarder dans un miroir, frappée par les traits tirés de mon visage.

Lorsque le pronostic est tombé, il était hors de question de subir la double peine que la maladie impose souvent: mise hors-jeu du système social et professionnel ET fin de ma société. De guerre lasse, j'avais fini par choisir de la mettre en sommeil. J'avais en tête de reprendre, une fois la convalescence achevée, en ne gardant que le meilleur, à mes yeux. Terminé, le labeur sans fin, bonjour l'activité plaisir, avec beaucoup de pâtisserie dedans et le sourire retrouvé.

...

Il est minuit passé, il fait bon et je contemple le spectacle sous mes yeux. Cette quiétude m'apaise. Ce silence, que j'ai longtemps fui, me convient et le rythme lent me séduit.

Je ne reprendrai pas.

Mon labo et mon matériel, si durement acquis, mes clients, mon camion, ce statut de chef d'entreprise dont j'étais si fière, je laisse tout.

Plus jamais je n'écrirai que l'un de mes atouts majeurs est la "Résistance au stress". Ce n'est plus vrai. Je ne me sens plus à même de laisser les autres diriger ma vie, empiéter sur ma santé, m'empêcher de regarder le bleu du ciel.

Je ne veux plus faire. Je veux être.

La première fois que j'ai songé à pareille idée, en pleine convalescence, je me suis donné deux claques. "Allez, allez, c'est un caprice. Tu ne peux pas abandonner. pas après tant d'efforts. pas alors que l'entreprise est saine, bénéficiaire et en développement important l'année passée."

Comment allais-je pouvoir lâcher ainsi une entreprise qui a fait ma vie sept ans durant? Ce n'était pas sérieux.

Quelques mois, une hospitalisation traumatisante et deux cancers plus tard, j'en suis pourtant intimement convaincue: Ce n'est pas un caprice. 

J'ai conscience que des compromis surviendront forcément, que l'idéal "Etre" devra parfois céder sa place au "Faire", parce que je ne suis pas rentière, qu'il faudra bien travailler et parfois accepter la fatigue. Mais je ne veux plus replonger.

Je ne suis plus la femme de la situation.

Je suis cette femme, émerveillée devant le spectacle de la Lune illuminant l'Océan, respirant à plein nez des odeurs de pin entêtantes. Je suis cette femme qui va retrouver de l'énergie, mais pas toute son énergie. Ce sera autrement, voilà tout, et ce n'est pas grave. Je suis cette femme devenue trop réceptive au stress, qui se tétanise à chaque micro-événement, et qui n'a aucune envie de favoriser une repousse d'Abricotine. J'ai accepté qu'elle m'accompagne, quelle que soit sa forme, et je tourne la page pour vivre désormais un nouveau chapitre, que j'ouvre avec un rien d'appréhension, évidemment, de l'excitation, mais pas de tristesse.

Ainsi va la vie.

2 commentaires:

  1. Être ou ne pas être, telle est la question disait

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  2. shakespeare...aujourd'hui c'est toi qui répond à la question. Merci pour ce partage...la vie est un éternel mouvement et tu sais que lorsque l'on ferme une porte, une autre peut alors s'ouvrir...tout est juste, paraît-il...prends soi. De toi et continue d'écrire, si c'est bon pour toi... sache que c'est bon de te lire. Bises Céline BIZEUL

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