mercredi 29 mars 2023

Dubreuilh, Gilbert et Gilles (une Tamalou story)

En février, lorsque ma mère a appris la nouvelle, mon père, une fois passé le choc, a osé l'avouer: il était un peu jaloux de nous. Pensez donc, sa fille cadette décroche la tumeur cérébrale, son épouse un mélanome de Dubreuilh (aka, c'est cancéreux, donc plus de points sur l'échelle du Tamalou); sa fille aînée n'était pas tout à fait en reste, sortant d'une opération quoique bénigne, mais tout de même douloureuse.

Et lui, le roi des diagnostics médicaux sur Internet, il n'aurait pas un petit truc à déclarer? "C'est mon tour", maintenant, a-t-il proclamé, de façon à la fois péremptoire et puérile. Et quand je lui ai répondu qu'il n'était obligé à rien, et surtout pas à passer par la case "hôpital", il a osé un incroyable: "mais je suis jaloux, moi!"

Ce soir, quand j'y repense, ça me donne à la fois envie de rire et de pleurer.

Ce soir, mon père, ce tamalou, est enfermé dans son cerveau, dans son monde, dans cet entre-deux inaccessible.

Sans cesser de s'inquiéter pour les maux de sa famille, il a pu connaître à son tour quelques réjouissances en apprenant, quelques jours après l'annonce du mélanome de ma mère, qu'il était atteint d'une maladie génétique, le syndrome de Gilbert. Cela aurait dû lui suffire et je l'ai senti rassuré de l'avoir, sa petite saleté, laquelle, heureusement, restait bénigne. Mais mon père est parfois gourmand.

Ou peut-être le sort a-t-il testé son ironie.

Depuis ce lundi soir, mon père est dans ce lit d'hôpital. Malaise, AVC probable. Saura-t-il nous reconnaître? Pourrons-nous lui parler, l'entendre?

L'angoisse, cette furie qui déboule sans délicatesse et s'infiltre dans tous les pores de votre peau, ne m'a plus quittée depuis ce coup de fil de lundi soir. N'a plus quitté les autres femmes de sa vie, ma mère et ma sœur - ma nièce ayant été épargnée une nuit durant, à l'instar de mon fils.

C'est évidemment dans un état de fébrilité non masquée que je suis rentrée dans la chambre, en soins intensifs, aujourd'hui.

Mon père, ce héros, ce papa poule si fort, qui savait nous faire tourner la tête et nous faire rire aux éclats, est là, allongé, agité. Il nous fixe de ce regard bleu-vert perçant. Il ne nous reconnaît pas, je le crois et le crains bien. Il regarde ma mère, commence à lui parler dans un mélange de râles et de bouillie. C'est insupportable.

Mon père ce héros, devenu ce monsieur désorienté qui parle et parle encore, mais ne sort que des sons incompréhensibles, un coup en levant les yeux au ciel, un coup en les écarquillant. Est-ce qu'il voit mes pleurs? Même pas sûre. Sent-il notre émotion si palpable? Il semble si loin et parle en continu dans un charabia inimaginable.

Cette logorrhée stérile se trouve soudainement ponctuée de noms d'oiseaux...

Oui, mon père ce héros est en train d'insulter la terre entière, visiblement. Je vous épargne les quolibets mais ça sort de toutes parts et pour le coup, c'est parfaitement compréhensible.

Mon père ce héros s'est transformé en illustration de Gilles de la Tourette sous nos yeux sidérés.

Il ne peut dire des choses simples, répondre s'il a mal quelque part, mais jurer ou lâcher un "Connard!", ça, c'est bon, ça passe. Complètement surréaliste. Il se met à pleurer quand il réalise qu'il ne peut pas se lever, puis à rire, parce qu'il a visiblement adoré la scène imaginaire qui se joue sous ses yeux.

Risible et pathétique à la fois. Si troublant. Si horrible et si touchant.

 Il dit que c'est "n'importe quoi",  et que "ca sert à rien", répète "allez hop, on y va". Il veut absolument quitter son lit et multiplie les essais, toujours infructueux, pour s'évader de cette drôle de cage.

Sans comprendre que cette drôle de cage n'est pas cette chambre d'hôpital... mais son cerveau attaqué par ce sombre accident.

1 commentaire:

  1. Stéphanie je suis de tout cœur avec vous. Gros bisous
    Christian Petit

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