dimanche 24 septembre 2023

La condition humaine (découvrir le dénivelé négatif)

 


Je croyais avoir touché le fond, en termes de dignité. Pourtant, en la matière, c'est comme sur les chemins de Compostelle, il y a du dénivelé négatif. Et la descente peut s'avérer rude ! J'en ai fait la cruelle expérience dans la nuit et c'est donc dans un état pitoyable, en tenue de sport et chaussée d'un improbable combo tongs/chaussettes de rando que j'ai renoncé à l'étape du jour, alors même que je posais un pied à terre.

Ou plutôt que je tentais. Tenaillee par la douleur, au pied, au tibia, je chassais maintenant celle qui enserrait mon ventre et les nausées qui allaient avec. Intolérance aux anti inflammatoires. Parfait.

J'ai tenté la politique de l'autruche. J'ai pas mal, j'ai pas mal, c'est dans la tête.

Ca marche pas.

J'ai senti les larmes monter. La frustration, plus que la douleur, me renvoyait vers une tristesse disproportionnée.

Il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Je ne marcherai pas aujourd'hui.

Congelée sur le bord de route, en attendant une navette qui n'est jamais venue, j'ai encore dégringolé en termes de dignité. J'ai ainsi recouvert mon crâne glacé avec ma capuche de sweat, me transformant illico en teletubbies, sous le regard hilare de ma comparse Flo, fidèle et précieuse compagne de route.

C'est simple, face à mes pleurs de résignation et de frustration - oui, face à la drama queen qui avait pris possession de mon corps meurtri - elle a gardé le cap et géré.

Si vous cherchez un couteau suisse pour voyager, appelez-la. Et si vous voulez vous amuser avec une randonneuse en carton, surtout, n'hésitez plus, sifflez-moi.

Le taxi étant réservé pour rejoindre le prochain gîte, mon amie Flo a pu reprendre la route, seule, tandis que j'allais m'affaler sur le canapé de l'hôtel où nous avions pris nos quartiers la veille. Quitte à battre des records en termes de dignité négative, autant y aller franco, non?

Toujours nauséeuse, j'ai comaté en attendant mon sauveur - qui s'appelle également Flo - essayant de chasser les idées noires de mon esprit embrumé. Serais-je donc une looseuse? Moi qui voulais en baver un peu, n'ai-je pas été présomptueuse en imaginant que j'allais passer fingers in the noise le chemin de Compostelle, ce tremplin vers la vie d'après ?

Le taxi est arrivé, Flo est resté très pro, ne pouffant pas à la vue de ce zombie en tongs/chaussettes. Il l'aurait fait que je n'aurais pas pu lui en vouloir. On a traversé des routes magnifiques de cette Lozère sauvage et verdoyante. La voiture glissait littéralement sur l'asphalte, sous le soleil et un ciel bleu immaculé. Une vraie pub pour s'installer dans cette campagne profonde, tandis que Flo, le chauffeur, me racontait les joies simples et authentiques de cette vie qui est la sienne.

Pas dupe, il connaît l'autre monde, celui de la France urbaine, de la consommation, de l'inflation et de l'insécurité. Il sait combien son choix de vivre ici, dans ce coin qui l'a vu naître, le préserve d'un stress qu'il observe chez les citadins. Et ce d'autant plus qu'il fait de nombreux aller-retours dans tous les coins de France et même d'Europe, à l'occasion de missions de rapatriement.

Avec à chaque fois le même sentiment, celui d'être bien mieux ici, en Lozère, dans cette France profonde et discrète, qu'à courir comme on le fait dans des villes, même modestes. "La France est devenue une poubelle", tranche-t-il, sans pour autant se départir de son sourire et de sa sympathie.

Lui, il aime son métier, bien manger, voir des potes, les rapports vrais et aller aux champignons après son boulot.

Il le dit sans ambages. Les citadins qui débarquent ici "avec leurs dollars, comme on dit, ce sont des cons, à croire que tout leur est dû. Quand je vois ces Parisiennes qui disent vouloir faire le chemin, qui postent sur Instagram des clichés mais qui le font en fait en taxi, pfff... Remarquez", ajoute-t-il avec malice, "ça fait aussi du business pour moi!"

Lovée au fond du siège en cuir, je sens un violent sentiment d'imposture. Moi qui fanfaronne avec mon Chemin, je suis bien dans un taxi pour rejoindre Aumont-Aubrac, au lieu de crapahuter sur les roches ou à travers bois. Ne serais-je pas aussi superficielle que ces bobos dont Flo parle avec dédain ?

Je fais taire mon ego, blessé. J'accorde à mon corps le repos qu'il semble réclamer, et tant pis pour mon orgueil. L'humilité est le maître mot du chemin de Compostelle. Et, qui sait, une fois retapée, peut-être vais-je de nouveau passer en dénivelé positif en termes de dignité, après une sacrée descente?

J'écris ces lignes dans un café où j'ai trouvé refuge, en attendant l'ouverture du gîte. Et je songe que sans cet accident de parcours, je n'aurai pas entendu le témoignage de ce Flo qui défend la ruralité et ses vertus, véritable hymne à l'authenticité. Je ne serais pas là à entendre la gouaille de ces piliers de bar à l'accent chantant. Je n'aurais peut-être pas prêté attention à ces toits en lauze et à ces demeures aux volets colorés, dans ce village perdu au fin fond de la France.

Je n'aurais pas laissé de répit à mon corps qui en réclamait, car je suis juste humaine. C'est aussi ça, le chemin de Compostelle. Accepter sa condition.

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