samedi 23 septembre 2023

Les Jacquets et mes tongs

 


18h. Il reste 1 km à parcourir sur les 28 de la journée.

Ressenti 15 km.

Je traîne mes bâtons de marche. Je n'ai même plus la force de les soulever. J'ai mal au tibia, une douleur intense qui me cloue sur place. Hier soir, j'ai fini le dernier kilomètre en... tongs, ne supportant plus mes chaussures. Merci l'ampoule de compet.

Vous m'auriez vu, on aurait dit une figurante de Walking Dead. J'aurais juste pas eu la force de bouffer qui que ce soit, trop fatiguée.

Deux jours plus tôt, après notre première étape, je faisais la fierote. Tout le monde semblait épuisé et moi, je pétais le feu. Zéro douleur, zéro envie de dormir, trop heureuse d'y être, enfin. Et puis voilà, le corps te teste un peu et t'assaille de quelques coups de poignard bien sentis, histoire de retrouver un peu d'humilité.

Il va falloir serrer les dents. Et continuer de prendre les pas les uns après les autres pour atteindre l'objectif. A chaque fois que je suis tentée de fixer le haut de la côte, je me ravise et baisse la tête. Inutile de se faire peur, il faut prendre le chemin comme il vient, ne pas chercher à trop se projeter, pour rester zen, tout en gardant en tête l'objectif final. Belle métaphore de la vraie vie.

Le chemin de Compostelle s'apparente à une sorte d'idéal, me semble-t-il. Si seulement les relations sociales, dans la vie de tous les jours, pouvaient être aussi simples et fluides que sur le pèlerinage ! Ici, on parle naturellement de l'être plus que du faire. On marche et on se sent spontanément attiré par une personne ou un groupe. On entame la conversation, qui peut prendre un tour léger ou profond en quelques minutes. On va faire un bout de chemin ensemble, pour dix minutes ou dix heures, peu importe. C'est éphémère et ca transpire pourtant l'authenticité.

Il y a Isabelle, revenue d'un cancer et d'un burn out; Charlotte, jeune interne en medecine qui souhaite "devenir un bon médecin pour ses patients". Il y a Katia, kinésithérapeute divorcée en quête de réponses sur son fonctionnement. Alain, qui prend le chemin par tous les bouts et qui ne recule pas devant les longues distances. Ces trois amies de soixante ans qui ont choisi ce pèlerinage comme pour sceller à jamais leur amitié. Il y a ce jeune homme solaire, parti jusqu'à Santiago, sans le sou mais avec un coeur énorme.

Et tous ces Jacquets, jeunes ou vieux, seuls ou en couple, entre amis, tous ces duos de copines, aussi, que l'on retrouve gîte après gîte. Des êtres taiseux ou pas, timides ou non, avec qui on partage la soupe du soir et des impressions diffuses sur le chemin ou sur la vie.

Tous sont venus peu ou prou pour discerner, réfléchir, poser l'essentiel: qui sont-ils, où vont-ils, quel sens leur vie prend-elle. On n'est pas forcément sur des profils de moines bouddhistes. Non, il y a autant de profils variés que de façons d'envisager le chemin.

J'imagine que cette face intime, qui ne l'est plus en quelques minutes, reste parfois pourtant secrète pour l'entourage de ces personnes. Mais ici, on lève le voile plus vite qu'une ampoule sur le pied d'un pelerin et on ne s'embarrasse pas de faux semblant.

Le chemin constitue le terreau idéal pour définir la ligne de vie qui nous correspond, à nous et pas forcément aux autres. C'est comme ca que l'on gagne chaque jour en sérénité.

Et tant pis pour ma dignité, perdue au moment précis où j'ai fini le chemin en tongs.

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