jeudi 6 avril 2023

Papa clown

 Il arpente lentement le long couloir du service, au milieu des consoles médicales et des chariots remplis de protections XXL et de serviettes de toilettes usées par les lavages quotidiens. Il parle posément, en lançant de longues phrases qui pourraient avoir un sens dans un autre contexte, et avec un interlocuteur en face de lui. Il rentre dans la salle de soins, aucune infirmière ne semble plus s'émouvoir de sa présence parmi elles. Il sort, s'empare en douce d'une seringue, se fait choper par la blouse verte qui n'était pas dupe, repose... et reprend son butin dès qu'elle a le dos tourné.

Oui, il marche sobrement, de sa silhouette longiligne appuyée par ce pyjama informe de l'hôpital, bleu ciel et si insipide. Il s'arrête devant une porte, réfléchit quelques instants et puis saisit la poignée pour rentrer dans la chambre d'un patient. Parfois, il passe devant la sienne. C'est facile de la repérer: il y a des dessins d'enfants affichés dessus, avec son prénom: Pierre.

"Oh la vache, s'écrie mon père en le croisant, si je deviens comme ça, tu me fous par la fenêtre! Complètement zinzin, çui-là", poursuit-il en mimant cette folie avec sa main, façon visseur d'ampoule contre la tête.

C'est bon, on a retrouvé mon père, avec cette finesse caractéristique qu'on lui a toujours connue. Papa l'étranger, qui arrachait les perfusions et qui nécessitait du renfort de personnel, est maintenant papa clown à plein temps.

Et pour l'avoir vu en état quasi-végétatif, je l'affirme sans exagération: on n'est pas loin du miracle.

Alors certes, il a vu une femme en noir, visiblement agressive, rester dans sa chambre ; certes, il a encore parfois 55 ans et confond mon ex avec mon... père (c'est un peu troublant, je dois en convenir et prie alors pour qu'il me refasse la scène, façon Dark Vador) ou sa cousine avec la copine de mon fils ; certes, il se croit encore parfois au Mans - où j'ai habité 17 ans - et trouve que ça fait quand même drôlement loin, pour aller le voir chaque jour à l'hôpital à Nantes; certes, il balance des contredanses et fait des bras d'honneur; certes, il m'affirme en douce que ma mère est sortie avec 20 mecs de son boulot ("mais, chut, me souffle-t-il en mettant son doigt devant la bouche, ne dis rien").

Mais à part ça, le progrès est inimaginable. Exit l'AVC, exit la méningite, il est atteint d'une encéphalite, soit une inflammation au cerveau due à une vilaine bactérie, dont il va pouvoir guérir, sans lésions cérébrales ! Chaque jour, il retrouve plus d'autonomie et la parole redevient plus cohérente, avec cette curieuse impression de retrouver notre papa, il y a 20 ans - âge où il semble d'ailleurs un peu bloqué - tendre, gentil et aimant, sans tout ce stress qui s'était abattu sur lui depuis.

Débarrassé de cette aigreur qu'il pouvait parfois montrer, il est le papa-poule de notre enfance, doublé de cette nouvelle personnalité candide qui s'étonne de tout, ce qui le rend si attendrissant. Il n'a plus de filtre, ce qui peut être à double tranchant. Au moins, on est sûr qu'il ne ment pas sur ses sentiments. Mais sa désinhibition reste quelque peu troublante, et son appétence pour les affaires sexuelles un poil dérangeante...

Pourtant, comme il a visiblement troqué les lunettes grises contre les roses, tout est assez drôle, étonnant... et vivant, tout simplement. Joyeux et généreux, il propose d'offrir "100 balles et un bouquet de fleurs" à toutes les infirmières - sauf une, qu'il a clairement dans le pif et qu'il insulte à tour de bras. Un nouveau plan Ségur à lui tout seul.

Forcément, c'est parfois cocasse, comme lorsqu'il assure à ma mère, au moment où elle l'embrasse pour lui dire "au revoir": "Tu peux mettre la langue, hein! Là, ça fait bisou d'Américain", justifie-t-il naïvement.

Au milieu du fou-rire collectif dans cette chambre pourtant si terne, nos regards se croisent, avec ma mère et ma soeur. Sans nous le dire, nous sommes saisies par cette façon inédite qu'il a d'exprimer son amour, expurgée de cette pudeur familiale qui nous a parfois tellement privés d'émotions authentiques.

1 commentaire:

  1. Je suis heureuse pour voust ous, ravie que sa santé s'améliore et Stéphanie, comme tu écris bien ! un régal

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