A l'heure de ces lignes, soyons honnête, je n'ai regagné aucun point de crédibilité. Pour soigner mon tibia, j'ai appliqué ce soir un cataplasme d'argile verte, que j'ai recouvert, pour protéger les draps... d'un sac à dejection canine. Oui, je dors avec un sac à caca sur le mollet et j'assume. C'est pour la bonne cause.
Que voulez-vous, tous les moyens sont bons pour poursuivre le chemin.
D'ailleurs, j'ai survécu. Au pilier de comptoir qui m'annonçait morte. A l'aligot bien copieux. A la chambre au papier peint des années 50 et ses fleurs marronnasses. J'ai quitté Aumont-Aubrac pour rejoindre Nasbinals en navette, me résignant à une deuxième journée de repos. Et après ce temps vécu de façon ambivalente (je rate la traversée des plateaux de l'Aubrac / on n'est pas mal dans le grand jardin à se la couler douce sur un transat), j'ai décidé de reprendre la route.
Je l'ai fait posément : j'ai vu un médecin. Une sexagénaire maquillée comme un camion volé, les ongles peinturlurés en vert, qui m'a raconté son cancer du sein mais n'a pas daigné m'ausculter. Je suis ressortie du cabinet avec le feu vert (décidément) pour marcher: au doigt mouillé, sans jeter un oeil sur mon pied et mon tibia endoloris, elle a estimé que ça passerait.
Bien.
Mon enclume et moi, on est donc reparti sur le chemin, ce qui me vaut depuis trois jours de monter tout escalier à quatre pattes.
Grosse classe.
Toute la journée, je marche une vingtaine de kilomètres sur des terres caillouteuses, poussiéreuses, mousseuses ou goudronnées en gardant (à peu près) la tête droite (merci les bâtons de marche) mais le soir venu, je ressemble à cette drôle de chose boiteuse que je croise non sans effroi dans le miroir. Et d'autant plus depuis l'ajout du sac à caca. Hum.
J'avoue, je trouve ca assez drôle. Quoique douloureux.
Chaque nuit, réveillée par la douleur, je songe que je ne repartirai pas le matin venu. Et puis, chaque matin, je me souviens que mon compte en banque est proche de mon niveau de dignité (entre le négatif et zero) et que je ne pourrai pas m'offrir le taxi pour rejoindre l'étape suivante.
Surtout, si je veux être un peu plus sérieuse, je n'ai aucune envie de lâcher le chemin comme ça, dusse-je me transformer en Toutankhamon. C'est donc parée de bande elasto sur les pieds que je demarre chaque journée. C'est la seule certitude.
Ensuite, tout s'enchaîne de façon parfois lunaire, entre rencontres du 3e type avec un Provençal à la gouaille exceptionnelle, ou ce Portuguais qui raconte pourquoi il veut mourir aux Açores. Il y a aussi Maria, femme de 82 ans qui traîne son chariot de gâteaux pour arrondir ses fins de mois ou Justine, jeune femme écorchée vive qui a tout plaqué, boulot et appartement, et qui veut aller jusqu'à St Jacques.
Entre vallées verdoyantes et paysages proches des steppes de Mongolie, j'avance à mon rythme, et tant pis si j'ai l'impression d'avoir un bout de bois en lieu et place de la jambe. Tous les sens sont éveillés, la moindre bouchée, un bout de pomme ou de banane, revêt une saveur incroyable.
A échanger avec les autres pèlerins, on realise l'aspect fantasmagorique des chemins de Compostelle. Tout devient un peu magique. On a les yeux grand ouverts sur les beautés du pays et on s'emerveille aussitôt. Alors, quand on entend un drôle de son, mélange de râle de papi Michel et de cri plaintif, on imagine aussitôt qu'il s'agit du fameux brame du cerf.
Avant de réaliser que le cerf... est une poule.
...
La limite de l'imagination, sur un chemin où, pourtant, tout est possible.
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