mardi 2 mai 2023

La descente

Voir le beau partout,
envers et contre tout

Une chiffe molle. Si je réfléchis deux secondes, je me fais l'effet d'une chiffe molle. J'ai l'impression de vivre la descente, après un trip particulièrement fort. Après l'euphorie, la désillusion et la cruelle réalité : il faut vivre, supporter les émotions que l'on avait chassées et, plus ambitieux encore, les surmonter.

Il y a six mois, on m’annonçait une tumeur au cerveau que j’assimilais rapidement, aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, à un cadeau du ciel. Passé le choc, cette agrégation de cellules dans ma caboche me libérait de mes contraintes, m’obligeait à repenser ma perspective, le monde, mon rythme. Un véritable reset salvateur avant de griller définitivement mon corps, fourbu par les efforts répétés et cet acharnement que je déployais à l'ignorer.

Mon cerveau passait sous les rayons et mon esprit avec, m’offrant une réalité nouvelle, une vie plus posée, différente… ennuyeuse, aurait pensé mon ancien moi, mais pourtant si riche. Tout devenait plus beau, plus intense, plus serein.

J’avais mis au placard mes certitudes sur cette notion absolue de faire, nuancé mes envies et décidé de placer, enfin, mon vrai désir : celui d’être. Au delà de l’apaisement initial, je crois que cela m’apportait une nouvelle aisance, cette sensation incroyable d’être dans le vrai. J'en retirais aussi une sensation plus désagréable, ce rien de prétention, je le concède, en observant toutes ces personnes courant après on ne sait quoi sans pouvoir approfondir quoi que ce soit, faute de temps, d’énergie et d’envie.

Du haut de ma bulle, bien emmitouflée dans ce confort nouveau – paix et solitude voulue – j’ai négligé un fait inéluctable : la vie n’est qu’impermanence et il faut s’appuyer sur des repères bien ancrés pour résister aux tempêtes.

Un soir de mars, mon père est parti en vrille et c'est toutes nos vies qui s'en sont trouvées bousculées. Le temps s’est un peu arrêté, tous inquiets que nous étions autour de ce corps vivant, certes, mais transformé. Mon quotidien, si calme et confortable, est devenu subitement complexe et agité ce lundi soir, quand ma mère m’a appelée. Il était 21h30.

« - Ton père a été hospitalisé.
- Hein ? Où ? Pourquoi ?
- Il est en réanimation, les médecins pensent qu’il a fait un AVC. J’arrive de l’hôpital, je n’ai pas pu lui parler, il dormait, très agité, il avait enlevé le masque à oxygène à force de bouger. »

Le lendemain, il y a eu la sidération face à ce corps en état végétatif. Puis cet amusement incongru face aux inepties, ces rillettes dans le ciel que je vous ai déjà racontées. Il y a eu les visites quotidiennes, l’opération de ma mère pour retirer un mélanome, l’oubli de soi malgré les vertiges et la fatigue persistants, la sensation de glisser lentement dans un gouffre sans fond…

Et la belle énergie positive s’est trouvée réduite en cendres en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Je me suis auto-encouragée, me suis répété qu’il ferait jour demain, que la médecine sauverait mon père, ma mère. Mais il a bien fallu me rendre à l’évidence, une fois que mon père a pu sortir de l’hôpital et que l’on a chacun retrouvé notre quotidien : le mien s’était affadi. Le temps de suspension que je vivais s’est trouvé dénué du plaisir que je ressentais avant. Tout est devenu flou, avec en outre cette tristesse qui s’est emparée de moi, puis l’angoisse du lendemain. Qu’allais-je faire ? Pourquoi tout revenait comme un boomerang?

C’est simple, j’ai eu l’impression que tout mon système de pensée volait en éclats. Et les réflexions d’Emmanuel Carrère, dans son livre « Yoga » (paru chez P.O.L en 2020) résonnent si fort en moi : « C’est tout le chagrin du monde qui me tombe dessus. Je ne suis plus au bord de pleurer, à présent : je pleure. Des larmes me coulent sur les joues, qui ne cesseront jamais, qui couleront aussi longtemps que la misère humaine. Misère des victimes, misère des humiliés, misère des naufragés, misère des crétins (…) qui sont les 99 % de l’humanité, mais aussi misère des orgueilleux comme moi qui se croient les 1 % restants, les 1 % qui montent et que leurs épreuves grandissent, les 1 % qui se croient partis pour l’état de quiétude et d’émerveillement et qui finissent généralement par se prendre dans la gueule, quand ils s’y attendent le moins, une mortelle désillusion. »

Je suis ce 1 %. Je le dis sans présomption, j'ai eu l'orgueil de croire que je ne faisais pas partie des crétins. Quand je lisais cette pitié dans le regard de ceux qui apprenaient ma tumeur, j’avais juste envie de les réconforter, de leur dire combien ma vie avait enfin un sens. J’étais à la limite de leur souhaiter, non pas la même chose – ce n’est pas absolument indispensable, en soi, de se balader avec une tumeur là haut – mais au moins une lucidité nouvelle via l’expérience que j’avais éprouvée.

Aujourd'hui, sans vouloir m'apitoyer, je vis, comme beaucoup de personnes touchées par la maladie, cet Avant/après. Je réalise que je garderai toute ma vie cette saleté d'Abricotine dans ma tête, qu'elle continuera de jouer son rôle d'Epée de Damoclès, de me titiller en se rappelant régulièrement à mon souvenir. J'ai voulu croire qu'elle ne serait qu'un souvenir, mais elle restera pourtant toujours sur mes méninges. Inopérable. Nécrosée, je l'espère, mais pourquoi s'amuse-t-elle à me procurer ce sentiment d'ébriété qui ne me quitte plus?

Je ne veux pas que l'on me traite comme une malade. Je sais l'importance de relativiser. Je suis en vie, et tant pis si mon corps n'est pas à 100% de ses capacités, la vieillesse m'aurait rattrapée à un moment ou à un autre, de toute façon.

Parfois, simplement, je suis fatiguée de sourire, de rassurer, de minimiser. Oui, ce truc m'a diminuée physiquement et ma vie ne sera plus jamais tout à fait la même.

Mais la vie n'est de toute façon jamais la même. Alors, le sourire revient à la pensée de cette impermanence, si propice à l'instabilité, certes, mais aussi aux surprises que la vie nous réserve jusqu'au bout.

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