J'ai pas le temps, dit la dame en souriant.
J'ai pas le temps, dit le monsieur en me narguant.
J'ai pas le temps, dit la vieille en ricanant.
J'ai pas le temps, j'ai pas le temps, j'ai pas le temps...
Au secours, j'ai des envies de meurtre!
Allez, je vous raconte. Imaginez une rue piétonne, un vendredi après-midi, dans une cité rendue d'autant plus grisâtre que les nuages menacent au loin. Des gens, de tout, des vieux, des jeunes, des snobs, des pas finis, des ados avec la mèche-les Converse-et-le-trench-qui-va-bien, des beaux, des moches. Et au milieu, une âme esseulée, chemise et stylo dans la main. Il me faut racoler. Oui, racoler. Leur demander, à ces gens-là, ce qui leur plairait (ou pas). Stopper leur élan, les interrompre, envisager qu'ils daignent montrer un peu d'intérêt pour autre chose qu'eux-mêmes.
OK, alors là, c'est ma part non commerçante qui parle, vous l'aurez compris. Un rien cynique, du genre "d't façon, tous des cons sauf moi." Là, j'envisage un retour express en arrière en allant postuler direct au canard local.
Mais j'ai de la chance, une adorable maman vient démentir ces pensées mauvaises. Elle m'accorde quelques minutes, ma part commerçante vient de regagner dix points. Je renonce à toute velléité journalistique et déchire virtuellement la lettre - toute aussi virtuelle - de motivation.
Et là, comment dire ? Vous voyez la rue ? Elle devient grise, toute grise. C'est là que les premières envies de meurtre naissent. C'est un abominable homme qui ne me laisse pas en placer une. NON. Une folle tentant de m'esquiver et qui, prise en flagrant délit de sournoiserie, me toise et s'emballe. NON, NON et NON. Une jeune femme visiblement au bord du suicide, qui me dit oui, puis non, qui s'excuse, elle va pas bien aujourd'hui. Des femmes qui accélèrent le mouvement, au péril de leurs bras, parce que la poussette, c'est lourd, mine de rien. Et ce refrain, "J'ai pas le temps", sorte de leitmotiv assez décourageant, je le concède. Surtout quand la femme pressée ralentit le pas, dix mètres plus loin, pour aller disséquer les vitrines, la bave aux lèvres et la carte bleue déjà frémissante. C'est de bonne guerre.
Je la joue stratégique, je file dans la galerie commerciale avoisinante. Tiens, je vais passer à la FNAC, ça me détendra. Ah oui, c'est vrai, je suis pas là pour ça, mais pour sonder les gens. Ces fourbes qui évitent le contact. J'envisage de recoller ma lettre virtuelle. Au moins, ça les intéressait de causer, les interlocuteurs que j'avais la chance de rencontrer, dans mon travail d'avant.
Bon, la galerie est un bide absolu. On parle de la crise, mais ce n'est pas un mythe: pas un chat dans les boutiques, les vendeuses se tournent les pouces, l'air un rien las, limite à sortir le tapis rouge pour la première cliente à passer le cap des 10 euros.
Je sors. Retourne à l'endroit initial. Mes copines du Comptoir des Cotonniers (à force d'y traîner, j'ai fini par sympathiser avec elles. Je sais, c'est mal. Pas de sympathiser, d'aller au Comptoir, l'endroit de perdition par excellence, pour moi), mes copines, donc, sont géniales. Elles me remontent le moral. L'une d'entre elles, Béatrice, accepte même de se prêter au jeu. Seule condition: ne pas rentrer dans la boutique car chaque passage à l'entrée est comptabilisé et quand il n'est pas concrétisé par un achat, les responsables du Comptoir sortent le fusil à pompe et collent la pression aux vendeuses de la boutique. Bonne ambiance... Bref, je commence. Nous sommes interrompues par l'une des deux clientes qui vont acheter dans la journée.
J'investis de nouveau mon champ de bataille mais je change de tactique. Je ne dis plus "Bonjour madame, pourriez-vous m'accorder deux minutes, svp", mais "Je-souhaite-ouvrir-un-restaurant, j'aimerais-connaître-votre-avis, promis-je-n'ai-rien-à-vous-vendre", débité en trois secondes six centièmes et, ô miracle, ça marche. "Depuis le début de l'après-midi, cela fait quatre fois que je suis sollicitée, vous êtes la seule à qui je réponds, parce que j'ai entendu restaurant" me raconte l'une de mes (charmantes) sondées. Ah bah voilà. Je chiffonne ma lettre virtuelle. Je veux être commerçante.
Un truc de malade se produit alors: trois personnes de suite, sans essuyer le moindre refus. Avec, à chaque fois, deux minutes qui se transforment en bon quart d'heure, le temps de prendre la température et de converser. J'écoute et j'adore ça. Elles me racontent leurs envies et de là naissent des bribes de leur vie. C'est passionnant. Elles veulent un endroit comme je l'imagine, cosy, convivial, humain, loin des salons de thé guindés existant. L'une d'elle, fort pertinente, demeure sceptique quant au potentiel réel d'un tel lieu au Mans. Mais s'enthousiasme dans le même temps pour toutes les idées. C'est génial, le commerce.
Je cherche alors une p'tite famille, parce que je n'ai visé qu'un public féminin pour l'instant. Hop hop hop, je l'ai: le papa, la maman et les trois enfants, en bas âge, tous en cirés. Je m'approche. Le papa accepte de répondre, pendant que la maman est rentrée dans une boutique. Elle ressort et j'aperçois le sac Cyrillus. Je pense qu'il ne faut jamais cataloguer, que ça m'est même arrivé de rentrer dans un tel magasin. Ce n'est pas parce qu'ils sont tous habillés pareil, qu'elle a un serre-tête, la jupe au genou et le carré strict, ni parce que ses enfants semblent sortis de Madame Figaro et de sa BD "Les Triplés" que je peux les caser. Au moment où elle vouvoie Henri-Charles qui sautille partout, j'ai comme un doute et je me dis que j'ai mal entendu. Une fessée à l'autre bambin, suivi d'un "vous cessez, maintenant" et là, ouh, je réalise que les apparences ne sont pas toujours trompeuses. "Nous ne faisons pas partie de votre cible, nous privilégions davantage les longs repas de famille", me dit le papa. Bien.
Je retourne à Béatrice, qui me raconte sa vie d'avant, à New York. Je suis transportée, d'un coup. Son mari est coiffeur en studio là-bas et elle devrait le rejoindre d'ici un an. Elle a des étoiles dans les yeux, à l'évocation de cette expérience qui l'attend. Elle assure que Big Apple n'est pas épargnée par la crise, loin de là, mais que cette énergie incroyable que l'on ressent à Manhattan est intacte.
Alors, c'est vrai, je n'ai récolté, au bout d'une demi-journée, que... sept questionnaires (on ne se moque pas) mais chacun aura été une mine d'informations et d'échanges. Un condensé de ce que j'aimais dans mon ancien métier et de ce que sera mon nouveau.
vendredi 15 mai 2009
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Il ne faut pas leur en vouloir, à tous ces gens, ces rues commerçantes sont le terrain de chasse de tant de vendeurs à la sauvette, de prospecteurs en tous genres voulant leur vendre qui ceci qui cela mais toujours de la m... sous prétexte de sondage. C'est devenu malheureusement une technique de vente qui fait du tort aux vrais sondeurs. Et si tu essayais par téléphone ?
RépondreSupprimerAllez, courage, ça va aller.
L'oiseau
Je sais, je sais, je suis moi-même une véritable sauvage lorsque l'on m'accoste dans la rue, en gros, c'est l'hôpital qui se moque de la charité, ce post!
RépondreSupprimerMais je n'ai aucunement envie de le faire par téléphone car je sais par expérience que les résultats ne sont pas les mêmes et rien ne vaut, malgré tout, le contact direct. Car j'ai adorés ceux que j'ai sondés!
Merci pour ton soutien, en tout cas, et pour ce compliment laissé hier, sur l'air du temps, c'est l'une des plus belles choses que l'on m'ait écrite...
Tu as eu raison de changer de méthode... Les gens avec leurs questionnaires, souvent, me font peur, ils veulent faire signer des pétitions et me piquer le fric que j'ai pas... Bof!
RépondreSupprimerSinon, je m'arrête souvent pour les sondeuses, je les suis même pour essayer leur produit, en échange, j'ai rien, la plupart du temps. Mais elles sont contentes, et ça fait pliaisir.
Pour Cyrillus, tu sais, j'achète aussi ces fringues à ma fille (en période de méga-soldes, si, ça arrive), et je suis loin de la vouvoyer (mon dieu, quelle horreur!!!)
Courage!!
Tu tiens le bon bout ;o)
Bises