jeudi 14 mai 2009

Violence

Hier matin, elle s'est levée, comme d'habitude, s'est préparée pour aller travailler et a ouvert la boutique. Peut-être n'avait-elle pas spécialement envie d'être là, un mercredi qui plus est, elle qui a eu un enfant il n'y a pas si longtemps. Je me souviens de son air contrit à son retour de congé mat', lorsqu'elle se demandait ce qu'elle faisait là, à sourire à ses clients, porter des cartons, monter sur les escabeaux branlants, la perceuse à la main, alors que son bébé n'attendait que ses bras.

Oui, mais c'est la vie. Donc, elle a ouvert les portes, l'ordi, ses mails et là: stupeur. La direction nationale lui annonce qu'elle doit solder tout le magasin. L'enseigne est en liquidation judiciaire. Vendredi, ses deux comparses et elle sauront si elles sont reprises ou si, comme elles le craignent, la franchise n'est pas rachetée. Dans ce cas, elles iront rejoindre le rang des chômeurs dès lundi.

Sous le choc, elle a réagi telle une petite abeille, s'agitant dans tous les sens pour assurer, seule, cette liquidation, véritable aubaine pour des clientes toujours avides de jolie déco et de prix au rabais. Aujourd'hui encore, malgré la nuit sans sommeil que seuls ses cernes trahissent, elle a continué, vaille que vaille, à encaisser, escalader, se faufiler entre les meubles. Sa collègue était là et elles ont vendu comme jamais. "Si seulement on avait eu autant de clientes ces derniers temps!" soupirait cette dernière. Car il y avait eu quelques signes, bien sûr. Du passage, oui, mais sans achat. Ou juste un cadre à 3,50 euros, un bibelot à trois francs six sous.

Le choc s'avère d'autant plus rude qu'elles ont voulu imaginer que ça passerait, qu'elles étaient intouchables, que le contexte actuel n'aurait pas de répercussion. Et là, de plein fouet, elles apprennent que l'on n'a plus besoin d'elles. C'est d'une violence inouïe.

Une violence inouïe, oui, qu'elle a tenté de contenir tout au long de la journée. Mais lorsqu'une vieille rombière a demandé un paquet-cadeau pour une babiole à 2 euros, là, les nerfs ont un peu lâché. Elle a expliqué:
- "Vous savez, on n'aura plus de travail la semaine prochaine, nous sommes en liquidation."
La cliente (un rien offusquée, on ne doit pas souvent la contester, visiblement):
- "Au moins, donnez-moi du papier. Pff, je le ferai moi-même."

Elle a baissé la tête, a ravalé un sanglot. S'est dit que tout ça était vraiment trop injuste. J'ai jeté un oeil sur la feuille qu'elle a scotchée sur le mur, désormais vide de tous ses cadres. L'écriture y était saccadée, presque enfantine, semblant révéler tout le désarroi de la situation :

"Nous recherchons donc toutes les trois un emploi. Merci."

C'est le "donc" qui m'a frappée. La conséquence d'une société désarmée, qui bout intérieurement mais qui n'a pas encore toutes les armes pour bouleverser l'ordre établi. Pour se rebeller.

Elle, elle n'est pas la première ni la dernière à perdre son emploi. Ce n'est pas une amie, pas même une copine. Juste une jeune femme désemparée, rentrée chez elle, impuissante, en colère, qui a pris son enfant dans ses bras. Mais, dans un tel monde, comment peut-elle espérer le rassurer?

3 commentaires:

  1. Aïe...
    C'est dur...
    Le contexte est tellement difficile, la crise tellement accablante.
    Tu racontes très bien en tout cas, j'en ai frissonné...
    Garde espoir et courage!!
    Bises

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  2. Pareil que LMO. Tout pareil. Non, décidément, c'est définitif: je suis fan!

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  3. C'est si bien décrit qu'on dirait que tu as trempé ta plume dans l'air du temps. C'est un talent rare et je suis fan aussi.

    Douce nuit.
    L'oiseau

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