jeudi 15 octobre 2009

Jusqu'au boutiste

Ses yeux clairs se sont légèrement embués. Un frisson, un silence et elle m'a raconté.

Une première vie, un mariage, trois enfants. Une cassure. Une deuxième vie, l'amour, un autre mariage, les balades romantiques à Montmartre et des messages tendres à n'en plus finir. Une lune de miel paradisiaque. Et puis, du jour au lendemain, le mari qui pète un plomb, qui dit ne plus pouvoir rentrer au domicile conjugal, qui coupe son portable et toute relation avec cette femme qu'il a adulée. Un homme perdu, qui disparaît comme il est venu.

Elle m'a montré son poignet. Cette cicatrice si fine, cette marque de rasoir, geste impulsif de désespoir. Mais ce n'est pas tout. Deux semaines plus tard, l'inimaginable se produisait : elle perdait l'un de ses fils.

"Tu vois, parfois, je me dis que tout ça est digne d'un mauvais roman". Elle a baissé les yeux, les a relevés et m'a fixée. " J'étais morte à l'intérieur." Elle s'isole, dans un lieu vierge de toute trace affective, laissant la maison familiale et ses souvenirs aux bons soins de son cadet. Elle ne peut plus rien. Même pas sortir dans le jardin.

Un jour, neuf mois après la terrible tragédie qu'elle a vécue, elle a décidé qu'il était temps pour elle de mettre le nez dehors. Elle est revenue dans sa maison. Elle est tombée sur la peluche qu'affectionnait son fils disparu, quand il n'était qu'un bout de chou. Son frère, éploré, dormait avec.

Aujourd'hui, elle sourit, timidement. Avec son cadet, elle évite soigneusement le sujet. L'un et l'autre ne se sentent pas capables d'aborder la terrible disparition. Elle ne masque ni ses émotions, ni ses failles. Paradoxalement, sa fragilité va de pair avec une incroyable force intérieure, comme si les événements n'avaient pas de prise sur elle. Elle ne s'embarrasse plus du superflu, de l'apparence. Elle est vraie.

Elle m'avait déjà fait cet effet voilà quelques mois, lorsque je l'avais rencontrée au fil de mes pérégrinations dans la création d'entreprise. Car aujourd'hui, elle veut aussi lancer sa propre activité, renaître.

J'avais la chair de poule, à l'écouter. Subitement, ses yeux se sont illuminés. "Quand tu as vécu le pire, tu n'as qu'une façon de t'en sortir, c'est de te projeter. " Je ne pouvais que l'approuver. "Va au bout", m'a-t-elle asséné. "Ça vaut le coup."

Nous sommes sorties. J'étais un peu sonnée. Là, j'aperçois une amie à l'entrée d'une boutique. Je rentre, nous discutons, mon amie nous présente, avant de s'éclipser. La gérante est elle aussi une autodidacte et s'avère passionnante. La conversation s'éternise, elle me raconte les affres des commerçants, me prévient sur les horaires impossibles, l'exigence permanente des clients, la difficulté de la restauration... (tiens, tiens, j'ai déjà entendu ça...)

Et pourtant, elle m'encourage, elle aussi, à aller au bout de mon idée. Je lui évoque les bâtons dans les roues que les supposés soutiens me mettent, elle a sa théorie sur la question : "personne ne veut prendre la responsabilité, si ça ne marche pas."

Je sors de la boutique, la nuit est tombée. Je n'ai pas vu le temps passer mais je réalise à quel point il suffit parfois d'appuyer sur un tout petit bouton pour que les personnalités se révèlent.

Et j'adore cette idée.

3 commentaires:

  1. Je suis sûr que ton bout à toi sera bien moins tragique. Tu réussiras, je le sens.

    Bises,
    L'oiseau

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  2. Et comment, que moi aussi je l'adore, cette idée !
    Là tu sais, sur ce billet tu as fait fort ! J'ai eu le frisson, j'ai senti monter les larmes, et j'ai mesuré tout le poids que peut peser une belle écriture. Wow.

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  3. C'est dingue comme les expériences et la vie des autres nous font relativiser notre propre vie... c'est bien la preuve qu'il faut profiter de chaque instant et vivre. Ne pas se laisser abattre par des avis négatifs ou des petits "os" sur le chemin !
    Alors, pour paraphraser un célèbre film et son non moins célèbre Professeur Keating : CARPE DIEM !

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