mardi 6 octobre 2009

Le chocolat du douanier et le chef sachant

Chaque rencontre n'est pas prétexte à un post mais là, j'avoue que je ne peux résister à la tentation, avec deux personnages assez truculents que j'ai croisés aujourd'hui.

D'abord, la douane. Lorsque l'on veut servir des boissons, alcoolisées ou non, on va demander une licence restauration aux douanes. J'arrive donc dans des bureaux gris, en contrebas de la rocade, lieu hautement chaleureux et la bonne nouvelle, c'est que personne n'attend. Personne n'est à l'accueil non plus, vous me direz. Finalement, un homme sortant visiblement d'une profonde sieste vient à mon secours:

"C'est à votre gauche, ma p'tite dame"

Ouf. Il peut aller pioncer de nouveau.

Les douanes ont visiblement peur que l'on s'attarde trop chez eux. Alors, ils ont installé des comptoirs, comme ça, les visiteurs ne restent pas trop longtemps, à causer avec le monsieur derrière la vitre. Celui-ci, justement, n'essaie même pas de contenir son soupir. Pff, qu'est-ce qu'elle veut, celle-là, encore, pense-t-il, si j'en crois son regard. Je fais comme si je n'avais rien vu, même pas le bâillement qui suit et je lui expose la situation:

"Alors, je reprends un salon de thé..."

"Ah là, c'est licence X", m'interrompt-il. "Café, thé, chocolat."

"... Un salon de thé, disais-je, qui fait de la petite restauration et je voulais savoir si la gérante pouvait me transférer sa licence ou si je dois en demander une nouvelle, sachant que je veux servir de l'alcool."

Il me regarde. Fait un effort pour garder ses paupières ouvertes. Il a une tête de cartoon, toute ronde, c'est marrant.

"Dans ce cas, c'est licence X. Café, thé, chocolat. Et puis la licence restaurant."

"La même que celle existante? Non, parce que la gérante ne peut pas servir d'alcool, elle est coréenne."

"Ah oui, on n'autorise pas les étrangers, issus de pays avec qui on n'a pas signé de convention, à vendre des boissons alcoolisées. Par contre, elle peut proposer du café..."

Thé, chocolat, j'ai bien compris. " Mais mes apéros, alors?"

Il se ressaisit, me fixe puis va chercher une feuille rose. "Oh, vous, c'est différent, vous êtes française. Vous pourrez servir de l'alcool avec un repas."

"Et pour des apéros, donc?"

"Un repas, c'est entrée, plat, dessert, normalement." Une pause. "Mais on vous laissera faire, ne vous inquiétez pas. "

D'un coup, sa tension est montée à 5-6, au bas mot. Waouh. D'ailleurs, il m'explique les démarches que je dois suivre. Et, triomphant, tape avec son crayon sur sa feuille: "Et avec cette licence X, vous pourrez servir du café, thé, chocolat, même en dehors des repas."

On n'arrête pas le progrès.

C'en était assez et, comme il était quand même très gentil, ce monsieur, je n'ai pas insisté, j'ai eu les infos que je souhaitais, je n'allais pas l'empêcher de s'octroyer son p'tit roupillon de 15h, non?

En plus, j'avais rendez-vous chez Métro, sorte de caverne d'Ali Baba d'une majorité de restaurateurs, pour aller faire quelques courses pour une copine, qui organise son anniversaire et à qui j'ai proposé de concocter quelques tapas et autres verrines. Elle m'avait prévenue qu'elle viendrait avec l'un de ses amis, chef cuistot dans une grosse administration mancelle et je m'attendais à passer un moment sympa.

C'était méconnaître le personnage. D'emblée, il a eu besoin d'affirmer sa suprématie. Lui, il savait. A quel rayon il fallait aller, quelle crème il fallait choisir, quels produits snober... Ma copine regardait rapidement les suggestions que je lui avais faites, pour mieux cerner ses achats et là, je l'ai vu, ce chef sachant, tomber des nues. Très sérieux, il m'a demandé:

"Où as-tu eu ta recette de cannelés?"

Je lui dis, lui précisant que j'en ai essayé plusieurs mais que celle-là, aussi simpliste puisse-t-elle paraître, s'était avérée la plus convaincante. Il me toise et me dit:

"Non, parce que, MOI, j'ai LA recette. Un spécialiste me l'a donnée. Et puis, attention, il faut un four aux capacités optimales."

Tant mieux pour toi, hein, moi, je vais rester avec mon p'tit four et mes moules, ma pauvre recette et mon niveau zéro en cuisine. Bon, on les fait, ces courses?

Mais là, tel un teckel, il ne me lâche plus. "Et puis, avec quel lait tu les fais, tes cannelés? Du demi-écrémé? Malheureuse, toujours du lait entier. Tu comprends, MOI, j'utilise systématiquement du lait entier pour la pâtisserie. J'ai appris toutes les bases auprès de Pierre Hermé."

J'ai failli oser la révérence. Non, quand même, un chef sachant pareil, ça force le respect. Avec le recul, je me demande s'il ne s'attendait pas à ce que je m'évanouisse.

Donc, ce bras droit de Pierre Hermé a continué tranquillement à remplir le chariot de ma copine, parce que LUI, il va réaliser deux pâtisseries de la mort-qui-tue pour son anniversaire, pendant que moi, je préparerai trois feuilletés au chèvre et de vagues cannelés au lait demi-écrémé. Il faisait le fier et avait envie, visiblement, de montrer à quel point, quand même c'est pas de la rigolade, son métier.

"Tu vas ouvrir un salon de thé, c'est ça?"

"Qui fera petit restaurant, oui."

"Et tu vas faire quoi, comme plats?"

Un peu de soupe d'orties, des lasagnes de cactus, un ragoût de ragondin, une salade de chardons pili-pili pour faire passer le tout? La suggestion d'Anne me semblait plus que jamais appropriée.

Je lui évoque ma carte, sans perdre mon calme. Au moment où je parle de "sucré-salé", de "m'amuser avec les associations de saveurs", il me stoppe net et me regarde comme si j'avais une patate sur le nez.

"Mais enfin, attention, tu as déjà goûté, ces plats sucrés-salés?"

Non, jamais. D'ailleurs, je n'ai jamais cuisiné de ma vie. C'était ça ou devenir pompier, j'ai hésité, tiré à pile ou face et puis voilà, c'est tombé sur "restauratrice". Pas de bol.

Je vous passe ensuite le topo sur sa leçon de macarons -" tu vois, MOI, je m'amuse avec, maintenant, la semaine dernière, j'ai fait un gâteau rempli de macarons à la framboise" -, les termes techniques qu'il a pris un malin plaisir à répéter - pensant me voir chaque minute supplémentaire m'enfoncer un peu plus sous terre - les passe-droits dont il bénéficiait en étant salarié de cette administration...

Une vraie calamité, ce sachant. Qui m'a rendu d'autant plus sympathique le chef que j'ai pu côtoyer quinze jours durant. Un restaurateur qui, lui, prend des risques et joue chaque jour son avenir professionnel, inventant de nouvelles recettes avec toujours cette obligation de plaire aux clients.

Le sachant, pour sa part, engraisse les notables de la région sans avoir à se soucier de la note. Alors, c'est vrai, j'imagine qu'il cuisine admirablement bien et qu'il n'est pas là par hasard. Est-ce une raison pour montrer tant de suffisance ? Je le vois venir gros comme une maison, le jour de l'anniversaire, à croquer d'un air dédaigneux dans mon cannelé. Je ne chercherai pas à le convaincre de quoi que ce soit. On ne joue pas dans la même cour. Et, pour tout dire, j'en suis bien heureuse.

Finalement, ça doit être chiant, d'être un sachant, et de ne plus avoir à apprendre...

5 commentaires:

  1. Ouaip, et tu as bien raison ! Ne te laisses pas faire par ceux qui voudraient te prendre de haut.

    Bises
    L'oiseau

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  2. Yes, C'EST chiant ! Là, je me suis tellement marrée que Monsieur l'Homme, inquiet, a passé la tête par la porte pour savoir ce qui me faisait hurler de rire comme ça ! Après renseignements donnés, j'ai eu droit à un rictus de hyène plus ricanement sardonique, me laissant penser qu'il a AUSSI apprécié ton billet de ce jour. Or, déclencher son rire est une prouesse. Bravo. Et merci, je me demande ce que donnerait ma recette, de manière effective ? chiche que je l'essaie un jour ? est-ce qu'il y a des cactus comestibles, d'ailleurs ?

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  3. Anne, tape dans google "cuisiner un cactus" et tu tomberas peut-être sur le blog de "lecactuscuisine", les histoires d'un taré qui ose penser qu'il peut lui aussi ouvrir sans resto alors qu'il n'a même pas son CAP, BEP et Bac Pro cuisine, oooooouuuuh, honte sur lui!
    Et encore, je ne vous ai pas mimé sa leçon de macaron, où il faut "travailler avec la corne" (tu mets les mains dans la pâte, quoi), c'était trop visuel mais assez désopilant...

    L'oiseau, t'inquiète, je ne me laisse pas faire, je regarde et je me marre, c'est bon pour ma santé!

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  4. C'est un noutrecuidant, ton sachant... En fait c'est toi la plus solide : tu risques vraiment quelque chose, comme tu le dis de l'autre chef rencontré il y a peu. Joli moment de lecture, merci !

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  5. Merci Pascale! Je repense souvent à ce lourdaud, quand je me mets aux fourneaux chez moi et je rigole en imaginant sa tête devant mes méthodes olé-olé...

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