lundi 12 mai 2025

Dix fois le monde qui s'écroule

Un oeil sur mon portable.

Un message de mes parents.

...

Je souffle. Je reprends le plus calmement possible ma respiration. C'est rarement une bonne nouvelle. J'y vais mais j'ai peur.

"Ton père a été hospitalisé".

...

Ma mère a toujours été très factuelle.

Il y a un peu plus de deux ans, lorsque mon père avait vrillé pour la première fois, perdant temporairement l'usage de la parole, elle m'avait appelée.

10 grosses attaques plus tard, elle écrit. Sobrement.

 "Ton père a été hospitalisé".

Et, étonnamment, je lis ce court résumé avec calme. Pas de détachement, non, on n'est jamais vraiment blasé face à pareille nouvelle mais disons que le caractère pernicieux de l'habitude fait taire les quelques angoisses initiales.

Pour la dixième fois, il est donc parti, un peu paralysé et guère conscient, à l'hôpital. Son cerveau est grignoté par la maladie. La maladie, oui, mais laquelle? J'ai bien quelques sérieuses hypothèses à ce sujet mais quoi, je suis pas médecin et mon père refuse de se faire soigner.

A chaque fois, c'est ce même ciel gris et bas qui finit de plomber le moral, au moment de rentrer dans cet établissement aux contours soviétiques. Lorsque nous rentrons dans cette chambre si triste, la colère se lit aussitôt dans le regard bleu gris de mon père. Il est persuadé qu'on complote contre lui, que tout ça, c'est l'oeuvre de ma mère et de ma personne. On veut l'enfermer; au milieu de ces blouses blanches qu'il conchie. J'enclenche comme je peux ma carapace émotionnelle, celle que j'endosse un peu trop souvent depuis quelques temps, pour que cette agressivité glisse sur moi comme sur les plumes d'un canard.

Même elle, elle se fissure parfois.

On s'habitue sans s'habituer.

Ces mêmes chambres désuètes, ces mêmes murs tristes et vieux, ces fenêtres coulissantes qui ne s'ouvrent plus, cette dame hagarde qui tient un radiateur dans le couloir en jurant qu'il n'est pas le sien, le coup violent que mon père, ivre de rage, donne à la porte, au risque de se blesser davantage. Ces plateaux-repas immondes, ces allers-retours des chariots, seule animation à l'heure du dîner, comme l'unique rendez-vous avec l'humanité, tant les journées sont longues dans ces quelques mètres carrés. Ces sourires de travers et ces phrases débitées de façon infantile par le personnel, souvent las, pour prodiguer les soins et faire passer la pilule.

Ces envies d'en finir, qu'on suppose boostées par la maladie, qui n'en sont pas moins insupportables.

Tout s'effrite, l'envie de vivre de mon père, les peintures de ces couloirs froids comme mon coeur. La démence, ce concept que j'ai découvert avec quelques effrois à la lecture du Horla de Maupassant, au collège, s'infiltre, ça et là, dans notre vie familiale, devenant une réalité, bien loin du spectre romanesque que je m'en faisais.

C'est concret, palpable, violent et en perpétuelle évolution.

C'est ça, vieillir. C'est voir son papa perdre la boule, mais pas toujours. C'est le sentir diminué. C'est goûter bien malgré soi à sa frustration, c'est espérer, puis renoncer, puis y croire encore, parce que, quand même, ça va mieux par moment, non?

S'accrocher au moindre regain ou accepter la déchéance? Bousculée par cette double injonction, je me sens plus que jamais une petite chose, un peu naïve. J'ai l'impression qu'en fermant les yeux, je pourrais retrouver la saveur des souvenirs d'enfance avec ce papa-gâteau. Mon impuissance n'en est que plus forte et pourtant, j'ai besoin de ces images pour me rappeler de l'amour qui a bel et bien existé entre nous. Des moments simples qui ont émaillé nos vies, de ces instants insouciants, quand on ne savait rien de cette torture mentale.

J'ai aussi besoin de ces piqûres au parfum nostalgique pour me rappeler, aussi, que ce sentiment d'amour demeure, même lorsque mon papa s'enfonce dans les méandres si effrayants de ce monde qui, doucement, l'engloutit.