mercredi 28 septembre 2022

La bulle et le vertige

Ceux qui me connaissent savent combien je suis bordélique. Mais attention, c'est un bordel organisé. Si l'on excepte les clés, que je perds effectivement tout le temps, je retrouve toujours mes petits. 

Pourtant, même une bordélique comme moi aime ranger, trier, organiser, parfois. Quand je partais en déplacement, lorsque j'étais journaliste, ou même en vacances, j'aimais bien le faire l'esprit serein, en rangeant chaque chose à sa place.

Eh bien, en ce moment, c'est pareil. Chaque chose à sa place avant le grand départ vers... ce que j'entrevois comme ma bulle. Avant d'entamer un parcours de soin aussi sympathique qu'un dimanche soir à Roubaix sous la pluie (je parle en connaissance de cause), je pose tout, je répertorie, règle les affaires courantes, sans vraiment me concentrer sur ma pomme. Je veux sauver mon entreprise, mon bébé, et je fais tout pour éviter de voir couler à pic le fruit de mes efforts depuis plus de six ans, juste pour une sombre histoire de tumeur mal placée.

Pourtant, je ne suis pas dupe. Il est un moment où, une fois tout ça réglé, il me faudra bien regarder la réalité en face. Je ne me sens pas vraiment malade, mais il paraît que je le suis.

Quand je me lève le matin, certes, c'est flou tout autour. Certes, je ne peux plus conduire et je vis avec l'un ou l'autre oeil couvert d'un pansement - appelez-moi pirate. Certes, je vois double et ça tourne pas mal : je sens bien que, au niveau équilibre et démarche, je pourrais rivaliser avec quelques imbibés à 3 grammes d'alcool dans le sang, si j'ouvrais les deux yeux en même temps.

Mais je peux danser en pilou dans mon salon, me concocter un petit smoothie maison, aller au restau, prendre une douche à 15h, écouter ce qui me chante, bouquiner tranquillou, regarder un film entier sans m'endormir - exploit pour moi, depuis trop longtemps.

Je peux prendre le temps, tout simplement, faire toutes ces choses si simples dont je me sentais privée, ensevelie par la charge mentale de ces dernières années.

Pas si mal, non?

Pourtant, je sens poindre l'angoisse, le soir. Une sorte de vertige, sans doute parce que je ne sais pas encore à quelle sauce je vais être mangée. Laissée dans la nature, j'attends qu'un neurochirurgien daigne me recevoir. Je sais juste que je vais recevoir des rayons, mais quand, alors là...

Difficile, alors, de trouver le sommeil, cette chose qui m'a tant manquée et dont je pensais me délecter. Mes nuits sont agitées, tout s'entremêle. Cette nuit, je me dédoublais: j'étais, semble-t-il, le traiteur du mariage auquel j'étais invitée. Et alors que je buvais en songe du Champagne, je faisais voler en éclat une assiette en porcelaine.

J'en ai eu aussitôt la conviction, en me réveillant en sueur. Cette assiette qui se brisait en mille morceaux, c'est le symbole de cette voie que je suivais et qui vient d'exploser en plein vol. Elle n'a pas détruit toutes mes illusions, mais je sens que mon corps s'en trouve un rien ébréché. Charge à ma bulle de le protéger suffisamment pour revenir plus fort, quand tout sera derrière moi.

Cette manie que j'ai d'en mettre partout, aussi :)

dimanche 25 septembre 2022

Le vertige d'un voile qui se pose

 Le ciel est bas, gris. Quelques jours plus tôt, sur une plage bretonne, je savourais encore les derniers rayons du soleil sur ma peau tiède. Une parenthèse dans cette rentrée un peu folle, le jour, aussi, où j'ai senti que ça flanchait.

J'attends. Je cherche l'éclaircie. J'espère vite sortir, je me sens comme un lion en cage, je ne cesse de répéter que ma place n'est pas ici, même si la petite voix là-haut me le suggère sans cesse depuis quelques jours. Je ne suis pas ici par hasard.

Pourquoi il fait si moche, aujourd'hui? C'était tellement lumineux, il y a peu, sur cette même plage. La réverbération du soleil sur l'eau m'avait même aveuglée, jusqu'à ce que je vois double.

Ce dimanche, je nageais un peu au large dans l'eau fraîche du Golfe. J'ai frotté mes yeux une fois, deux fois, dix fois. J'ai respiré un coup, J'ai mis la tête sous l'eau, comme si ça allait tout effacer, comme si j'allais retrouver aussitôt une vision claire.

C'est long, vraiment. J'entends le bruit des chariots, les pas parfois un peu lourds et surtout las des brancardiers, les bribes de conversation des aides-soignantes. Je ferme les yeux, je repense à ce sentiment contradictoire de bien-être ce dimanche soir, les pieds dans le sable à déguster des huîtres, et d'inquiétude, parce que j'ai eu beau frotter les yeux et respirer, la vue est restée trouble et double.

La porte s'ouvre. Des blouses blanches. Il y a le professeur, je distingue tout de suite son espièglerie et son expérience. Il a de grosses lunettes noires et le regard assuré. Je vois aussi l'interne, jeune femme déterminée et studieuse, qui m'a déjà longuement consultée. Je reconnais l'externe, qui s'était excusée deux jours plus tôt, de se transformer en inspectrice, au vu de son interrogatoire poussé, qui me scrute avec un mélange de douceur et d'inquiétude. Je me tourne vers la gauche, j'ai l'impression de voir une douzaine d'externes supplémentaires - l'effet de ma vue double. Ils sont en fait six, je pense.

Ils se postent devant mon lit. Je plaisante sur le fait qu'ils arrivent en force, mais en vrai, je n'en mène pas large. Ca s'apparente à un cas d'école... Je dois expliquer, pour la millième fois, je pense, ce qui m'a amenée sur ce lit d'hôpital en service neurovasculaire. Une sorte de paralysie faciale quinze jours plus tôt, une vue qui se trouble, un voile qui se pose, soudainement, en pleine journée de travail. La sensation de tournis permanent, comme une gueule de bois qui n'en finirait pas. La vision double, sur cette plage, qui persiste et ne me quitte plus. Un premier passage aux urgences, un deuxième, un scanner passé, un samedi soir si froid, un nouveau passage aux urgences et l'arrivée dans ce service où, malheureusement, les patients mutiques ou invalides sont bien plus nombreux qu'un repas digne au CHU.

Le professeur me fixe, questionne l'interne, annonce presque triomphant: "oui, bah, c'est la 5 et la 6!". L'interne, acquiesce, le ponte a deviné sans même avoir vu l'IRM. Il se tourne vers moi et m'annonce: "vous avez un méningiome."

...

Devant mon regard ahuri, il précise: "ne vous inquiétez pas, c'est une tumeur bénigne située à l'extérieur du cerveau."

Tumeur... Cerveau... Comme lorsque je me frottais les yeux pour dissiper le malaise, je voudrais me pincer pour me réveiller. Le professeur le sent, il me saisit le bras doucement, me demande si ça va.

Impeccable.

...

"Oui, je balbutie, je crois que j'aurais espéré que ce soit juste du surmenage, du stress..."

"Vous savez, le stress génère tellement de maladies qu'on ne maîtrise pas! Au moins, ça, c'est carré, la médecine connaît et sait faire, on va vous soigner!'

Partagée une nouvelle fois entre un sentiment de soulagement et d'inquiétude, j'ai soufflé. J'ai regardé la fameuse tumeur sur les clichés, cette masse blanche qui a fait basculer mon quotidien depuis peu.

Je crois que j'ai haussé les épaules. C'est pas la première fois de ma vie où une bataille se présente. Ce truc dans ma tête, on va le dégommer.

Je n'avais pas besoin de cet épisode pour prendre conscience de l'importance de vivre le temps présent. Mais puisqu'il en est ainsi, eh bien, je vais vivre plus que jamais mes intuitions, inspirations et envies. Pour déchirer ce voile qui s'est posé et qui a mis en pause une vie parfois survoltée.