samedi 9 mars 2024

Enterrement à 4 heures!

 Au début, c'était une gouttelette. Et puis une autre. J'ai poussé le son de mes écouteurs et, dans un élan masochiste de mélancolie, j'ai fermé mes yeux déjà embués et fais marcher la boîte à souvenirs.

"Enterrement à 4 heures! "A crié mon père au téléphone, dimanche, alors que mon fils et moi l'appelions pour prendre de ses nouvelles, des nouvelles de ma mère, aussi, submergée. Mon père venait de faire une nouvelle crise d'épilepsie et avait du mal à refaire surface mais, tout en confondant les mots, il savait encore dire qu'il voulait mourir et que l'enterrement, donc, serait à 4 heures.

Ironique, pour un gourmand comme lui, qui aimait tant l'heure du goûter, quand les yeux du petit enfant qu'il fût brillaient si fort à la vue d'un gâteau.

Enterrement à 4 heures!

Je lui ai répondu que c'était pas possible, parce qu'avec mon fils, on ne serait jamais rentré à temps.

Habituellement, ce genre d'humour noir à trois balles désamorce son agressivité, apporte un peu de répit dans son quotidien devenu soudain si lourd, il reste quelques secondes perplexe et prend son air si touchant d'enfant qui a compris qu'on lui a fait une blague.

Là, j'ai fait chou blanc. Il a râlé plus fort et rappelé l'heure funeste.

Rendez-moi mon papa, ça suffit maintenant.

Les gouttelettes deviennent larmes torrentielles, mon visage est inondé et je ne cherche plus à freiner le flot, le chagrin envahit toutes les parcelles de mon corps.

J'imagine le pire et je ne veux pas l'envisager.

Je ravale mes larmes. Affronter la réalité. Etre présent. Garder l'espoir.

Retourner dans cette chambre d'hôpital, oui, la même que l'an dernier à cette époque, témoin de multiples scènes cocasses et lunaires, après son passage en terres lointaines. Avec toujours ce regard clair et à cent mille lieux de nous, bloqué entre des souvenirs d'il y a longtemps et cette réalité qu'il semble saisir par fulgurance, faisant montre d'une surprenante lucidité, avant de replonger dans son monde, entre onomatopées, éclats de rire et insultes. Papa Clown n'a rien perdu de sa verve.

Son imagination s'avère même débordante. C'est une femme invisible qui franchit sa porte, deux aveugles qui l'espionnent, ses parents qui lui font signe ou ce léopard, que le vétérinaire caresse et qui a peur d'un chien.

C'est parfois plus rude, en témoignent les gouttes de sueur qui perlent sur son visage rougi et ébahi, face à ce camion imaginaire qu'il croit voir foncer sur lui, dans cette chambre d'hôpital qu'il assimile à une prison.

Tout se mélange, la peur, l'incrédulité, l'hilarité, la tendresse, la violence et la douceur.

Depuis une semaine, papa est de nouveau ici et ailleurs. J'ai ravalé mes larmes, la vie subsiste. Mais l'équilibre reste décidément précaire et bouleversant. Il y a cette bascule qui surgit, où le rôle naturel attribué à chacun au sein d'une famille se transforme. Ce moment si particulier où, adulte face à la redoutée diminution de tes parents, tu dois prendre le relais et renverser les rôles, alors même que la petite fille - ou le petit garçon - qui est en toi aurait tant besoin d'une enveloppe réconfortante.

Pourtant, au fond, alors que tout vacille, tu sens cette force indicible. Elle te porte, elle porte ton parent, aussi fort que possible. Des miracles, il n'y en a que dans les rêves agités de papa, sans doute. La présence, c'est tout ce qui nous reste et ce à quoi on s'accroche pour le ramener au plus près de notre monde, puisque le sien lui semble inconfortable.

Pour le 4 heures, ça attendra. On a mille choses à vivre avant.

mercredi 10 janvier 2024

Dernier soubresaut (gérer le vide)


 Un jour, au printemps dernier, en pleine introspection, j'ai commencé un manuscrit. Ou au moins une esquisse, un essai, un jeté, que dire... Voilà, j'avais besoin que les mots sortent, que mes émotions s'expriment à travers des consommes, des syllabes, des lettres, des phrases, des paragraphes, des chapitres...

Il y a un passage qui introduisait une partie importante à mes yeux, partie que je n'ai pas encore achevée, d'ailleurs, tant l'expression n'est pas encore totalement affinée et tant, surtout, j'ai délaissé ce projet, pour me remettre un peu en marche, dans la vie dite normale où on se lève le matin, on va travailler, on rentre, on se couche, fatigué, et on néglige les essentiels, ces petits riens qui illuminent le quotidien, cette part de création que l'on a en nous mais qui a besoin d'un minimum de concentration et de temps pour se libérer.

Bref, je m'égare, mais j'énumérais les expériences - tellement typiques, peut-être banales, aussi, d'une Occidentale du 21e siècle - que j'avais vécues dans ma vie, ayant le sentiment de constituer un vrai appel à témoins à moi toute seule, tant je réunissais nombre de faits de société. Je checkais. L’anorexie. La boulimie. La vie en couple. La séparation. La vie de maman solo. L’enfant « atypique », harcelé. La vie de célibataire. La reconversion professionnelle. La création d’entreprise. Le burn out.

Des moments parfois douloureux mais pas rares, voire parfois tristement communs, chez nos contemporains.

Bon, la tumeur cérébrale et le kidnapping en Tunisie, ça, c'était le petit truc en plus, mais devais-je en faire une fierté? Disons que je préfère aujourd'hui en rire. Pour le reste, je me sentais un peu blasée, comme si tout le dur était un peu passé. Et que la vie n'était devenue qu'un beau champ de fleurs, un terrain de jeu accueillant, tel un tapis rouge jusqu'à la sérénité.

Je pourrai aujourd'hui rajouter une ligne. La liquidation judiciaire.

L'exercice s'apparente à... la plonge en cuisine. Quand vous croyez qu'il n'y en a plus, en fait, y'en a encore. C'est un principe, ne me demandez pas pourquoi. Mais au moment où vous cédez les rênes de votre entreprise à un mandataire, pensant naïvement que vous allez pouvoir dormir sur vos deux oreilles, paf!

Les surprises s'enchaînent. C'est le client retardataire qui répond trop tard au mail que tu lui as envoyé, qui t'adresse son RIB pour remboursement alors que les jeux sont faits. C'est la banque qui t'annonce le passage en contentieux, qui te menace en évoquant un remboursement des prêts à titre personnel, quand tu croyais être cautionnée à 100%, et qui bloque l'accès à ton appli. C'est ta ligne téléphonique qui est coupée. C'est la mandataire qui t'annonce que tu devras payer sur tes fonds propres - oui, encore - les cotisations sociales pendant trois mois encore, pour un statut de travailleur non salarié auquel tu as renoncé depuis un moment.

C'est ton propriétaire qui réclame légitimement son loyer et qui tente les yeux doux et l'apitoiement pour t'amadouer. Et qui, ayant compris que l'affaire est morte, t'envoie le lendemain un cinglant "Bon, après tout, c'est vous qui êtes le plus à plaindre, finalement." Légère allusion à Abricotine, dont je lui avais finalement révélé l'existence.

Euh???

Les émotions surviennent. A la banque, ce sont tes moyens de paiement que tu rends, sur un coin de bureau, en signant un papier que le conseiller - gentil, mais doté d'une tension proche du néant - manque de tâcher avec sa tasse de café chaud. Le type est nonchalant et te sourit, sans imaginer une seconde que tout ton corps est secoué intérieurement de spasmes. Il imprime son papier et quand tu le prends, ce sont les derniers souvenirs qui partent en miettes. Il n'en sait rien. Toi, tu as envie de le secouer pour qu'il réalise, qu'il compatisse, qu'il... Mais en fait, non rien, que peut-il y faire? Il n'a pas idée de la tornade interne et c'est ok. 

Ce sont les recommandés, que tu n'ouvres même pas, sur le moment, qui parlent de jugement, de procédure, comparution, cessation et autres joyeusetés du type enchères et menaces d'interdiction de gérer.

Ce sont les clés du local que tu rends, le matériel que tu laisses, le dernier regard que tu poses sur ces murs qui ont tout connu, ta joie et ta détresse, ta peine et ta folie.

C'est la vie qui défile, c'est ton coeur qui défie la raison dans un dernier soubresaut, c'est la flamme qui s'éteint. C'est ce que tu veux mais que tu ne veux pas, en fait. C'est comme un enterrement alors que tu es vivant.

C'est ta naïveté qui te navre. A quoi m'attendais-je? Evidemment que c'est un passage fastidieux, forcément que le moment n'est pas des plus sympas. A quel moment ça rentre dans une bucket list, une liquidation judiciaire, hein?

Pourtant, malgré le renoncement, je vais bien, vraiment. J'avais besoin d'éprouver cette perte, j'imagine, et de réaliser à quel point la liquidation judiciaire joue effectivement son rôle, celui de vider de sa substance quelque chose pour lequel tu as tant vibré il n'y a pas si longtemps.

Absurde, peut-être un peu, mais forcément salvateur.

mercredi 3 janvier 2024

Sans gueule de bois




Un temps bas, gris, de gros nuages menaçants, ce petit crachin breton caractéristique de la région, le cri glaçant des corneilles le long de la Loire... Oui, l'atmosphère était lugubre, ce matin. Par terre, dans le caniveau, comme un restant de gueule de bois, une canette, une écocup, des restes d'un réveillon tout proche, pour fêter la fin d'une année et le début d'une autre.

En moi, j'ai senti ce même basculement entre deux mondes.

Ce matin, j'allais au tribunal de commerce pour demander une liquidation judiciaire de mon entreprise. Etranges sentiments entremêlés, entre délivrance et pointe de nostalgie, détermination et vulnérabilité. La décision a beau être prise depuis longtemps, le cœur s'amuse toujours à lancer quelques miettes d'un passé idéalisé, à jouer les avocats du diable, à rendre l'esprit incertain.

Et si... Et quand... Et avec...

Mon cerveau, qui n'a pas pourtant pas besoin d'un tel tourbillon, se laisse submerger par les questionnements stériles. Mon corps tremble. Mon cou est douloureux - un torticolis me tenaille depuis deux jours, allez savoir pourquoi...

L'instant s'avère solennel et, je ne peux le nier, un rien pénible. L'attente dans la salle dédiée interminable. La boule au ventre, je me lève, ouvrant cette porte vers le néant. Oui, je vais chercher le néant, prier pour qu'il ne reste rien de ce que j'ai pourtant fièrement développé des années durant, pour lequel j'ai tant sacrifié.

Je m'assois, telle un automate, en face du président de la séance, de deux juges et de la greffière. J'écoute leur introduction, attendant patiemment qu'ils me cèdent la parole pour justifier ma décision. Et là, j'embarque Abricotine dans mon laïus, telle une alliée improbable qui expliquerait - qui explique, au fond - pourquoi j'ai remisé au placard mon bébé, mon entreprise, cette création qui m'a pris tant d'énergie, qui m'a apporté tant de joies mais autant beaucoup de sueur et quelques larmes.

Loin d'être un caprice, cette demande de liquidation judiciaire devenait inexorable puisque jamais plus je ne m'épuiserai de la sorte.

Deux semaines plus tôt, je m'étais cassé les dents, face à un jury perplexe - les fonds n'étaient pas épuisés, l'entreprise n'était donc pas en cessation de paiement. Cette fois, les juges ont accepté ma demande, me libérant de ce fil à la patte. Ma petite entreprise ne m'appartient plus. Sa fin intervient à un moment de ma vie où les priorités ont changé, où les perspectives ont bougé, où la vie me semble plus sereine que jamais. Des regrets? Plus vraiment. Ainsi va la vie.

La gueule de bois, très peu pour moi. En sortant, j'ai regardé le ciel. Il restait bas et sombre. Pourtant, je sentais poindre en moi cette lueur particulière, mélange d'optimisme béat et d'envie de croquer la vie, comme une gamine qui aurait donné son jouet à quelqu'un qui en aurait besoin davantage, pour avancer vers un avenir nouveau, le cœur léger et sans remords.


D'ailleurs, s'il fallait encore un signe, je dois admettre ma stupeur de découvrir, quelques jours plus tôt, que cet arbre de Pen Bé, qui pliait mais ne rompait pas, dont je vous avais parlé comme d'un "symbole de résilience et de sagesse", n'est tout simplement plus aujourd'hui.

Il n'a pas résisté aux éléments, sans doute à la dernière tempête Ciaran. Il a fallu trancher, le couper. De lui, de sa forme majestueuse et étrange, il ne reste que ce tronc.

Comme quoi, même ce que l'on imagine indestructible peut disparaître, sans que la face du monde en soit changée. 

Et c'est OK.