samedi 7 octobre 2023

Les tuméreuses heureuses

La magie d'un gîte, c'est son accueil haut en odeurs...

 A peine une semaine après mon retour sur Terre, aka la civilisation, ses stimuli un rien oppressants et agressifs (supermarché et périphérique, combo gagnant pour ressentir l'ampleur du mal urbain) - mais pas que, évidemment - il est temps de faire un petit bilan de cette expérience hors du temps que nous avons vécue, mon amie et moi. 

J'ai troqué les bâtons de marche contre des... béquilles (périostite tibiale, un mois de repos, bah oui, sinon c'est pas drôle) et j'ai donc débarqué à mon nouveau travail en claudiquant. Très classe, je trouve, mais vous aurez compris que j'ai fait depuis un moment le deuil de ma dignité.

Je ne saurai pas exactement situer à quel moment précis je l'ai perdue. Mon amie me cite quelques instants décisifs, suggérant néanmoins que je lui avais fait la peau dès le voyage en train jusqu'au Puy. Voyager dix heures avec un sac de rando sur le dos, avec une tenue qui sera aussi celle du soir, de la nuit et de la journée après la marche, vous oblige à lâcher prise rapidement, et après deux TER et un car, autant l'admettre; j'ai lâché prise.

Car oui, il faut voyager léger, le plus possible, ce qui suppose quelques concessions. Je ne savais pas encore où ce chemin vers le minimalisme nous mènerait.

Le premier dîner et la nuit dans une cellule du séminaire au Puy passés nous ont vite confirmé qu'on n'était pas sur un all-inclusive de luxe. Sobriété, dépouillement, on travaille sur la pauvreté de soi.

Le premier dortoir, le lendemain, te fait goûter le bonheur de posséder ces petits riens qui changent tout - c'est à dire les bouchons d'oreille, afin de survivre à tous les bûcherons nocturnes de la terre - mais aussi la frontale, qui te permet de lire au delà de 20h sans déranger tous les marcheurs épuisés - allez savoir pourquoi, lorsque la nuit tombe, la furie qui sommeille en moi s'agite et décide que la nuit doit servir à autre chose qu'à dormir.

Les nuits en gîte, où tu te déchausses à l'arrivée en déposant tes bâtons, sont un appel à l'anosmie, ou au moins à l'apnée temporaire, à moins de défaillir dans la seconde. L'odeur des pèlerins devient vite une sorte de repère: on se reconnaît entre nous, suintants personnages sur les routes, et ça finit presque par nous amuser. Sur Saint-Jacques, il y a trois moments particulièrement jouissifs: la douche, le coucher et la pause matinale, quand tu croques dans une pomme au jus délicieux ou que tu gardes en bouche cette banane à la saveur unique. Tous les sens sont décuplés, tout devient divin et intense.

Les forêts traversées, les ruisseaux enjambés, le goût du café préparé par un paysan, posé sur une table, le regard du rebouteux qui te fixe tout en soignant ta jambe, les bribes de conversation partagées le temps d'une montée, le regard khôlé des Aubrac à notre passage, celui, mutin, de ce berger lancé à toute vitesse sur son quad pour libérer son troupeau de brebis et le mettre sur notre route... Ce Mathieu, 38 ans mais déjà usé par l'alcool, qui prend le temps de partager une pause avec nous, au milieu de nulle part... La crédenciale, que l'on pense à faire tamponner alors que l'on est au bout de sa vie, le soir en arrivant au gîte, comme si notre existence en dépendait...

Le coucher, aussi, dont on rêve tous, à un moment de la journée, cet instant où on pourra déposer notre carcasse abîmée sur le lit et rejoindre les bras de Morphée. Pourtant, le soir venu, l'exercice est souvent plus laborieux que prévu. Le corps exprime ses tiraillements, ses raideurs et ne s'assouplit plus. Las, on finit néanmoins par s'endormir, après avoir réduit les douleurs autant que faire se peut à coups de massages et de Doliprane, et récapitulé dans sa tête les kilomètres passés et à venir.

Oui, tout devient intense et divin.

Le silence, enfin, certes parfois perturbé par le bruit sec et lancinant des bâtons... Et par nos éclats de rire et de voix. Car si j'avais espéré un caractère méditatif et introspectif, c'était sans compter sur la façon dont nous avons vécu le chemin, mon amie et moi. Nous avions à cœur d'accomplir ce périple, portées par une envie commune d'éprouver notre retour à la vie, après deux ans difficiles, liés à de graves problèmes de santé pour elle; un an après la découverte d'Abricotine pour moi.

Fatiguées, pas fatiguées, peu importe, nous nous sommes senties plus vivantes que jamais, je crois, portées par le sentiment de liberté et de joie, par l'émerveillement parfois presque puéril ("Oh, un papillon!" "Oh, un nuage!") que nous avons volontiers laissé s'exprimer.

Nous sommes devenues "les tuméreuses heureuses" et, tant pis pour ma dignité, j'ai alimenté parfois bien malgré moi ces fous-rires, ici un cuissard déchiré qui dévoile une partie de mon intimité, là des lingettes qui sortent vertes alors que j'ai essuyé derrière mes oreilles (appelez-moi Shrek), des cascades involontaires sur les chemins, un look de teletubbies congelé en bord de routedes montées d'escaliers à quatre pattes, une confusion entre une poule et un cerf ou encore un avis de décès impromptu.

Alors, au delà du milliard de marches montées, des remontées d'estomac après un aligot bien corsé, du dixième malaise vagal pour être remontée trop vite; au delà de la douleur constante à la jambe ; au delà des discussions existentielles menées parfois sérieusement avec des personnes uniques et attachantes (elles se reconnaîtront) ou des dîners à coup de hamburgers/aligot/petite poire (bisous aux Quebécoises), au delà des paysages lunaires, verdoyants ou désertiques, je veux retenir cette force de vie qui ne nous a jamais quittées et dont je me servirai comme d'un tremplin s'il vient un jour où la tristesse, le découragement ou que sais-je encore s'emparent de mon esprit.

dimanche 1 octobre 2023

Hymne à l'impermanence

 


Samedi matin. Les muscles sont durs, tendus, le tibia crie grâce et la cheville a triplé de volume. Pourtant, je me sens heureuse et comblée, assez fière du chemin parcouru, aussi. En trois heures, nous avons donc rejoint Conques et bouclé notre périple de dix étapes, en partant sous un magnifique ciel étoilé.

Ça n'a pas été sans émotion, au moment de longer le cimetière d'Espeyrac dans la nuit, privées des lampes frontales restées dans le sac (lui-même resté dans le mauvais gîte).

Un rien de frissons, renforcés par une Lune brumeuse, beaucoup de rires au moment d'éviter les racines du chemin et puis, les yeux se sont habitués à l'obscurité comme le corps s'adapte aux obstacles.

A chaque pas, un nouveau sol, une roche différente, des plantes diversifiées, des animaux de toute sorte, une pensée qui succède à l'autre ou le grand silence qui s'installe. On marche sous le cagnard, au gré du vent ou de la pluie, sous une légère brise rafraîchissante ou en se protégeant des rayons du soleil. Tout change, constamment.

Ce chemin est un hymne à l'impermanence. Accepter ce mouvement, c'est s'ouvrir à cette probabilité. C'est admettre que rien n'est acquis mais que ça existe, simplement, et l'instant furtif se vit comme tel. Naïvement, on cherche à saisir ces instants, enclenchant l'appareil photo plus que de raison, comme si on allait graver la beauté des paysages dans nos mémoires. Si je veux être honnête, je ne me souviendrai sans doute pas des lieux, des noms, des endroits précis, que j'ai immortalisés, dans quelques temps. 

Je garderai en revanche en moi enraciné le spectacle de la nature, parfois bienveillante, verte et aérée, parfois écrasante, avec ces roches escarpées, parfois, encore, intimidante avec ces collines qui tombent à pic et creusent des gouffres à l'infini.

Avant de partir faire un bout du chemin de Compostelle,  je ne cherchais pas de réponses à de quelconques questions. Abricotine m'avait laissé le loisir de me pencher plus ou moins sereinement sur les sujets existentiels qui me préoccupaient.

J'avais juste envie, je crois, de m'extraire de la vie réelle pour plonger dans un monde parallèle où tout le monde se salue, et avec le sourire, s'il vous plaît.

Dans un monde parallèle où les gens prennent le temps de marcher, de contempler, de respirer. De cheminer. La vie semble ici plus ancrée avec la terre, avec l'être.

Sur le chemin, on est entier parce que l'on n'a aucun intérêt à jouer un rôle.  On marche les uns à côté des autres, quelques secondes, minutes ou heures et on est soi-même, point. Sans artifice.

Parfois même sans dignité, certes, mais ceci est une autre histoire.

Alors, évidemment, il faut parfois composer. Avec la météo, même si celle qui nous a été offerte s'est avérée plus que clémente. Il faut surtout composer avec la douleur, laquelle n'épargne personne, de la banale mais si pénible ampoule à la tendinite, que l'on soit jeune ou vieux, peu aguerri ou résistant.

Maintenant que j'ai fini le chemin, je peux l'avouer: chaque nuit, quand la douleur me tenaillait, je pensais ne pas repartir le lendemain. Et puis au réveil, miracle. Je me préparais et je repartais. Lève-toi et marche!

On se fait mal, c'est vrai, mais on se respecte. On écoute son âme et elle nous dit d'avancer... ou de stopper, le temps d'un necessaire répit. Ici, la liberté passe par la discipline. S'entraîner, s'étirer, se masser... ces impondérables que je n'ai pas toujours eu la force d'appliquer, usée par les kilomètres de la journée. Parfois, la douleur est si vive que le feu semble consumer les tissus. Mais la détermination, jamais.

Je savais que je mordrais un peu la poussière et le poteau que j'ai à la place de la cheville me le rappelle. Mais, magie du chemin, elle n'a pas freiné ma joie, réelle et entière, que j'ai ressentie à chacun des 160 km parcourus. Elle n'a pas terni le bonheur d'être en vie, ici, consciente, parfaitement consciente de ma chance. Oui, je boîte, oui, tous mes muscles sont tendus et alors? Je lève mes yeux, attablée à une terrasse de Conques et je perçois chez les pèlerins ce même cocktail, entre sueur et fatigue, tiraillements et béatitude.

Je ferme les yeux, j'inspire. Ne pas chercher à se projeter, ni appréhender le retour à la vie réelle. Saisir la bonne énergie qui plane, s'imprégner de ce hors sol. Je ressens une immense gratitude, y compris pour Abricotine, sans qui je n'aurais jamais tracé ce beau chemin.

Je réalise à quel point ce périple s'est avéré exceptionnel, sans se départir d'une déconcertante simplicité. Magie de Compostelle, où chacun est à sa place,  sans empiéter sur celle des autres.