samedi 7 octobre 2023

Les tuméreuses heureuses

La magie d'un gîte, c'est son accueil haut en odeurs...

 A peine une semaine après mon retour sur Terre, aka la civilisation, ses stimuli un rien oppressants et agressifs (supermarché et périphérique, combo gagnant pour ressentir l'ampleur du mal urbain) - mais pas que, évidemment - il est temps de faire un petit bilan de cette expérience hors du temps que nous avons vécue, mon amie et moi. 

J'ai troqué les bâtons de marche contre des... béquilles (périostite tibiale, un mois de repos, bah oui, sinon c'est pas drôle) et j'ai donc débarqué à mon nouveau travail en claudiquant. Très classe, je trouve, mais vous aurez compris que j'ai fait depuis un moment le deuil de ma dignité.

Je ne saurai pas exactement situer à quel moment précis je l'ai perdue. Mon amie me cite quelques instants décisifs, suggérant néanmoins que je lui avais fait la peau dès le voyage en train jusqu'au Puy. Voyager dix heures avec un sac de rando sur le dos, avec une tenue qui sera aussi celle du soir, de la nuit et de la journée après la marche, vous oblige à lâcher prise rapidement, et après deux TER et un car, autant l'admettre; j'ai lâché prise.

Car oui, il faut voyager léger, le plus possible, ce qui suppose quelques concessions. Je ne savais pas encore où ce chemin vers le minimalisme nous mènerait.

Le premier dîner et la nuit dans une cellule du séminaire au Puy passés nous ont vite confirmé qu'on n'était pas sur un all-inclusive de luxe. Sobriété, dépouillement, on travaille sur la pauvreté de soi.

Le premier dortoir, le lendemain, te fait goûter le bonheur de posséder ces petits riens qui changent tout - c'est à dire les bouchons d'oreille, afin de survivre à tous les bûcherons nocturnes de la terre - mais aussi la frontale, qui te permet de lire au delà de 20h sans déranger tous les marcheurs épuisés - allez savoir pourquoi, lorsque la nuit tombe, la furie qui sommeille en moi s'agite et décide que la nuit doit servir à autre chose qu'à dormir.

Les nuits en gîte, où tu te déchausses à l'arrivée en déposant tes bâtons, sont un appel à l'anosmie, ou au moins à l'apnée temporaire, à moins de défaillir dans la seconde. L'odeur des pèlerins devient vite une sorte de repère: on se reconnaît entre nous, suintants personnages sur les routes, et ça finit presque par nous amuser. Sur Saint-Jacques, il y a trois moments particulièrement jouissifs: la douche, le coucher et la pause matinale, quand tu croques dans une pomme au jus délicieux ou que tu gardes en bouche cette banane à la saveur unique. Tous les sens sont décuplés, tout devient divin et intense.

Les forêts traversées, les ruisseaux enjambés, le goût du café préparé par un paysan, posé sur une table, le regard du rebouteux qui te fixe tout en soignant ta jambe, les bribes de conversation partagées le temps d'une montée, le regard khôlé des Aubrac à notre passage, celui, mutin, de ce berger lancé à toute vitesse sur son quad pour libérer son troupeau de brebis et le mettre sur notre route... Ce Mathieu, 38 ans mais déjà usé par l'alcool, qui prend le temps de partager une pause avec nous, au milieu de nulle part... La crédenciale, que l'on pense à faire tamponner alors que l'on est au bout de sa vie, le soir en arrivant au gîte, comme si notre existence en dépendait...

Le coucher, aussi, dont on rêve tous, à un moment de la journée, cet instant où on pourra déposer notre carcasse abîmée sur le lit et rejoindre les bras de Morphée. Pourtant, le soir venu, l'exercice est souvent plus laborieux que prévu. Le corps exprime ses tiraillements, ses raideurs et ne s'assouplit plus. Las, on finit néanmoins par s'endormir, après avoir réduit les douleurs autant que faire se peut à coups de massages et de Doliprane, et récapitulé dans sa tête les kilomètres passés et à venir.

Oui, tout devient intense et divin.

Le silence, enfin, certes parfois perturbé par le bruit sec et lancinant des bâtons... Et par nos éclats de rire et de voix. Car si j'avais espéré un caractère méditatif et introspectif, c'était sans compter sur la façon dont nous avons vécu le chemin, mon amie et moi. Nous avions à cœur d'accomplir ce périple, portées par une envie commune d'éprouver notre retour à la vie, après deux ans difficiles, liés à de graves problèmes de santé pour elle; un an après la découverte d'Abricotine pour moi.

Fatiguées, pas fatiguées, peu importe, nous nous sommes senties plus vivantes que jamais, je crois, portées par le sentiment de liberté et de joie, par l'émerveillement parfois presque puéril ("Oh, un papillon!" "Oh, un nuage!") que nous avons volontiers laissé s'exprimer.

Nous sommes devenues "les tuméreuses heureuses" et, tant pis pour ma dignité, j'ai alimenté parfois bien malgré moi ces fous-rires, ici un cuissard déchiré qui dévoile une partie de mon intimité, là des lingettes qui sortent vertes alors que j'ai essuyé derrière mes oreilles (appelez-moi Shrek), des cascades involontaires sur les chemins, un look de teletubbies congelé en bord de routedes montées d'escaliers à quatre pattes, une confusion entre une poule et un cerf ou encore un avis de décès impromptu.

Alors, au delà du milliard de marches montées, des remontées d'estomac après un aligot bien corsé, du dixième malaise vagal pour être remontée trop vite; au delà de la douleur constante à la jambe ; au delà des discussions existentielles menées parfois sérieusement avec des personnes uniques et attachantes (elles se reconnaîtront) ou des dîners à coup de hamburgers/aligot/petite poire (bisous aux Quebécoises), au delà des paysages lunaires, verdoyants ou désertiques, je veux retenir cette force de vie qui ne nous a jamais quittées et dont je me servirai comme d'un tremplin s'il vient un jour où la tristesse, le découragement ou que sais-je encore s'emparent de mon esprit.

dimanche 1 octobre 2023

Hymne à l'impermanence

 


Samedi matin. Les muscles sont durs, tendus, le tibia crie grâce et la cheville a triplé de volume. Pourtant, je me sens heureuse et comblée, assez fière du chemin parcouru, aussi. En trois heures, nous avons donc rejoint Conques et bouclé notre périple de dix étapes, en partant sous un magnifique ciel étoilé.

Ça n'a pas été sans émotion, au moment de longer le cimetière d'Espeyrac dans la nuit, privées des lampes frontales restées dans le sac (lui-même resté dans le mauvais gîte).

Un rien de frissons, renforcés par une Lune brumeuse, beaucoup de rires au moment d'éviter les racines du chemin et puis, les yeux se sont habitués à l'obscurité comme le corps s'adapte aux obstacles.

A chaque pas, un nouveau sol, une roche différente, des plantes diversifiées, des animaux de toute sorte, une pensée qui succède à l'autre ou le grand silence qui s'installe. On marche sous le cagnard, au gré du vent ou de la pluie, sous une légère brise rafraîchissante ou en se protégeant des rayons du soleil. Tout change, constamment.

Ce chemin est un hymne à l'impermanence. Accepter ce mouvement, c'est s'ouvrir à cette probabilité. C'est admettre que rien n'est acquis mais que ça existe, simplement, et l'instant furtif se vit comme tel. Naïvement, on cherche à saisir ces instants, enclenchant l'appareil photo plus que de raison, comme si on allait graver la beauté des paysages dans nos mémoires. Si je veux être honnête, je ne me souviendrai sans doute pas des lieux, des noms, des endroits précis, que j'ai immortalisés, dans quelques temps. 

Je garderai en revanche en moi enraciné le spectacle de la nature, parfois bienveillante, verte et aérée, parfois écrasante, avec ces roches escarpées, parfois, encore, intimidante avec ces collines qui tombent à pic et creusent des gouffres à l'infini.

Avant de partir faire un bout du chemin de Compostelle,  je ne cherchais pas de réponses à de quelconques questions. Abricotine m'avait laissé le loisir de me pencher plus ou moins sereinement sur les sujets existentiels qui me préoccupaient.

J'avais juste envie, je crois, de m'extraire de la vie réelle pour plonger dans un monde parallèle où tout le monde se salue, et avec le sourire, s'il vous plaît.

Dans un monde parallèle où les gens prennent le temps de marcher, de contempler, de respirer. De cheminer. La vie semble ici plus ancrée avec la terre, avec l'être.

Sur le chemin, on est entier parce que l'on n'a aucun intérêt à jouer un rôle.  On marche les uns à côté des autres, quelques secondes, minutes ou heures et on est soi-même, point. Sans artifice.

Parfois même sans dignité, certes, mais ceci est une autre histoire.

Alors, évidemment, il faut parfois composer. Avec la météo, même si celle qui nous a été offerte s'est avérée plus que clémente. Il faut surtout composer avec la douleur, laquelle n'épargne personne, de la banale mais si pénible ampoule à la tendinite, que l'on soit jeune ou vieux, peu aguerri ou résistant.

Maintenant que j'ai fini le chemin, je peux l'avouer: chaque nuit, quand la douleur me tenaillait, je pensais ne pas repartir le lendemain. Et puis au réveil, miracle. Je me préparais et je repartais. Lève-toi et marche!

On se fait mal, c'est vrai, mais on se respecte. On écoute son âme et elle nous dit d'avancer... ou de stopper, le temps d'un necessaire répit. Ici, la liberté passe par la discipline. S'entraîner, s'étirer, se masser... ces impondérables que je n'ai pas toujours eu la force d'appliquer, usée par les kilomètres de la journée. Parfois, la douleur est si vive que le feu semble consumer les tissus. Mais la détermination, jamais.

Je savais que je mordrais un peu la poussière et le poteau que j'ai à la place de la cheville me le rappelle. Mais, magie du chemin, elle n'a pas freiné ma joie, réelle et entière, que j'ai ressentie à chacun des 160 km parcourus. Elle n'a pas terni le bonheur d'être en vie, ici, consciente, parfaitement consciente de ma chance. Oui, je boîte, oui, tous mes muscles sont tendus et alors? Je lève mes yeux, attablée à une terrasse de Conques et je perçois chez les pèlerins ce même cocktail, entre sueur et fatigue, tiraillements et béatitude.

Je ferme les yeux, j'inspire. Ne pas chercher à se projeter, ni appréhender le retour à la vie réelle. Saisir la bonne énergie qui plane, s'imprégner de ce hors sol. Je ressens une immense gratitude, y compris pour Abricotine, sans qui je n'aurais jamais tracé ce beau chemin.

Je réalise à quel point ce périple s'est avéré exceptionnel, sans se départir d'une déconcertante simplicité. Magie de Compostelle, où chacun est à sa place,  sans empiéter sur celle des autres.

vendredi 29 septembre 2023

Histoire courte (vivre le dépouillement à l'insu de son plein gré)


 Depuis mes blessures, je demande à ce que mon gros sac de rando soit transporté de gîte en gîte. C'est de la triche, peut-être, mais l'idée était de marcher jusqu'à Conques sans se péter autre chose.

On en profite toutes les deux, mon amie et moi, pour y mettre tout ce qui n'est pas indispensable dans la journée.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Ce matin, après seulement 8 km, on se rend compte que le gîte qui devait nous héberger le soir, que l'on croyait à 5 km plus loin, était en fait à 200 mètres. Pas question de s'arrêter si vite dans la journée, et accessoirement de s'imposer une étape interminable le lendemain. Ma comparse appelle et annule.

Quand elle raccroche, je lui dis:

"Tu sais que mon sac va être transporté dans le gîte que tu viens d'annuler?"

Et que, accessoirement, on devra se passer de deux, trois choses essentielles, au hasard, la trousse de toilette, la serviette et des vêtements de rechange?

...

S'ensuit un fou rire à réveiller les vaches pourtant paisiblement assoupies dans les prés alentours.

On cherche une solution, on compte un peu sur notre bonne étoile, aussi, et ca marche, car on dégote un autre gîte, 14 km plus loin. Sur un malentendu, notre sac pourra y être déposé. Avec les affaires essentielles pour le soir.

Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

Après 6 heures de marche dans les bois, les terrains poussiéreux, l'asphalte brûlante, le tout sous un léger cagnard, sont apparus les dégâts collatéraux sur nos corps fatigués, aka la sueur bien odorante et les fringues collantes. Et, si on a bien atterri dans le nouveau gîte, le sac, lui, est bien resté dans l'ancien.

Au revoir, l'essentiel. Trousse de toilette, serviette, vêtements de rechange...

On a donc pris notre douche et remis nos vêtements de la journée. Un vrai bonheur.

Jamais fait autant d'apnée pour supporter notre odeur.

Mais après tout, n'est-ce pas le premier pas (certes forcé) vers le dépouillement que suppose le Chemin de Compostelle ?


jeudi 28 septembre 2023

Le brame du cerf, la poule et l'enclume


A l'heure de ces lignes, soyons honnête, je n'ai regagné aucun point de crédibilité. Pour soigner mon tibia, j'ai appliqué ce soir un cataplasme d'argile verte, que j'ai recouvert, pour protéger les draps... d'un sac à dejection canine. Oui, je dors avec un sac à caca sur le mollet et j'assume. C'est pour la bonne cause. 

Que voulez-vous, tous les moyens sont bons pour poursuivre le chemin.  

D'ailleurs, j'ai survécu. Au pilier de comptoir qui m'annonçait morte. A l'aligot bien copieux. A la chambre au papier peint des années 50 et ses fleurs marronnasses. J'ai quitté Aumont-Aubrac pour rejoindre Nasbinals en navette, me résignant à une deuxième journée de repos. Et après ce temps vécu de façon ambivalente (je rate la traversée des plateaux de l'Aubrac / on n'est pas mal dans le grand jardin à se la couler douce sur un transat), j'ai décidé de reprendre la route.

Je l'ai fait posément : j'ai vu un médecin. Une sexagénaire maquillée comme un camion volé, les ongles peinturlurés en vert, qui m'a raconté son cancer du sein mais n'a pas daigné m'ausculter. Je suis ressortie du cabinet avec le feu vert (décidément) pour marcher: au doigt mouillé, sans jeter un oeil sur mon pied et mon tibia endoloris, elle a estimé que ça passerait.

Bien.

Mon enclume et moi, on est donc reparti sur le chemin, ce qui me vaut depuis trois jours de monter tout escalier à quatre pattes.

Grosse classe.

Toute la journée, je marche une vingtaine de kilomètres sur des terres caillouteuses, poussiéreuses, mousseuses ou goudronnées en gardant (à peu près) la tête droite (merci les bâtons de marche) mais le soir venu, je ressemble à cette drôle de chose boiteuse que je croise non sans effroi dans le miroir. Et d'autant plus depuis l'ajout du sac à caca. Hum.

J'avoue, je trouve ca assez drôle. Quoique douloureux.

Chaque nuit, réveillée par la douleur, je songe que je ne repartirai pas le matin venu. Et puis, chaque matin, je me souviens que mon compte en banque est proche de mon niveau de dignité (entre le négatif et zero) et que je ne pourrai pas m'offrir le taxi pour rejoindre l'étape suivante.

Surtout, si je veux être un peu plus sérieuse, je n'ai aucune envie de lâcher le chemin comme ça, dusse-je me transformer en Toutankhamon. C'est donc parée de bande elasto sur les pieds que je demarre chaque journée. C'est la seule certitude.

Ensuite, tout s'enchaîne de façon parfois lunaire, entre rencontres du 3e type avec un Provençal à la gouaille exceptionnelle, ou ce Portuguais qui raconte pourquoi il veut mourir aux Açores. Il y a aussi Maria, femme de 82 ans qui traîne son chariot de gâteaux pour arrondir ses fins de mois ou Justine, jeune femme écorchée vive qui a tout plaqué, boulot et appartement, et qui veut aller jusqu'à St Jacques.

Entre vallées verdoyantes et paysages proches des steppes de Mongolie, j'avance à mon rythme, et tant pis si j'ai l'impression d'avoir un bout de bois en lieu et place de la jambe. Tous les sens sont éveillés, la moindre bouchée, un bout de pomme ou de banane, revêt une saveur incroyable.

A échanger avec les autres pèlerins, on realise l'aspect fantasmagorique des chemins de Compostelle. Tout devient un peu magique. On a les yeux grand ouverts sur les beautés du pays et on s'emerveille aussitôt. Alors, quand on entend un drôle de son, mélange de râle de papi Michel et de cri plaintif, on imagine aussitôt qu'il s'agit du fameux brame du cerf.

Avant de réaliser que le cerf... est une poule.

...

 La limite de l'imagination, sur un chemin où, pourtant, tout est possible.

lundi 25 septembre 2023

Histoire courte (ou comment je suis morte dans un pmu)

 Aumont-Aubrac, ce dimanche, il doit être 13h, ca parle fort au Café de la Mairie. J'ai écrit le précédent post de ce blog, pour accepter mon sort et tenter d'oublier la douleur. Je me sens épuisée, j'ai envie de m'assoupir sur la table. Est-ce que j'ose?

Après tout, quand je suis rentrée, deux heures plus tôt dans ce lieu visiblement très couru de la commune, personne n'a vraiment fait attention à moi...

Bon, ok, si j'excepte ce monsieur qui a pouffé de rire en me zyeutant de haut en bas, en donnant un coup de coude à son voisin.

"Regarde celle-là, avec ses tongs!"

Le tout dit avec l'accent chantant de la Lozère.

...

Bref, hormis ce fin observateur de mon improbable combo tongs/chaussettes de rando, tout le monde était resté très discret à mon égard. Donc, la petite sieste sur la table, je valide.

Je pose ma tête entre mes bras et boum, repos quasi instantané.

Soudain, j'entends une grosse voix, que j'imagine venue de mes songes.

"Elle est morte?

- Son dos ne bouge pas" ajoute une voix féminine, visiblement inquiète.

- Tu crois qu'elle respire encore?"

Là, je capte la réalité du moment, lève la tête et regarde les visages affolés autour de moi.

"Eh beh, on a cru que vous aviez fait un malaise" me dit l'une des dames.

"Que tu étais morte, oui!" Me lance le pilier de bar, toujours sur son tabouret.

Je crois bien qu'ils étaient à deux doigts d'appeler les pompes funèbres.

Note à moi-même : même en mode zombie, tu restes visible des vivants.

dimanche 24 septembre 2023

La condition humaine (découvrir le dénivelé négatif)

 


Je croyais avoir touché le fond, en termes de dignité. Pourtant, en la matière, c'est comme sur les chemins de Compostelle, il y a du dénivelé négatif. Et la descente peut s'avérer rude ! J'en ai fait la cruelle expérience dans la nuit et c'est donc dans un état pitoyable, en tenue de sport et chaussée d'un improbable combo tongs/chaussettes de rando que j'ai renoncé à l'étape du jour, alors même que je posais un pied à terre.

Ou plutôt que je tentais. Tenaillee par la douleur, au pied, au tibia, je chassais maintenant celle qui enserrait mon ventre et les nausées qui allaient avec. Intolérance aux anti inflammatoires. Parfait.

J'ai tenté la politique de l'autruche. J'ai pas mal, j'ai pas mal, c'est dans la tête.

Ca marche pas.

J'ai senti les larmes monter. La frustration, plus que la douleur, me renvoyait vers une tristesse disproportionnée.

Il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Je ne marcherai pas aujourd'hui.

Congelée sur le bord de route, en attendant une navette qui n'est jamais venue, j'ai encore dégringolé en termes de dignité. J'ai ainsi recouvert mon crâne glacé avec ma capuche de sweat, me transformant illico en teletubbies, sous le regard hilare de ma comparse Flo, fidèle et précieuse compagne de route.

C'est simple, face à mes pleurs de résignation et de frustration - oui, face à la drama queen qui avait pris possession de mon corps meurtri - elle a gardé le cap et géré.

Si vous cherchez un couteau suisse pour voyager, appelez-la. Et si vous voulez vous amuser avec une randonneuse en carton, surtout, n'hésitez plus, sifflez-moi.

Le taxi étant réservé pour rejoindre le prochain gîte, mon amie Flo a pu reprendre la route, seule, tandis que j'allais m'affaler sur le canapé de l'hôtel où nous avions pris nos quartiers la veille. Quitte à battre des records en termes de dignité négative, autant y aller franco, non?

Toujours nauséeuse, j'ai comaté en attendant mon sauveur - qui s'appelle également Flo - essayant de chasser les idées noires de mon esprit embrumé. Serais-je donc une looseuse? Moi qui voulais en baver un peu, n'ai-je pas été présomptueuse en imaginant que j'allais passer fingers in the noise le chemin de Compostelle, ce tremplin vers la vie d'après ?

Le taxi est arrivé, Flo est resté très pro, ne pouffant pas à la vue de ce zombie en tongs/chaussettes. Il l'aurait fait que je n'aurais pas pu lui en vouloir. On a traversé des routes magnifiques de cette Lozère sauvage et verdoyante. La voiture glissait littéralement sur l'asphalte, sous le soleil et un ciel bleu immaculé. Une vraie pub pour s'installer dans cette campagne profonde, tandis que Flo, le chauffeur, me racontait les joies simples et authentiques de cette vie qui est la sienne.

Pas dupe, il connaît l'autre monde, celui de la France urbaine, de la consommation, de l'inflation et de l'insécurité. Il sait combien son choix de vivre ici, dans ce coin qui l'a vu naître, le préserve d'un stress qu'il observe chez les citadins. Et ce d'autant plus qu'il fait de nombreux aller-retours dans tous les coins de France et même d'Europe, à l'occasion de missions de rapatriement.

Avec à chaque fois le même sentiment, celui d'être bien mieux ici, en Lozère, dans cette France profonde et discrète, qu'à courir comme on le fait dans des villes, même modestes. "La France est devenue une poubelle", tranche-t-il, sans pour autant se départir de son sourire et de sa sympathie.

Lui, il aime son métier, bien manger, voir des potes, les rapports vrais et aller aux champignons après son boulot.

Il le dit sans ambages. Les citadins qui débarquent ici "avec leurs dollars, comme on dit, ce sont des cons, à croire que tout leur est dû. Quand je vois ces Parisiennes qui disent vouloir faire le chemin, qui postent sur Instagram des clichés mais qui le font en fait en taxi, pfff... Remarquez", ajoute-t-il avec malice, "ça fait aussi du business pour moi!"

Lovée au fond du siège en cuir, je sens un violent sentiment d'imposture. Moi qui fanfaronne avec mon Chemin, je suis bien dans un taxi pour rejoindre Aumont-Aubrac, au lieu de crapahuter sur les roches ou à travers bois. Ne serais-je pas aussi superficielle que ces bobos dont Flo parle avec dédain ?

Je fais taire mon ego, blessé. J'accorde à mon corps le repos qu'il semble réclamer, et tant pis pour mon orgueil. L'humilité est le maître mot du chemin de Compostelle. Et, qui sait, une fois retapée, peut-être vais-je de nouveau passer en dénivelé positif en termes de dignité, après une sacrée descente?

J'écris ces lignes dans un café où j'ai trouvé refuge, en attendant l'ouverture du gîte. Et je songe que sans cet accident de parcours, je n'aurai pas entendu le témoignage de ce Flo qui défend la ruralité et ses vertus, véritable hymne à l'authenticité. Je ne serais pas là à entendre la gouaille de ces piliers de bar à l'accent chantant. Je n'aurais peut-être pas prêté attention à ces toits en lauze et à ces demeures aux volets colorés, dans ce village perdu au fin fond de la France.

Je n'aurais pas laissé de répit à mon corps qui en réclamait, car je suis juste humaine. C'est aussi ça, le chemin de Compostelle. Accepter sa condition.

samedi 23 septembre 2023

Les Jacquets et mes tongs

 


18h. Il reste 1 km à parcourir sur les 28 de la journée.

Ressenti 15 km.

Je traîne mes bâtons de marche. Je n'ai même plus la force de les soulever. J'ai mal au tibia, une douleur intense qui me cloue sur place. Hier soir, j'ai fini le dernier kilomètre en... tongs, ne supportant plus mes chaussures. Merci l'ampoule de compet.

Vous m'auriez vu, on aurait dit une figurante de Walking Dead. J'aurais juste pas eu la force de bouffer qui que ce soit, trop fatiguée.

Deux jours plus tôt, après notre première étape, je faisais la fierote. Tout le monde semblait épuisé et moi, je pétais le feu. Zéro douleur, zéro envie de dormir, trop heureuse d'y être, enfin. Et puis voilà, le corps te teste un peu et t'assaille de quelques coups de poignard bien sentis, histoire de retrouver un peu d'humilité.

Il va falloir serrer les dents. Et continuer de prendre les pas les uns après les autres pour atteindre l'objectif. A chaque fois que je suis tentée de fixer le haut de la côte, je me ravise et baisse la tête. Inutile de se faire peur, il faut prendre le chemin comme il vient, ne pas chercher à trop se projeter, pour rester zen, tout en gardant en tête l'objectif final. Belle métaphore de la vraie vie.

Le chemin de Compostelle s'apparente à une sorte d'idéal, me semble-t-il. Si seulement les relations sociales, dans la vie de tous les jours, pouvaient être aussi simples et fluides que sur le pèlerinage ! Ici, on parle naturellement de l'être plus que du faire. On marche et on se sent spontanément attiré par une personne ou un groupe. On entame la conversation, qui peut prendre un tour léger ou profond en quelques minutes. On va faire un bout de chemin ensemble, pour dix minutes ou dix heures, peu importe. C'est éphémère et ca transpire pourtant l'authenticité.

Il y a Isabelle, revenue d'un cancer et d'un burn out; Charlotte, jeune interne en medecine qui souhaite "devenir un bon médecin pour ses patients". Il y a Katia, kinésithérapeute divorcée en quête de réponses sur son fonctionnement. Alain, qui prend le chemin par tous les bouts et qui ne recule pas devant les longues distances. Ces trois amies de soixante ans qui ont choisi ce pèlerinage comme pour sceller à jamais leur amitié. Il y a ce jeune homme solaire, parti jusqu'à Santiago, sans le sou mais avec un coeur énorme.

Et tous ces Jacquets, jeunes ou vieux, seuls ou en couple, entre amis, tous ces duos de copines, aussi, que l'on retrouve gîte après gîte. Des êtres taiseux ou pas, timides ou non, avec qui on partage la soupe du soir et des impressions diffuses sur le chemin ou sur la vie.

Tous sont venus peu ou prou pour discerner, réfléchir, poser l'essentiel: qui sont-ils, où vont-ils, quel sens leur vie prend-elle. On n'est pas forcément sur des profils de moines bouddhistes. Non, il y a autant de profils variés que de façons d'envisager le chemin.

J'imagine que cette face intime, qui ne l'est plus en quelques minutes, reste parfois pourtant secrète pour l'entourage de ces personnes. Mais ici, on lève le voile plus vite qu'une ampoule sur le pied d'un pelerin et on ne s'embarrasse pas de faux semblant.

Le chemin constitue le terreau idéal pour définir la ligne de vie qui nous correspond, à nous et pas forcément aux autres. C'est comme ca que l'on gagne chaque jour en sérénité.

Et tant pis pour ma dignité, perdue au moment précis où j'ai fini le chemin en tongs.