dimanche 1 octobre 2023

Hymne à l'impermanence

 


Samedi matin. Les muscles sont durs, tendus, le tibia crie grâce et la cheville a triplé de volume. Pourtant, je me sens heureuse et comblée, assez fière du chemin parcouru, aussi. En trois heures, nous avons donc rejoint Conques et bouclé notre périple de dix étapes, en partant sous un magnifique ciel étoilé.

Ça n'a pas été sans émotion, au moment de longer le cimetière d'Espeyrac dans la nuit, privées des lampes frontales restées dans le sac (lui-même resté dans le mauvais gîte).

Un rien de frissons, renforcés par une Lune brumeuse, beaucoup de rires au moment d'éviter les racines du chemin et puis, les yeux se sont habitués à l'obscurité comme le corps s'adapte aux obstacles.

A chaque pas, un nouveau sol, une roche différente, des plantes diversifiées, des animaux de toute sorte, une pensée qui succède à l'autre ou le grand silence qui s'installe. On marche sous le cagnard, au gré du vent ou de la pluie, sous une légère brise rafraîchissante ou en se protégeant des rayons du soleil. Tout change, constamment.

Ce chemin est un hymne à l'impermanence. Accepter ce mouvement, c'est s'ouvrir à cette probabilité. C'est admettre que rien n'est acquis mais que ça existe, simplement, et l'instant furtif se vit comme tel. Naïvement, on cherche à saisir ces instants, enclenchant l'appareil photo plus que de raison, comme si on allait graver la beauté des paysages dans nos mémoires. Si je veux être honnête, je ne me souviendrai sans doute pas des lieux, des noms, des endroits précis, que j'ai immortalisés, dans quelques temps. 

Je garderai en revanche en moi enraciné le spectacle de la nature, parfois bienveillante, verte et aérée, parfois écrasante, avec ces roches escarpées, parfois, encore, intimidante avec ces collines qui tombent à pic et creusent des gouffres à l'infini.

Avant de partir faire un bout du chemin de Compostelle,  je ne cherchais pas de réponses à de quelconques questions. Abricotine m'avait laissé le loisir de me pencher plus ou moins sereinement sur les sujets existentiels qui me préoccupaient.

J'avais juste envie, je crois, de m'extraire de la vie réelle pour plonger dans un monde parallèle où tout le monde se salue, et avec le sourire, s'il vous plaît.

Dans un monde parallèle où les gens prennent le temps de marcher, de contempler, de respirer. De cheminer. La vie semble ici plus ancrée avec la terre, avec l'être.

Sur le chemin, on est entier parce que l'on n'a aucun intérêt à jouer un rôle.  On marche les uns à côté des autres, quelques secondes, minutes ou heures et on est soi-même, point. Sans artifice.

Parfois même sans dignité, certes, mais ceci est une autre histoire.

Alors, évidemment, il faut parfois composer. Avec la météo, même si celle qui nous a été offerte s'est avérée plus que clémente. Il faut surtout composer avec la douleur, laquelle n'épargne personne, de la banale mais si pénible ampoule à la tendinite, que l'on soit jeune ou vieux, peu aguerri ou résistant.

Maintenant que j'ai fini le chemin, je peux l'avouer: chaque nuit, quand la douleur me tenaillait, je pensais ne pas repartir le lendemain. Et puis au réveil, miracle. Je me préparais et je repartais. Lève-toi et marche!

On se fait mal, c'est vrai, mais on se respecte. On écoute son âme et elle nous dit d'avancer... ou de stopper, le temps d'un necessaire répit. Ici, la liberté passe par la discipline. S'entraîner, s'étirer, se masser... ces impondérables que je n'ai pas toujours eu la force d'appliquer, usée par les kilomètres de la journée. Parfois, la douleur est si vive que le feu semble consumer les tissus. Mais la détermination, jamais.

Je savais que je mordrais un peu la poussière et le poteau que j'ai à la place de la cheville me le rappelle. Mais, magie du chemin, elle n'a pas freiné ma joie, réelle et entière, que j'ai ressentie à chacun des 160 km parcourus. Elle n'a pas terni le bonheur d'être en vie, ici, consciente, parfaitement consciente de ma chance. Oui, je boîte, oui, tous mes muscles sont tendus et alors? Je lève mes yeux, attablée à une terrasse de Conques et je perçois chez les pèlerins ce même cocktail, entre sueur et fatigue, tiraillements et béatitude.

Je ferme les yeux, j'inspire. Ne pas chercher à se projeter, ni appréhender le retour à la vie réelle. Saisir la bonne énergie qui plane, s'imprégner de ce hors sol. Je ressens une immense gratitude, y compris pour Abricotine, sans qui je n'aurais jamais tracé ce beau chemin.

Je réalise à quel point ce périple s'est avéré exceptionnel, sans se départir d'une déconcertante simplicité. Magie de Compostelle, où chacun est à sa place,  sans empiéter sur celle des autres.

1 commentaire:

  1. Magie de Compostelle ou tout simplement de ces routes de marcheurs, comme il y en a tant qu’autres ? Difficile de savoir, et peu importe sans doute tant que la trace bénéfique est là. Tu pourras toujours faire la route de Stevenson l’an prochain 🤣 Ivan

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