samedi 29 juin 2024

Le jour où j'ai demandé de ne pas essayer le vitriol

 Un dimanche ensoleillé, à la campagne. Nous nous mettons à table, nous sommes une dizaine d'amis, nous n'avons pas 30 ans.

Nous sommes en avril 2002. Le week-end précédent, Jean-Marie Le Pen a fait près de 18% au premier tour des élections présidentielles, évinçant Lionel Jospin. Il n'y aura pas de duel droite/gauche pour la présidence. L'extrême-droite est au second tour et avec elle la résurgence de vieux traumas et des peurs légitimes, me semble-t-il. Celles de voir son pays sous l'éteignoir de l'extrême-droite.

Je crois que, parfois, j'aime mettre les pieds dans le plat. Depuis une semaine, je suis catastrophée. Je me demande comment c'est possible. C'est vrai, nous sommes en colère contre les hommes politiques et je me suis personnellement fendue d'un vote de contestation - j'ai voté Noël Mamère. La chute de Jospin, c'est les gens comme moi qui l'ont engendrée (bon, on est d'accord, la gauche s'était tiré une balle dans le pied toute seule, à l'époque) (mais ça n'enlève pas ce goût amer de la culpabilité qui ne m'a jamais quittée) (Noël Mamère) (bref).

J'aime mettre les pieds dans le plat, disais-je. Nous sommes dix à table. Je les regarde un par un. Si on suit les statistiques, y'en a bien un ou deux qui a donné son vote au Front National. Je demande à la volée que la ou les personnes qui l'ont fait, non pas se "dénoncent" mais m'expliquent. J'ai toujours besoin de comprendre. C'est chiant, mais c'est comme ça.

Je sais aussi qu'on ne parle pas des sujets qui fâchent, avec les amis, paraît-il. Trop tard.

Regards interloqués, bouches fermées, ils me scrutent et le silence s'installe. Et puis, l'une des personnes, sans doute plus courageuse que les autres, m'explique qu'elle n'en peut plus des femmes voilées dans les transports. Et commence à dérouler le discours habituel, sur l'envahissement supposé de nos contrées par des sarrazins à qui on a rien demandé, mais à qui on donnerait tout.

J'ai envie de vomir, à l'époque, écoutant ce flot pas encore décomplexé - elle a conscience, je crois, de franchir la ligne, mais c'est devenu trop pesant pour elle de se taire, de se laisser faire.

Je n'en peux plus, je me lève. Je quitte la table, prends mes affaires et décide de rentrer à pied. Ma bravoure est vite limitée par un élément factuel: nous sommes à 25 km de la ville dans laquelle j'habite à l'époque. Après avoir marché quelques centaines de mètres, je suis rattrapée par mon compagnon d'alors, qui tente de me "raisonner" - visiblement, c'est moi qui ai semé le trouble (j'avais pas ça en tête).

Je regarde la route devant moi. On va mettre un paquet de temps à rentrer, ma colère, mon désarroi et moi, alors je le suis et ne décroche plus un mot de la journée, avec ces gens qui, entre-temps, sont passés à quelque chose, rient, parlent, s'amusent comme si de rien n'était.

...

29 juin 2024.

A la veille du premier tour des législatives, je réalise que ma colère et mon désarroi ne m'ont jamais quittée, face aux discours actuels. "On a qu'à essayer", slogan lunaire, pour le moins, pour laisser les manettes du pouvoir à un parti xénophobe et sans aucun fond autre que celui construit sur un terreau de haine et de fascisme.

Le Rassemblement national est aux portes de cette accession qu'il fantasme depuis tant d'années et, justement, ce n'est plus un fantasme. Oui, évidemment, autour de moi, je ne vois que des personnes aussi catastrophées que moi - qui se ressemble s'assemble - mais j'entends aussi ce "on a qu'à essayer", comme pour suivre la stratégie de notre cher président : "vous voyez bien, je vous l'avais dit que c'était de la merde, dans deux ans, vous re-voterez pour moi."

Ou pas. En aura-t-on au moins la possibilité, déjà? Où en sera ce qui n'est plus déjà plus une démocratie depuis le macronisme? Soyons clair, je n'ai aucune intention de redonner un jour ma voix à cet homme irresponsable qui a précipité notre chute - je l'ai fait naïvement en 2017, merci, j'ai eu le temps de réfléchir depuis.

Moi, j'ai jamais essayé de boire de l'eau de javel ou de mettre le feu à mes cheveux pour voir comment ça faisait.

En 2002, j'avais eu peur, comme tous ces Français qui ont voté massivement pour Chirac au second tour des présidentielles, tel un pare-feu au fascisme. La menace était là mais sincèrement, qui aurait cru un jour que le peuple français, qui s'énorgueillit du "Liberté, égalité, fraternité", en viendrait à donner les rênes à des gens qui fondent leur marche sur la destruction de l'autre, sans solution par ailleurs?

J'écris ces mots et je me sens tellement naïve et vide, tant la sidération s'est emparée de moi.

J'ai toujours pensé qu'avoir grandi dans une banlieue parisienne, où toutes les couleurs et nationalités étaient représentées, avait constitué une chance pour moi. La question de la différence, je ne me la suis pas posée. Elle était là face à moi et, du haut de mes 6 ans, la seule chose que je n'ai pas comprise, en arrivant dans un quartier nantais plutôt BCBG, c'est pourquoi il n'y avait que des blancs dans ma classe.

J'ai élevé mon fils dans ces valeurs. Quand il m'a demandé, avec sa petite trogne, pourquoi notre voisin était noir, alors qu'on était tous les trois dans un ascenseur exigu, je lui ai juste conseillé de poser sa question directement au monsieur. Ce que ce dernier a fait. La différence peut interpeller; pourquoi devrait-elle faire peur à tout prix?

Naïve? Peut-être. Sûrement, même. Je suis une utopiste. Sans pouvoir comparer ce que vivent des populations entières aujourd'hui en France, qui n'ont pas eu l'outrecuidance de se repeindre la face en blanc, j'ai senti une fois ce parfum malaisant du racisme, à mon encontre. Oui, une seule fois, qui m'a suffi à réaliser l'injustice et la cruauté, l'envie de défiance qui s'engouffre en soi, aussi, face à autant d'hostilité illégitime.

A Atlanta, ville noire à 96%, je suis rentrée un jour dans un restaurant, situé à une sortie de l'autoroute, dans ces drôles de zones totalement dépersonnalisées où le seul point commun est le Denny's, le Mc Do et un Motel 6 crasseux. J'étais là-bas pour le All Star Game de la NBA, il était 16h et je n'avais toujours pas mangé. J'arrive donc, pousse la porte et sens d'emblée le malaise. C'était un dimanche, les gens étaient attablés en famille et je suis saisie par l'intensité du regard d'une petite fille, qui me dévisage, tourne les talons et va voir sa grand-mère en me montrant du doigt.

Je ne comprends pas, au début. Ai-je une patate sur la joue ? Je commande, et je sens la pesanteur de ces regards sur moi. Je n'exagère pas. Ils me scrutent, plus que perplexes quant à ma présence à leurs côtés.

Je suis une blanche au milieu des noirs, et clairement, je ne suis pas la bienvenue.

Autant vous dire que je n'ai pas terminé mon repas, que j'ai pris mes cliques et mes claques, effarée de cette situation que j'ai provoquée sans même y avoir songé. Je me suis sentie l'étrangère. Celle qui n'a rien à faire là. J'ai pensé à ce que ça doit faire, d'être un arabe en France.

C'est complètement irrationnel. Tout simplement. 

Aujourd'hui, la parole est décomplexée. Au boulot, c'est une dame qui m'explique au téléphone que son fils a perdu sa carte d'identité, et que celui-ci lui a rapporté que, "quand même, y'avait beaucoup de migrants avec lui ce jour-là". Insinuations perfides et abjectes, que la femme te balance sans vergogne.

Ce n'est pas nouveau, évidemment. Je me souviens de cette agent immobilier qui, croyant me rassurer, m'avait dit, alors que j'emménageais dans un appartement au 1er étage, situé dans un immeuble du centre-ville: "Ne vous inquiétez pas, ils sont tous au 4e étage.

- Ils?" lui avais-je répondu, interloquée, incrédule.

"Oui, vous savez, les familles africaines."

J'avais vraiment besoin de cet appartement. Je me suis contentée de lui dire combien j'étais choquée par sa réflexion, mais j'ai quand même emménagé. A l'époque, elle s'était sentie bête, mais maintenant? Qu'en serait-il?

Aujourd'hui, c'est cette élue du RN qui assure fièrement que "ces gens-là, si on ne les voit pas le matin au marché dans lequel elle tracte, c'est parce que ce sont des fainéants, qui ne font rien de leur journée". Toutes ces caricatures, tous ces clichés purement xénophobes, qui sont (pour l'instant) punis par la Loi, combien de votants français vont les autoriser explicitement par leur adhésion au RN ce dimanche, et le suivant?

Oui, je sais, j'ai un discours très simpliste, il n'y aucune analyse de ma part, je réagis sous le coup de l'émotion. Mais je ne peux pas croire qu'on en soit là. La priorité est-elle vraiment de dévoiler les femmes? De traquer tout musulman? N'y a-t-il pas plus urgent, des hôpitaux, des écoles, des services publics, à gérer?

Je me sens impuissante.

J'irai voter demain, pour le Nouveau Front Populaire, parce qu'à ma minuscule échelle, c'est le seul geste utile que je puisse faire.

Je ravale ce goût de vomi qui me vient en bouche. Décidément, c'est pas bon, l'eau de javel.

1 commentaire:

  1. Oui c’est vrai que de questionner son entourage serait une façon directe et utile d’affronter la réalité, mais il faut des arguments, pas seulement des idées « sensées toutes faites » et, surtout, il ne faut pas craindre les réponses…

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