mercredi 10 janvier 2024

Dernier soubresaut (gérer le vide)


 Un jour, au printemps dernier, en pleine introspection, j'ai commencé un manuscrit. Ou au moins une esquisse, un essai, un jeté, que dire... Voilà, j'avais besoin que les mots sortent, que mes émotions s'expriment à travers des consommes, des syllabes, des lettres, des phrases, des paragraphes, des chapitres...

Il y a un passage qui introduisait une partie importante à mes yeux, partie que je n'ai pas encore achevée, d'ailleurs, tant l'expression n'est pas encore totalement affinée et tant, surtout, j'ai délaissé ce projet, pour me remettre un peu en marche, dans la vie dite normale où on se lève le matin, on va travailler, on rentre, on se couche, fatigué, et on néglige les essentiels, ces petits riens qui illuminent le quotidien, cette part de création que l'on a en nous mais qui a besoin d'un minimum de concentration et de temps pour se libérer.

Bref, je m'égare, mais j'énumérais les expériences - tellement typiques, peut-être banales, aussi, d'une Occidentale du 21e siècle - que j'avais vécues dans ma vie, ayant le sentiment de constituer un vrai appel à témoins à moi toute seule, tant je réunissais nombre de faits de société. Je checkais. L’anorexie. La boulimie. La vie en couple. La séparation. La vie de maman solo. L’enfant « atypique », harcelé. La vie de célibataire. La reconversion professionnelle. La création d’entreprise. Le burn out.

Des moments parfois douloureux mais pas rares, voire parfois tristement communs, chez nos contemporains.

Bon, la tumeur cérébrale et le kidnapping en Tunisie, ça, c'était le petit truc en plus, mais devais-je en faire une fierté? Disons que je préfère aujourd'hui en rire. Pour le reste, je me sentais un peu blasée, comme si tout le dur était un peu passé. Et que la vie n'était devenue qu'un beau champ de fleurs, un terrain de jeu accueillant, tel un tapis rouge jusqu'à la sérénité.

Je pourrai aujourd'hui rajouter une ligne. La liquidation judiciaire.

L'exercice s'apparente à... la plonge en cuisine. Quand vous croyez qu'il n'y en a plus, en fait, y'en a encore. C'est un principe, ne me demandez pas pourquoi. Mais au moment où vous cédez les rênes de votre entreprise à un mandataire, pensant naïvement que vous allez pouvoir dormir sur vos deux oreilles, paf!

Les surprises s'enchaînent. C'est le client retardataire qui répond trop tard au mail que tu lui as envoyé, qui t'adresse son RIB pour remboursement alors que les jeux sont faits. C'est la banque qui t'annonce le passage en contentieux, qui te menace en évoquant un remboursement des prêts à titre personnel, quand tu croyais être cautionnée à 100%, et qui bloque l'accès à ton appli. C'est ta ligne téléphonique qui est coupée. C'est la mandataire qui t'annonce que tu devras payer sur tes fonds propres - oui, encore - les cotisations sociales pendant trois mois encore, pour un statut de travailleur non salarié auquel tu as renoncé depuis un moment.

C'est ton propriétaire qui réclame légitimement son loyer et qui tente les yeux doux et l'apitoiement pour t'amadouer. Et qui, ayant compris que l'affaire est morte, t'envoie le lendemain un cinglant "Bon, après tout, c'est vous qui êtes le plus à plaindre, finalement." Légère allusion à Abricotine, dont je lui avais finalement révélé l'existence.

Euh???

Les émotions surviennent. A la banque, ce sont tes moyens de paiement que tu rends, sur un coin de bureau, en signant un papier que le conseiller - gentil, mais doté d'une tension proche du néant - manque de tâcher avec sa tasse de café chaud. Le type est nonchalant et te sourit, sans imaginer une seconde que tout ton corps est secoué intérieurement de spasmes. Il imprime son papier et quand tu le prends, ce sont les derniers souvenirs qui partent en miettes. Il n'en sait rien. Toi, tu as envie de le secouer pour qu'il réalise, qu'il compatisse, qu'il... Mais en fait, non rien, que peut-il y faire? Il n'a pas idée de la tornade interne et c'est ok. 

Ce sont les recommandés, que tu n'ouvres même pas, sur le moment, qui parlent de jugement, de procédure, comparution, cessation et autres joyeusetés du type enchères et menaces d'interdiction de gérer.

Ce sont les clés du local que tu rends, le matériel que tu laisses, le dernier regard que tu poses sur ces murs qui ont tout connu, ta joie et ta détresse, ta peine et ta folie.

C'est la vie qui défile, c'est ton coeur qui défie la raison dans un dernier soubresaut, c'est la flamme qui s'éteint. C'est ce que tu veux mais que tu ne veux pas, en fait. C'est comme un enterrement alors que tu es vivant.

C'est ta naïveté qui te navre. A quoi m'attendais-je? Evidemment que c'est un passage fastidieux, forcément que le moment n'est pas des plus sympas. A quel moment ça rentre dans une bucket list, une liquidation judiciaire, hein?

Pourtant, malgré le renoncement, je vais bien, vraiment. J'avais besoin d'éprouver cette perte, j'imagine, et de réaliser à quel point la liquidation judiciaire joue effectivement son rôle, celui de vider de sa substance quelque chose pour lequel tu as tant vibré il n'y a pas si longtemps.

Absurde, peut-être un peu, mais forcément salvateur.

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