vendredi 31 octobre 2025

La dernière révérence

Hier soir, j'écrivais: "A l'heure de ces lignes, papa est encore de ce monde. Ou tout du moins son enveloppe corporelle, tant son âme semble déjà flotter hors de nos murs..."

Vingt minutes plus tard, il partait. Le jour de l'anniversaire de mon fils, qu'il adorait. Comme un signe de l'affection qu'ils se portaient mutuellement. 

Le médecin a appelé à 23h59 et nous sommes allées, ma maman et moi, hagardes, le voir dans la chambre qui l'a vu partir. Les traits plus reposés, oui, le teint déjà un peu jaune, le visage émacié et ces yeux fermés, si beaux, si bleus, que l'on ne verra plus.

Papa, où que tu sois désormais, tu le sais mais je te le redis. Je t'aime.

jeudi 30 octobre 2025

Tenir, pour lui

 
Ce ciel. Ces contrastes de jaune, bleu, rose, se fondant dans la nuit tombante.

Se raccrocher à quelque chose. N'importe quoi mais ressentir, se focaliser, rester debout.

...


Je suis sortie chancelante de l'hôpital, hier soir. Et j'ai fixé ce paysage, bien réel. Le midi, le gérontologue m'avait appelée, en m'expliquant que le pronostic vital de mon papa était désormais engagé. Que l'essentiel, maintenant, était de lui apporter du confort, plus du soin.

Moi qui avais le sentiment de l'avoir abandonné - je n'étais pas retournée le voir depuis quelques jours, un peu traumatisée - j'ai senti qu'il était temps de voir mon papa.

Le cœur battant, j'ai pris la route, après le travail, le cerveau en compote. Tel un automate, je me suis garée, j'ai accéléré le pas, remettant ma capuche pour contrer la forte averse, franchi la porte de ce maudit hôpital et marché dans les longs couloirs glauques du CHU, et ai attendu nerveusement le médecin. Ce dernier m'a accompagnée dans cette chambre 419, et après quelques explications, m'a laissée seule. "Vous pouvez lui parler. On ne sait pas trop comment, mais ils ressentent des choses et peuvent vous entendre dans leur état."

"Ils" ce sont ces hommes et ces femmes perdus pour la médecine, qui vont s'enfoncer plus ou moins vite. Parmi eux, il y a donc mon papa.

A cet instant, il reste douloureux, je le devine aux spasmes qui viennent régulièrement crisper son visage. Dénutri et victime d'une pneumopathie, il reste sous oxygène, tousse et dort profondément. Je saisis ce moment hors du temps, alors que tombe la nuit, pour m'approcher de lui et lui parler. Lui dire tout l'amour que j'ai pour lui. Je ris, je pleure, je lui raconte combien j'étais fière de dire qu'il était mon papa, lorsqu'il m'amenait à son travail et que je sentais à quel point il était populaire auprès des enfants. Je lui avoue combien j'avais été touchée, cette fois où il a sonné à ma porte, un 14 février, pour m'offrir une rose, pensant qu'aucun amoureux n'aurait pensé à moi.

Je le regarde, si fatigué, et repense à ce quadragénaire qu'il était, rouge comme une tomate lorsqu'une de mes copines lui avait avoué qu'elle le trouvait "un peu beau". Quelle gêne j'avais ressentie, et quelle fierté en même temps.

Je lui dis combien je suis désolée d'avoir pu parfois lui créer des angoisses, à vouloir suivre mon chemin sans l'écouter. Je lui parle de mon fils, qui l'aime profondément et pour qui il avait tant d'affection. "Tu te souviens, papa, comme il te fixait alors même qu'il était tout bébé?" J'approche ma main de la sienne, elle est bouillante. Je la caresse doucement et soudain, je sens une pression.

"Papa? Tu m'entends?" Il serre mes doigts. Tente visiblement de parler mais seul une sorte de grognement sort de sa bouche pâteuse.

Je lui parle doucement, me tais, le regarde, lui dis tant de choses, en espérant que sa fin soit la plus paisible possible. Il m'offre la possibilité de lui dire au revoir et pourtant, au fur et à mesure que les minutes s'égrènent, je n'ai plus envie de partir. Je voudrais rester là, l'accompagner jusqu'à son dernier souffle. Je me sens complètement déchirée, entre mon envie de le voir partir, enfin apaisé, et celle de le sentir respirer encore et encore.

Tant que le cœur bat, l'espoir demeure... Mais est-ce une vie? Tiraillée plus que jamais, je quitte à regret la chambre et je me raccroche au vivant, à ce ciel incroyable d'automne, aux rugissements des moteurs sur le parking, au son de la radio qui s'allume en démarrant ma voiture.

La nuit suivante, mon papa s'est encore enfoncé. Aujourd'hui, on lui a retiré l'oxygène, pour le passer sur un duo benzodiazépine/morphine très éloquent, au cas où on aurait imaginé un mieux. Le visage s'est fait moins grimaçant, la respiration plus saccadée.

A l'heure de ces lignes, papa est encore de ce monde. Ou tout du moins son enveloppe corporelle, tant son âme semble déjà flotter hors de nos murs...

samedi 25 octobre 2025

Incertitudes

 Hier soir, je suis allée sur un site, pour voir si mes critères matchaient avec les offres.

...

Euh, un site pour constituer un dossier, afin de taper aux portes des maisons de retraite, ne vous méprenez pas.

Une semaine après son hospitalisation, nous en avons pris conscience; Même s'il ne le sait pas, notre père ne reviendra pas à la maison.

Et du jour au lendemain, nous voilà propulsés dans ce monde lunaire, où l'on évoque la perte d'autonomie, l'univers des grabataires - ce mot qu'il a toujours détesté - l'arrivée dans ces mouroirs. Nous voilà à quémander une place pour notre papa, dans l'un des établissements qui voudra bien le recevoir. Nous voilà à placer une personne de 76 ans là où elle ne voulait surtout pas aller.

On essaie de se persuader que c'est la meilleure solution, pour lui, pour notre mère, pour nous. Bien sût qu'il n'y a pas d'autre issue. A voir l'air résigné des médecins nous expliquant que sa maladie est incurable, oui, on se fait une raison.

Et puis, un passage dans le service suffit à me faire flancher. Ses yeux injectés de sang, sa peau si pâle, ses regards vers les fantômes qu'il semble entrevoir sur les murs de sa chambre, sa logorrhée incompréhensible, cette façon qu'il a d'être là sans être là, mais quel enfer! Quel calvaire il doit vivre, et nous on devrait regarder si les frais de blanchisserie sont compris dans le tarif mensuel des EHPAD?

Et s'il ne résistait tout simplement pas à cette hospitalisation éprouvante, où la seule façon d'apaiser son agressivité est de le shooter... à mort, justement ? Sédaté, il redevient inoffensif. Mais déjà presque mort, soyons honnête.

Alors, je reprends le dossier et je le complète, parce que finalement, ces petites choses concrètes et ces gestes automatiques, c'est ce qui me fait tenir. Avec ma sœur, on se concerte et on soutient notre mère comme on peut. Ce qui circule entre nous est précieux.

Je ne veux pas fuir mes émotions, elles sont là, débordantes, envahissantes et retenir mes larmes me semble parfois impossible, y compris dans la rue ou derrière mon bureau, au travail, où le moindre couac devient une montagne. C'est ce qui s'appelle être à fleur de peau, yeux rougis et lèvres sèches, bide retourné et début d'herpès sur un visage aux trais tirés. Loin de moi l'idée de me plaindre, quoi de plus logique que de perdre sa joie de vivre quand un parent est en train de vous quitter?

L'image de mon papa complètement déboussolé ne me quitte pas, malheureusement. Elle me revient véritablement jour et nuit, me rappelant l'horreur qu'il doit vivre, et je n'ai jamais été si incertaine sur son devenir.

Mais, parce que je suis vivante, je dois me battre pour lui, pour sa mémoire disparue. Il n'est pas juste ce monsieur rongé par la démence à la 419. Nous, on n'oublie pas le papa incroyable qu'il a été, où que son âme soit aujourd'hui.

dimanche 19 octobre 2025

Négocier sur une pelouse verte

La maison et sa teinte saumonée si familière. Le ciel bleu, les arbres joliment teintés des couleurs automnales qui contrastent avec le vert de cette pelouse synthétique. Le décor, à un autre moment, pourrait sembler apaisant et doux.

Il est 17h, ce jeudi, et sur cette pelouse si verte, sont postés six hommes en uniforme. Six gendarmes, entourant ma mère. Devant la maison de mon enfance, voilà donc une intervention pas banale. Je m'étais garée un peu loin, pour éviter à mon père de reconnaître ma voiture, mais lorsque je vois la scène, j'accours, vite, dévalant la pente bitumée et je parviens à leur hauteur, haletante.

"Tiens" me dit ma mère en me tendant son téléphone portable. Je prends et entame une conversation lunaire avec un abruti - je ne trouve pas de qualificatif mieux adapté - chargé de la régulation des appels du 15. 

Pendant une dizaine de minutes, je vais négocier avec lui pour le convaincre de faire venir une ambulance pour mon père, resté à l'intérieur de la maison. Nous sommes dans un scénario digne d'une mauvaise série policière, les gendarmes aux aguets, ma mère, otage d'une situation angoissante, moi qui négocie en ligne et le forcené retranché dans la maison. Sauf que tout ça est très réel.

Ma mère a dû fuir et partir se cacher, une bonne heure plus tôt, car mon père a de nouveau vrillé et s'est montré menaçant. Très menaçant.

Depuis sa dernière hospitalisation d'où il était revenu d'entre les morts, il n'a plus jamais été le même. Souvent agressif et blessant, il a beaucoup évoqué ses idées suicidaires et proféré des menaces de mort, notamment à l'encontre de ma mère.

Si je veux être parfaitement honnête, j'ai hésité à publier ces lignes, car je n'ai nullement envie d'entacher l'image de mon papa. Pourquoi je le fais? Je ne sais pas, sans doute parce que, au fond, je n'en veux pas à mon papa qui n'est pas responsable de sa démence - il en est même la première victime. Et sans doute ai-je l'envie de déposer ce trauma ici, comme pour m'en libérer.

Je sais pourtant que je n'y parviendrai jamais complètement.

Toujours sur le trottoir, je tente de convaincre mon interlocuteur, décidément très fermé. Mon père doit être hospitalisé, qu'il le veuille ou non. Il me rétorque qu'il y a des lois, qu'on n'enferme pas les gens parce qu'ils sont "un peu agités". Là, je hausse le ton. Veut-il que mon père plante un couteau dans le ventre de ma mère, qu'il mette le feu à la maison, comme il menace de le faire depuis trop de jours? J'explique, je raconte les épisodes passés et, alléluia, l'alerte est déclenchée, le SAMU va débarquer. Je tends le téléphone aux gendarmes, me sens soudainement vidée d'avoir tout lâché, consciente que ce n'est pas le moment de craquer.

Je veux me rapprocher de ma mère, que je vois soudain si fragile et désœuvrée, je marche jusqu'à la pelouse et là, j'entends un cri, celui de mon père qui hurle mon prénom. L'un des gendarmes tente de le calmer, mais il ouvre la fenêtre, commence à se plaindre de ma mère et de ses supposés agissements. Je tente de le raisonner, naïvement, et il comprend, dans sa paranoïa, que je ne suis pas dans son camp. Au delà de ses hurlements et de ses insultes, ce qui me frappe le plus, c'est son regard. Ses yeux ronds, noirs de colère et teintés d'animalité, où se lisent rage et fureur. Les yeux d'un fou.

Je m'éloigne de son champ de vision mais il continue de monter en pression, enfermé comme un animal en cage dans son salon. L'ambulance et le médecin arrivent et après un rapide topo, le verdict tombe: il va être hospitalisé sous contrainte, décision actée par le médecin lui-même. "Une piqûre et on l'emmène". Sauf que les murs sont fins et qu'on l'entend gémir, hurler, jurer, pleurer longuement dans une plainte déchirante. "Ce n'est pas mon papa, ce n'est pas mon papa" songe la petite fille en moi qui a envie de se protéger. 

Ma mère essaie, elle aussi, de le faire, me dit: "ne pleure pas, ma chérie". Elle est si courageuse. Elle en a tellement bavé, a serré si fort les dents depuis des mois... Et la voilà réduite, comme moi, à se cacher dans la cuisine pour éviter toute interaction, tant un regard sur nous le fait vriller. Comme si une part de lucidité s'infiltrait dans les tréfonds de la folie.

Il nous a insultées une dernière fois, ma soeur -pourtant absente!-et moi-même, avant que l'ambulance démarre vite pour rejoindre les urgences. Le palpitant en feu, les larmes au bord des yeux, la bouche sèche, on s'est regardé, ma mère et moi, sans vraiment comprendre ce qui venait de se passer.

Le ciel s'était assombri, les arbres laissaient échapper des glands par centaines, le silence était revenu. Cette vision si récurrente, celle de mon papa nous balançant dans les vagues de l'océan, m'est soudain apparue, comme un nouveau coup de poignard dans le cœur.

Ce papa de l'enfance, forcément idéalisé, je continuais de le côtoyer il y a encore peu, par bribes réconfortantes. Je m'y accrochais, j'en avais besoin et mon père lui-même semblait par moment se laisser happer par ce bonheur passé. Aujourd'hui, il n'y avait plus que folie et fureur, angoisse et souffrance. Et pas de bouée pour se rattraper.