dimanche 19 octobre 2025

Négocier sur une pelouse verte

La maison et sa teinte saumonée si familière. Le ciel bleu, les arbres joliment teintés des couleurs automnales qui contrastent avec le vert de cette pelouse synthétique. Le décor, à un autre moment, pourrait sembler apaisant et doux.

Il est 17h, ce jeudi, et sur cette pelouse si verte, sont postés six hommes en uniforme. Six gendarmes, entourant ma mère. Devant la maison de mon enfance, voilà donc une intervention pas banale. Je m'étais garée un peu loin, pour éviter à mon père de reconnaître ma voiture, mais lorsque je vois la scène, j'accours, vite, dévalant la pente bitumée et je parviens à leur hauteur, haletante.

"Tiens" me dit ma mère en me tendant son téléphone portable. Je prends et entame une conversation lunaire avec un abruti - je ne trouve pas de qualificatif mieux adapté - chargé de la régulation des appels du 15. 

Pendant une dizaine de minutes, je vais négocier avec lui pour le convaincre de faire venir une ambulance pour mon père, resté à l'intérieur de la maison. Nous sommes dans un scénario digne d'une mauvaise série policière, les gendarmes aux aguets, ma mère, otage d'une situation angoissante, moi qui négocie en ligne et le forcené retranché dans la maison. Sauf que tout ça est très réel.

Ma mère a dû fuir et partir se cacher, une bonne heure plus tôt, car mon père a de nouveau vrillé et s'est montré menaçant. Très menaçant.

Depuis sa dernière hospitalisation d'où il était revenu d'entre les morts, il n'a plus jamais été le même. Souvent agressif et blessant, il a beaucoup évoqué ses idées suicidaires et proféré des menaces de mort, notamment à l'encontre de ma mère.

Si je veux être parfaitement honnête, j'ai hésité à publier ces lignes, car je n'ai nullement envie d'entacher l'image de mon papa. Pourquoi je le fais? Je ne sais pas, sans doute parce que, au fond, je n'en veux pas à mon papa qui n'est pas responsable de sa démence - il en est même la première victime. Et sans doute ai-je l'envie de déposer ce trauma ici, comme pour m'en libérer.

Je sais pourtant que je n'y parviendrai jamais complètement.

Toujours sur le trottoir, je tente de convaincre mon interlocuteur, décidément très fermé. Mon père doit être hospitalisé, qu'il le veuille ou non. Il me rétorque qu'il y a des lois, qu'on n'enferme pas les gens parce qu'ils sont "un peu agités". Là, je hausse le ton. Veut-il que mon père plante un couteau dans le ventre de ma mère, qu'il mette le feu à la maison, comme il menace de le faire depuis trop de jours? J'explique, je raconte les épisodes passés et, alléluia, l'alerte est déclenchée, le SAMU va débarquer. Je tends le téléphone aux gendarmes, me sens soudainement vidée d'avoir tout lâché, consciente que ce n'est pas le moment de craquer.

Je veux me rapprocher de ma mère, que je vois soudain si fragile et désœuvrée, je marche jusqu'à la pelouse et là, j'entends un cri, celui de mon père qui hurle mon prénom. L'un des gendarmes tente de le calmer, mais il ouvre la fenêtre, commence à se plaindre de ma mère et de ses supposés agissements. Je tente de le raisonner, naïvement, et il comprend, dans sa paranoïa, que je ne suis pas dans son camp. Au delà de ses hurlements et de ses insultes, ce qui me frappe le plus, c'est son regard. Ses yeux ronds, noirs de colère et teintés d'animalité, où se lisent rage et fureur. Les yeux d'un fou.

Je m'éloigne de son champ de vision mais il continue de monter en pression, enfermé comme un animal en cage dans son salon. L'ambulance et le médecin arrivent et après un rapide topo, le verdict tombe: il va être hospitalisé sous contrainte, décision actée par le médecin lui-même. "Une piqûre et on l'emmène". Sauf que les murs sont fins et qu'on l'entend gémir, hurler, jurer, pleurer longuement dans une plainte déchirante. "Ce n'est pas mon papa, ce n'est pas mon papa" songe la petite fille en moi qui a envie de se protéger. 

Ma mère essaie, elle aussi, de le faire, me dit: "ne pleure pas, ma chérie". Elle est si courageuse. Elle en a tellement bavé, a serré si fort les dents depuis des mois... Et la voilà réduite, comme moi, à se cacher dans la cuisine pour éviter toute interaction, tant un regard sur nous le fait vriller. Comme si une part de lucidité s'infiltrait dans les tréfonds de la folie.

Il nous a insultées une dernière fois, ma soeur -pourtant absente!-et moi-même, avant que l'ambulance démarre vite pour rejoindre les urgences. Le palpitant en feu, les larmes au bord des yeux, la bouche sèche, on s'est regardé, ma mère et moi, sans vraiment comprendre ce qui venait de se passer.

Le ciel s'était assombri, les arbres laissaient échapper des glands par centaines, le silence était revenu. Cette vision si récurrente, celle de mon papa nous balançant dans les vagues de l'océan, m'est soudain apparue, comme un nouveau coup de poignard dans le cœur.

Ce papa de l'enfance, forcément idéalisé, je continuais de le côtoyer il y a encore peu, par bribes réconfortantes. Je m'y accrochais, j'en avais besoin et mon père lui-même semblait par moment se laisser happer par ce bonheur passé. Aujourd'hui, il n'y avait plus que folie et fureur, angoisse et souffrance. Et pas de bouée pour se rattraper.