En m'allongeant sur la table, une dernière fois, j'ai vu défiler ces deux derniers mois, en listant les faits marquants (à mon échelle, on est d'accord, ça ne révolutionne pas le monde ni ne sauve des vies):
30 séances et autant d'aller-retours en taxi.
Une bonne vingtaine de réveils précipités pour ne pas faire attendre le dit-taxi.
Un Noël sans mon Loulou, resté à Lyon pour les Fêtes.
Un réveillon de l'An à deux.
Deux concerts, dont l'un avortés pour un malaise, qui m'a conduite à l'infirmerie du Zénith pour y vivre une scène épique (il faut voir la tête de l'infirmière qui vous demande si vous avez d'autre pathologie et à qui vous répondez en toute innocence que vous avez une tumeur cérébrale mais ça va, hein, parce que vous êtes en radiothérapie). Ah oui, le concert, c'était Grand Corps Malade. Ca ne s'invente pas.
Une conclusion philosophique de mon Loulou, à qui j'ai raconté cette histoire: "Moralité, mieux vaut soigner son cancer qu'aller à un concert" (il a toujours eu un humour très particulier).
Cinq kilos pris (enfin, depuis mon arrêt en septembre) (mais quand même) (on adore).
Trois heures de vélo d'appartement (je viens de reprendre, rapport à la ligne précédente).
Vingt-cinq heures, tout au plus, de marche, parfois raccourcies par la pluie (d'où le vélo, pour se bouger, mais au chaud), le manque de courage ou l'asthénie surpuissante. Le sentiment de fatigue ressentie s'avère incroyable, vous tombant dessus comme le ferait un lourd manteau de métal sur des épaules en papier mâché.
Deux séances de magnétisme, une bonne quinzaine chez le kiné (merci les bras encore un peu en carton...)
Trois séances de cinéma. Quatre apéros en comité très restreint (OK, en tête à tête, on n'était pas sur de grosses fiestas). Cinq ou six déjeuners au restaurant. Des repas familiaux et une session shopping, abrégée par cette sensation d'ébriété qui ne me quitte pas.
Une bonne cinquantaine de siestes. Matin, début d'après-midi ou soir, dans ce domaine, je ne suis pas sectaire.
Une seule insomnie.
Vingt-six séances de méditation sur "Petit Bambou", m'indique l'application.
Une vingtaine de BD et six romans, principalement lus dans les salles d'attente. Ce qui a provoqué la réaction étonnée de la radiothérapeute ce matin. "Vous lisez "le Lambeau" alors que vous êtes en centre de cancérologie en ce moment?". Oui. J'adore les drames, surtout quand c'est bien écrit, à l'instar de l'oeuvre de Philippe Lançon, rescapé de l'attentat contre Charlie-Hebdo. Et puis, ça permet de relativiser, soyons honnête.
Je dois aussi énumérer un miracle, quand ma diplopie m'a lâchée le 24 décembre, comme un joli cadeau de Noël. Je vois presque normalement, c'est énorme.
Je ne peux passer sous silence les dizaines d'heures à écouter les vies des autres, à raconter, aussi, la mienne, dans les taxis, oui, mais surtout au téléphone avec les amis, avachie sur le canapé et enveloppée de mon plaid.
... Avachie sur le canapé et enveloppée de mon plaid : Voilà, on arrive aux trucs moyennement glorieux. Autant vous dire que ma dignité s'est fait régulièrement la malle, ces deux derniers mois, notamment quand je suis restée tout ce temps scotchée devant Netflix, dans un état comateux avancé, ou à scroller trop souvent et sans plus aucun signe encéphalique réel sur Instagram et Facebook.
Je ne suis pas tellement plus fière de cette dénonciation pour pratique cavalière du chauffeur sous l'emprise de Skyrock (oui, j'ai fini par signaler le comportement douteux du monsieur, un peu gênée mais finalement soulagée).
Mon orgueil ne remonte pas plus en évoquant le ticket que j'ai avec un ambulancier, celui qui m'a transportée le plus souvent - mais dont le profil s'avère loin du mari riche que je recherche pour que je saisisse l'opportunité de mettre fin à mon célibat.
Je suis snob? Non, même pas, croyez-moi.
Au delà des chiffres, sur cette table, m'est venue cette sensation unique d'avoir laissé s'installer le silence. Pas de musique ni de son pour me relaxer? No stress. Moi qui ne jurais que par la voix suave de mon Cédric Michel pour surmonter ma réelle claustrophobie (je vous rappelle qu'on est attaché à la table par ce masque oppressant, durant les séances), j'ai senti l'appréhension initiale du masque disparaître, comme par magie. Plus étonnant encore, je me suis surprise à apprécier ces moments sans aucun bruit, à l'hôpital comme à la maison, dans laquelle je perçois désormais le cliquetis de la chaudière, pourtant discret, tant le silence a envahi mon espace et mon quotidien.
J'ai même délaissé la radio, que je branchais souvent en continu, auparavant, désormais heureuse d'entendre ces petits riens, que je n'imagine plus comme autant de signes de tristesse ou de solitude, mais comme l'occasion d'éprouver des sensations autres. De réaliser qu'une vie remplie ne rime pas forcément avec de l'agitation ou du bruit.
Je me sens comme libérée, comme consciente de ce lent mouvement vers un autre moi.
Mon corps, mon esprit aussi, ont lâché prise. Enfin. Je vais pouvoir encadrer mon trophée, ce joli masque façon Freddy Kruger, en espérant qu'il prenne indéfiniment la poussière parce que c'est pas tout ça, mais j'ai une nouvelle vie à mener, maintenant, délestée en partie d'Abricotine.
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