Vendredi matin, 7h du mat', le nez dans ma crème citron (c'est une image, je vous rassure), je me suis dit que je ferais bien d'aller me recoucher. J'avais lutté, mais la crève l'avait emporté sur ma résistance. Sans cette tarte au citron à préparer, j'aurais pris un peu de rab sous la couette, rien que pour reprendre quelques forces.
Car j'avais deux rendez-vous qui me tenaient à cœur, ce jour-là, extrêmement importants pour la suite des opérations. L'après-midi, j'allais à la chambre des métiers faire mumuse avec les chiffres pour déterminer mon prévisionnel. Le truc un peu sérieux, vous voyez le genre, où il vaut mieux être en forme.
Ce qui n'était pas mon cas, vous l'aurez compris.
Pas le choix.
Il restait donc le rendez-vous matinal. Y renoncer? L'idée a traversé deux secondes mon esprit embrumé mais un je ne sais quoi m'a poussé à maintenir mon programme.
Peut-être l'idée d'aller, enfin, rejoindre les rangs de la cuisine partagée, cette structure nantaise qui permet de travailler dans un vrai labo à plusieurs.
Là,
le pilou spirit qui revient parfois a tenté une incursion envoûtante en me proposant le chemin confortable de la couette. J'ai dit, "non non, j'y vais, ce sera une question d'une heure, et puis d'abord, je t'ai pas sonné, monsieur pilou."
...
Le pire, c'est que je n'avais pas de fièvre (je m'inquiète, parfois, quand même, sur l'état de mes neurones) (bref).
Donc, ma crève, mon regard de zombie et mes mouchoirs, nous sommes partis.
J'ai pensé que ça risquait de faire beaucoup de monde, mais j'imaginais aussi que, dans leur grande bienséance, mes hôtes accepteraient de prendre tout le pack.
En arrivant, j'ai eu comme un doute. La réunion avait déjà commencé alors que j'étais ponctuelle... Avais-je loupé un épisode?
Catherine, la responsable du lieu, m'accueillait chaleureusement, m'expliquant que la réunion prévue ne commencerait qu'une heure plus tard, mais que là, y'avait des gens qui faisaient un tour de France.
Un tour de France? Intriguée, je rejoignais le groupe, jouant à la petite souris pour ne pas interrompre la discussion. Raté. Vous voyez, ces personnes vous saluent en vous voyant. Oui, ils sont du genre courtois et avenant.
J'ai plus toujours l'habitude, je vous avoue, alors ça m'a fait bizarre.
S'en est suivi un tour de table et l'occasion de mieux connaître chacun de ces êtres autour de la table. Il y avait donc Catherine, mais aussi Frédéric, son frère -lui-même fondateur du projet de cuisine partagée - Caroline, jeune entrepreneuse dynamique et créatrice de granolas-qu'ils-sont-trop-bons. Et, en face, le stylo à la main, un couple, la soixantaine dynamique, dont la tenue de randonneurs m'a quelque peu interpellée.
Je ne savais pas alors qu'Anne et Patrick parcouraient les régions de France à pied. Et que c'est forcément plus pratique en veste Quechua qu'en tailleur ou costard, on est d'accord.
Après nous avoir écouté attentivement, ils nous ont expliqué leur démarche. Ce couple d'entrepreneurs a eu une drôle d'idée: parler de l'humain dans l'entreprise. Prendre ce facteur en compte et décortiquer le fonctionnement de tout ça.
Lui venait des "sciences dures", comme il s'en amuse, elle, silhouette à la fois frêle et tonique, s'était déjà attachée depuis un moment à l'être humain dans le monde du travail. Conscients des changements de paradigme (
special tribute to Albert, dont c'était le mot favori. Mais je m'égare), ils ont eu envie de comprendre comment marchait la coopération entre les êtres.
Et c'est ainsi qu'ils ont décidé de partir un mois plein, trois fois par an, dans diverses régions de France, afin de rencontrer les citoyens, entreprises et acteurs de cette fameuse coopération, pour, ensuite, en définir les ressorts communs.
Là, j'ai cherché la caméra. On serait pas en plein épisode II de
Demain, là?
Histoire de pimenter la chose, Anne et Patrick ont choisi de réaliser ce parcours à pied, privilégiant ainsi la lenteur pour mieux assimiler la tonne de données qu'ils sont en train d'amasser. Voilà comment est né, le 1er mai 2015, "l'observatoire de l'implicite", lui même produit de
l'institut des territoires coopératifs, lui-même, fruit de l'imagination d'Inovane... la boîte de nos aventuriers.
En mars, ils ont entamé leur marche par les Pays de la Loire et c'est ainsi qu'ils sont arrivés à Nantes, dans ce quartier, pour écouter les acteurs de cette belle aventure qu'est la cuisine partagée, où les jeunes entrepreneurs de la restauration viennent fabriquer leur production. Mais pas que.
Le truc magique, qui a même relégué ma crève au rayon des "on verra plus tard", c'est qu'ils ont su réveiller en nous l'introspection nécessaire à tout projet. Car, après tout, dans un monde où le burn out devient monnaie courante, où la maltraitance de certains employés semble normale, où une scrogneugneu de banquière ose vous dire que lorsqu'on a un CDI, on s'accroche (si, si, une telle femme existe et a osé. Je ne m'en suis toujours pas remise), bref, dans un monde où la chair est souvent considérée comme faible, qu' est-ce qui pousse certains êtres à aller chercher, plus qu'une activité, un lien avec les autres?
Alors, on a parlé, chacun, de la raison d'être de notre projet, de notre objectif, de notre motivation profonde, des critères de réussite, de nos valeurs et croyances. Je me suis entendue dire que je voulais "inventer ma vie." Que je voulais favoriser l'être au faire, rester fidèle à mes convictions. Avant d'ajouter que, plus que jamais, le plaisir et le partage étaient mes moteurs et que la cuisine et la pâtisserie constituaient un (beau) prétexte à l'échange.
J'ai pu me livrer ainsi sans craindre les habituelles réflexions, les regards perplexes de certains esprits bien rationnels qui ne voient en mon aventure qu'une utopie de plus, dans un monde qui n'aurait pas besoin de rêver.
J'ai senti en moi tellement d'émulation que je suis repartie de là avec une énergie inimaginable au vu de mon état larvesque du matin.
Autant vous dire que pour les détails techniques de la location du lieu, je suis repartie quasi bredouille. J'étais venue voir de l'inox... j'ai vu de la chair.
Peu importe. Et au contraire, même. Vous savez quoi? Je crois que le ressort de la coopération, c'est le supplément d'âme que l'on peut mettre dans sa vie professionnelle.
Ou dans sa vie tout court, d'ailleurs.
PS: Anne et Patrick me pardonneront, j'espère, les raccourcis que j'ai osés quant à leur initiative, bien plus complexe et enrichissante que peuvent le laisser supposer ces quelques lignes. Vous pouvez suivre nos deux marcheurs ICI. Et l'arroseur étant souvent arrosé, si vous doutiez de mon état de zombie, voyez LA (où il faut savoir faire taire son ego, parfois).