"- Bonjour Madame!"
Ses yeux clairs lui jouent des tours.
"- C'est Colette?"
Ses oreilles l'ont un peu lâchée.
Finalement, elle me reconnaît. Elle tâtonne, frôle mon bras. Loin d'avoir perdu de sa force, son toucher semble renforcé par les années, comme pour compenser les pertes du temps. Idem pour le goût, si j'en crois, quelques minutes plus tard, sa mine réjouie, la lèvre parsemée de meringue blanche.
Ma grand-mère a fait quelques jaloux, avec sa part de tarte au citron, hier, disant à qui voulait l'entendre que sa petite-fille était passée la voir.
Oh, pas de quoi la ramener, hein. Je ne vais pas régulièrement la voir, dans sa maison de retraite. Ce n'est pas très loin de chez moi, je sais combien ça lui fait plaisir. Mais j'ai toujours l'image de cette grande salle où certains semblent n'attendre que la mort, voûtés sur leur siège. Je pense aussi à ma frustration de ne pouvoir vraiment converser avec ma grand-mère, du fait de son ouïe défaillante.
Pourtant, à chaque fois que j'en repars, je me fais la promesse de revenir plus souvent. Je vois comme ça la touche, qu'on prenne un peu de notre temps pour lui accorder un moment précieux.
On s'installe dans le salon et je l'écoute. J'aimerais lui poser un tas de questions, d'autant qu'elle a dévoilé depuis quelques années une véritable mémoire d'éléphant. Mais, bon, surdité oblige, c'est un peu Professeur Tournesol, parfois. Je lui parle de l'homme, elle me demande:
"C'est dix ans, hein, qu'il a, c'est bien ça?"
...
Ok, elle pense à Loulou. Alors, je lui parle de lui, de l'école, de ses progrès...
"Et ça se passe bien, à son travail?"
...
Pour autant, elle a toute sa tête. Elle se réjouit de mes joues de nouveau rondes (signe de bonne santé, forcément, chez elle...) mais s'inquiète un peu:
"- Mais alors, tu n'as pas de travail..." dit-elle en fronçant les sourcils.
Je lui explique que je commence une formation et que, ensuite, j'aurai un travail, et que c'est plutôt bien, tout ça.
"Ah oui..."
...
"Mais quand même, tu n'as pas de travail..."
Je n'insiste pas, je comprends qu'elle puisse avoir du mal à partager mon enthousiasme. Pas besoin d'être une mamie, d'ailleurs, pour s'interroger sur une telle situation, vu de l'extérieur.
Nous sortons. Elle s'appuie sur son déambulateur et ses jambes la font un peu souffrir. Mais une fois encore, là-haut, tout va bien. Elle me parle de la famille, de la petite bourgade où elle était réfugiée, pendant la guerre, de mon grand-père, Joseph, et tout est clair. Elle savoure sa chance, je crois. En face du bâtiment consacré aux Alzheimer, elle s'inquiète de ces personnes, parfois plus jeunes qu'elles, qui ont perdu la boule, qui crient - elle les imite, en tordant sa bouche - et qui sont condamnées à rester dans ces quelques mètres carrés.
"Pour eux, c'est comme la prison".
Elle dit ça alors que nous avons quitté notre place au soleil, sur le banc où les doux rayons nous caressaient le visage. Je me dis qu'on fait juste le tour de la maison de retraite, et que ça se résume à... une centaine de mètres, cent cinquante, peut-être. Pas de quoi sentir un grand vent de liberté, entourées de ce grillage vert. Mais ma grand-mère, elle, n'est pas en prison. Elle se sent libre de respirer, de penser, d'accoster un monsieur ("Il mange avec moi, il est gentil", me confie-t-elle d'un air mutin), de faire la moue quand une vieille dame passe devant nous.
"Je l'aime pas trop, elle... C'est une pimbêche."
Mamie a 98 ans. Elle me fait penser à une enfant, parfois. Surtout quand elle me prend le bras et me dit, candide:
"Tu te rends compte, j'aurai 98 ans et demi en mai."
Elle a raison, ma mamie. Si, à bientôt 40 ans, on évite de se faire du mal avec les mois qui passent, il arrive un âge où un tel détail, ça compte.
C'est super touchant ces quelques mots concernant la mamie. Nous te remercions pour ces belles phrases. . C'est tout à fait elle, et nous la retrouvons à travers ces quelques lignes. Pour la mémoire, tout à fait, la semaine dernière elle nous a donné les numéros de téléphone de la famille qu'elle n'utilise plus depuis 2 ans. On t'embrasse sans oublier Cassandre.
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