lundi 23 mars 2020

Nous sommes de la chair à canon

Jusqu'à hier soir, entre impuissance (celle de ne rien pouvoir faire) et délivrance (celle de pouvoir rester confinée et protéger ainsi tout le monde), je restais finalement assez philosophe. Situation inédite pour tout le monde, un message de notre planète, le soulagement d'être en vie et d'avoir des proches également non touchés (enfin, sans compter une très mauvaise nouvelle, liée à une autre maladie cette semaine)... Rester à la maison en attendant, c'était jouable. Franchement, avoir le temps de préparer son travail - ses cartes, ses cours et ses recettes - pour l'après relevait du luxe.

Juste avant de me coucher, j'ai fait l'erreur d'aller sur Facebook. Pour y lire un courrier abject de la DIRECCTE :
"Trop d'entreprises ferment parce qu'elles croient être obligées de le faire. Le gouvernement cherche autant que possible à préserver l'activité, à la fois pour obérer plus que nécessaire les perspectives économiques et surtout parce qu'aujourd'hui, beaucoup d'activités sont indispensables de manière plus ou moins directe pour continuer à vivre."

Et la conclusion est claire: "l'arrêt est l'exception, pas la règle."

...

Euh, comment dire? Le mot d'ordre n'est-il pas: "restez chez vous"? 186 morts enregistrés ces dernières 24 heures, dont des médecins tombés dans les services traitant le coronavirus, non, ça ne vous effraie pas?

Allez, les magasins alimentaires, les pâtisseries, les marchands d'épices, au boulot, bande de fainéasses! Allez, le BTP, fini la perspective du chômage partiel pourtant annoncée par le gouvernement la semaine passée, au boulot, bande de fainéasses!

Incohérence et cynisme absolus. Je suis écœurée, j'ai la nausée depuis ce matin.

Rouvrir alors que nous n'en sommes pas encore au pic de la pandémie? A titre personnel, j'ai voulu vérifier auprès de mon expert-comptable ce que je devais faire... sachant qu'il est hors de question pour moi d'ouvrir mon activité en plein confinement.

J'avoue, j'espérais un ton rassurant de l'expert-comptable... qui s'est montrée aussi écœurée que moi. J'ai beau avoir vu toutes mes commandes du mois et d'avril annulées, ne plus avoir de clients, si j'en écoute la logique -criminelle- de l'état, je devrais rouvrir mon entreprise. Là, maintenant, alors que les malades tombent comme des mouches.

860 morts, près de 20000 cas rien qu'en France et une pandémie qui s'étend sur toute la planète. Et nous, les artisans et commerçants, eux, les ouvriers du BTP, à qui il avait été dit que l'arrêt était légitime, devrions repartir au front?

Sommes-nous de la chair à canon, messieurs les gouvernants?

Comme les personnels soignants, comme les routiers, comme les livreurs, comme les caissiers et caissières, comme les éboueurs, comme toutes ces professions souvent mal payées et réquisitionnées, nous sommes de la chair à canon, messieurs les gouvernants. Vous qui avez pensé aux télétravailleurs - pour qui la situation n'est certainement pas simple à vivre non plus, mais qui auront un revenu à la fin du mois et qui n'ont pas à sortir -, que faites-vous du sort de ces "petites gens"? Les "sans-dents" dont parlait déjà François Hollande, devront-ils donc chaque jour espérer ne pas choper le virus ni contaminer leurs proches, au nom de la pérennité de notre système capitaliste?

Ou alors, sont-ils condamnés à mourir de leur belle mort, à savoir économique? Car, oui, j'ai le choix de ne pas ouvrir, oui ces entreprises citées ont le choix de ne pas le faire, mais elles n'auront pas d'aide de l'état. Or, comment font-elles pour verser leur salaire aux employés, avec une activité plus que réduite? Comment font-elles pour travailler, sans clients ni commandes ? Car, oui, qui a besoin absolument d'un Royal, hein? Qui va fêter son anniversaire et réunir toute sa famille, autrement que par caméra interposée, hein? Qui a besoin d'un traiteur là, pour concocter un buffet, hein?

Vous savez quoi, j'en ai marre. Marre. Cela fait quatre ans que j'ai lancé mon entreprise, petite au départ, devenue SARL - comme les grands - depuis. Cela fait quatre ans que je paye pour les autres et, s'il me reste quelque chose à la fin du mois, je peux toucher un peu les dividendes de mon travail. Je ne veux pas jouer Cosette. J'ai choisi. Simplement, cela fait quatre ans que je travaille entre 50 et 100 heures par semaine (non, je ne suis pas mytho), certains mois sept jours sur sept. J'ai travaillé avec la grippe (j'avais un masque, à l'époque!), j'ai travaillé avec une fracture du péroné et une entorse au doigt. J'ai fait des nuits blanches, j'ai marché comme un zombie, j'ai fini par trouver normal d'avoir le teint pâle et les traits tirés en permanence et de ne plus voir personne, de m'endormir si j'avais le malheur de m'asseoir trois secondes sur une chaise. J'ai eu quatre tendinites, une à chaque poignet et aux coudes - et je n'en suis pas encore sortie. Tout ça pour quoi?

...

Alors, oui, vous allez me dire, tu as de la chance de vivre de ta passion, tu fais ce que tu aimes, tu as une forme de liberté, tu pars même en vacances avec ton loulou l'été, tu es dans l'échange et la bonne humeur au quotidien, tu donnes du bonheur aux autres, tu as la fierté d'avoir donné vie à ton bébé et d'avoir créé un truc qui te ressemble, tu vis!

Oui, tout ça, c'est vrai. Mais rester la vache à lait de l'état, non, ça suffit. J'ai souvent trouvé les revendications des gilets jaunes excessives. Moi, je n'ai jamais bossé 35 heures par semaine. Je n'ai jamais rechigné à la tâche. J'ai trouvé que les Français se plaignaient parfois la bouche ouverte pendant que nous, artisans, continuions de bosser en fermant notre gueule. Mais là, ça suffit. Devenir de la chair à canon pour sauver une économie française qui nous taxe constamment, non.

C'est facile d'écrire cela derrière son ordi, on est d'accord. Pour le moment, je n'ai pas d'autre moyen d'expression, car je tiens à respecter le confinement. Car oui, le gouvernement, dans son cynisme implacable, a annoncé ce soir de nouvelles mesures répressives à l'encontre de ceux qui ne respecteraient pas les règles de bonne conduite. Eh bien, vous savez quoi? Comme je suis une bonne élève, je suivrai à la lettre ces consignes.

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